icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Éternel recommencement

Charles Denoé est un des plus gros fermiers de Sainte-Anne-du-Leu, cette com­mune du Haut-Bourbonnais où la polyculture se marie harmonieusement avec l'élevage. S'il a conservé la tradition d'une exploitation quasiment autarcique, il n'a pas fait fi, loin s'en faut, des progrès technologiques de son siècle. Les semences sont contrôlées scientifiquement. Les vaches sont inséminées grâce à la banque de sperme des meilleurs reproducteurs – ce qui ne l'a pas empêché de garder un taureau... nostalgie quand tu nous tiens. Les travaux sont exécutés au moyen de machines motorisées les plus modernes – pourtant, au fond du pré de la Saugeaie, batifolent Frison, le bon percheron, une jument, deux poulains. Il produit ses œufs, ses fromages de chèvre, ses carottes... mais son congélateur est bien garni, y compris de produits exotiques. Sa femme, Claudine, est restée mince et coquette, telle qu'il l'a connue à la fête de Veyras-les-Châteaux, il y a déjà 17 ans. Il faut dire qu'elle est plutôt une gestionnaire qu'une fermière telle qu'on la concevait naguère. Leurs trois enfants, 15, 13 et 12 ans font des études très convenables, l'aîné étant déjà au Lycée Agricole de Veyras.

Charles se dit tout cela avec joie et fierté, en ce jour de septembre où le week-end a réuni toute la famille. Avant de passer à table, on suit, tous ensemble, les infor­mations à la télé. Et c'est ainsi que tout a commencé....

Parmi les informations générales, l'une d'elles attire pas mal de commentaires: un des responsables du sous-secrétariat d'Etat aux Risques Majeurs annonce que des observations concordantes tendent à prouver qu'un objet céleste, encore mal défini, a quitté la zone d'attraction de la planète Carfia et semble se diriger vers la Terre. Carfia, c'est cette petite planète découverte depuis quelques années seule­ment par une équipe très internationale composée de Chinois, Américains, Russes, Français, Italiens et Anglais, d'où son nom. Dix fois plus petite que la Terre, située au delà de Mars, souvent occultée par elle d'ailleurs, elle a parfois intrigué les astronomes qui ont cru y déceler des signes de la vie telle qu'on la conçoit chez nous. Et voilà que quelque chose s'en échappait.

– Bah ! Ce ne sont pas les premières météorites qui tomberont sur la Terre. Depuis qu'on sait d'où ça vient, personne n'y fait plus attention....

– Et puis, l'Univers est grand et la cible Terre bien petite.

– Oui mais... et si c'était un engin intelligent et guidé ?

– Ou bien une masse énorme qui risque de causer une catastrophe ?

– Mais non, mais non ! Rappelez-vous, il y a 3 ans, déjà, on nous avait annoncé une collision... qui n'a pas eu lieu.

Et l'on passe à table. A peine installés, les deux chiens se mettent à aboyer furieusement. Presque aussitôt, des coups sont frappés à la porte. Didier se pré­cipite pour ouvrir : dans l'encadrement, deux créatures étranges dont l'une, tout de suite et très vite, se met à parler.

– S'il vous plaît, n'ayez pas peur. Nous sommes amis. Nous sommes des Carfiens, oui, des habitants de la planète que vous avez baptisée Carfia. Voyez, nous vous ressemblons un peu. Nous sommes plus grands légèrement et plus fluets, c'est vrai, et nous avons conservé une queue ; une belle queue solide qui nous permet de nous reposer sans avoir à nous asseoir. Nos bras sont plus petits que les vôtres, et nous n'avons que quatre doigts. Mais, comme vous, nous avons un cer­veau bien développé et notre civilisation, sur Carfia, n'a rien à envier à la vôtre. D'ailleurs, voyez, nous sommes même en avance puisque nous avons pu atterrir chez vous et, depuis longtemps déjà, nous vous avons observés suffisamment de près pour apprendre votre langue. Je suis spécialiste en français, mais nous avons des linguistes pour tous les pays de votre planète, et moi-même je parle cinq autres langues. Excusez notre costume : votre atmosphère est un peu différente de la nô­tre et nous devons nous protéger, d'où cette combinaison étanche.

La famille Denoé est interloquée, sceptique, curieuse, à moitié conquise.

– Venez jeter un coup d'œil dehors. Voilà notre véhicule : Terra 5.

Dans l'ouche jouxtant l'étable, une immense construction, en matériau brillant, repose là où il n'y avait rien tout à l'heure. De forme oblongue, d'une vingtaine de mètres de long, elle est ceinturée de deux étages de hublots qui courent tout autour ; découpée dans son flanc, une porte basculante est venue s'appuyer au sol pour former un plan incliné. C'est attirant et angoissant à la fois. On dirait un monstre au repos.

– Mais l'heure n'est pas au bavardage. Un grand danger vous menace et nous devons prendre de graves décisions. Avez-vous entendu parler de cette masse de matière cosmique qui se dirige vers la Terre ? C'est, hélas, le résultat d'une erreur de nos savants. Ils avaient placé en orbite autour de Carfia, un très gros satellite d'expérimentation, future station orbitale d'usinage en apesanteur. Et voilà que ce satellite a échappé à l'attraction carfienne. Dans un premier temps, nos savants ont tenté de le détruire. L'explosion n'a fait que le désarticuler, sans l'anéantir. C'est maintenant un magma de pièces informes qui, par malheur, a pris la direction de la Terre. Se désagrégera-t-il complètement d'ici-là ? Peut-être. Evitera-t-il la Terre ? C'est aussi une possibilité. Mais la plus grande probabilité est qu'il passe suffisamment près pour être pris par l'attraction terrestre et qu'il pénètre dans votre atmosphère. Que se passera-t-il alors ? Nous ne le savons pas, mais nous envisa­geons le pire. Les matériaux qui composent ce satellite n'ont pas été testés dans une atmosphère terrestre. Nous craignons fort une réaction engendrant une fission nucléaire : des milliers de bombes atomiques vous menacent.

Les Denoé sont horrifiés, incrédules, révoltés. Ils vocifèrent, ricanent, se lamentent. Le Carfien reprend la parole :

– Voilà ce que je vous propose : je peux vous prendre dans Terra 5 et vous emporter hors de l'atmosphère terrestre, le temps de voir venir. Si tout se passe bien, je vous ramènerai ici ; simplement. Si le cataclysme que j'appréhende a lieu, alors je vous propose de vous emmener sur Carfia. Les conditions de vie sont quel­que peu différentes des vôtres, mais je suis sûr que l'adaptation nécessaire est dans vos possibilités et que vous pouvez créer une colonie terrienne florissante. Décidez-vous vite ; c'est une question d'heures. Je suis en rapport constant avec nos savants. Dans une heure, je repars, avec ou sans vous !

A ce moment, la télé, qui est restée branchée, interrompt ses émissions pour une communication importante : on demande à chacun de prendre les précautions maximum prévues en cas de cataclysme ; il est recommandé de se rendre, dans la mesure du possible, dans les abris antiatomiques existants. On indique que le Chef de l'Etat a déjà rejoint le sien...

Moment de panique. Alors oui, il faut faire confiance à ce Carfien. Mais on ne peut pas abandonner les voisins. Le Carfien est d'accord. Il y a deux autres familles dans le hameau. On va les quérir très vite et Charles explique la situation. Seul le grand-père Guérin refuse de quitter sa maison. « J'y ai passé toute ma vie… » Chacun fait sa valise en vitesse et se présente à la porte du véhicule.

– Voyez, explique le Carfien, vous aurez toute cette partie là pour vous. Nous y avons recréé l'atmosphère terrestre. Vous n'aurez pas de problème. C'est tout l'ar­riè­re de Terra 5 qui est ainsi réservé : un espace de plus de 35 m2, et ce sur deux étages.

Les habitants du hameau pénètrent un par un. Black et Blanche, les deux chiens des Denoé les accompagnent de leurs abois tristes. « Dites, Monsieur, je peux les emmener ? demande Didier. Si tu veux. Je peux prendre aussi la minette ? », interroge la petite Anne. D'accord. Et soudain Charles s'arrête et s'adresse à leur mentor :

– Mais, dites-moi, y a-t-il des chèvres sur Carfia ? et des poules ? et des vaches ?

– Non, bien sûr. Nous avons des animaux différents, mais pas ceux-ci.

– Je pourrais peut-être en emporter un ou deux de chaque. Il y a suffisamment de place ici : un étage pour les hommes, un pour les animaux.

– Allez-y, mais faites vite.

Alors, Charles, aidé de Didier et des voisins, récupère très vite deux poules, une lapine prête à mettre bas, une chèvre et son chevreau, Jacquette, la vache, si bonne laitière ; et puis, tout d'un coup, il voit Frison qui a tant promené ses enfants sur son large dos. Dépêche-toi vite, vite Frison, entre toi aussi avec les autres.

Le Carfien n'ose pas s'interposer. Et puis, il a hâte de partir.

Ca y est. Tout est en place. La porte est relevée. Derrière le sas qui mène à l'autre partie de Terra 5, les Carfiens s'affairent. A peine une vibration. Avec un serrement de cœur, tous, le visage collé aux hublots, regardent s'éloigner leur morceau de Terre.

L'aéronef file à une vitesse incroyable et gagne les hauteurs de la stratosphère en quelques minutes. L'œil a d'abord englobé le Massif Central, puis la France, puis l'Europe ; maintenant, c'est toute l'Eurasie. Et puis voilà, la Terre n'est plus qu'une énorme boule que Terra 5 survole à distance respectable.

Quelques grésillements dans des haut-parleurs disséminés ça et là. Et la voix déjà bien connue.

– Nous sommes à environ 12 000 km de la Terre, en dehors de son atmosphère, à une distance à peu près équivalente à son diamètre. Je pense que nous sommes bien placés pour voir. Nous nous rapprocherons si c'est possible, mais nous aurons peut-être besoin de nous éloigner, au contraire. Nos savants me signalent, en effet, que les débris de notre satellite se sont considérablement écartés les uns des au­tres. Ils forment maintenant une nébuleuse de plusieurs dizaines de km de circon­fé­rence.

Chacun scrute l'espace interplanétaire. C'est le fils des Vachey qui le verra le pre­mier : comme un immense vol d'étourneaux qui passe là-bas, assez loin devant le nez de Terra 5 et qui s'approche inexorablement de la Terre.

On distingue, au-dessous de l'horizon terrestre, le halo qui marque l'atmosphère. Les premiers débris du satellite carfien vont bientôt y pénétrer. Chacun retient son souffle dans l'attente de l'explosion nucléaire prévisible. Mais non, deux, trois, dix morceaux se sont déjà enfoncés dans l'atmosphère. Mais voilà qu'ils rougeoient, qu'ils deviennent incandescents et se mettent à flamber comme un tison que l'air ravive. Et, bientôt, des dizaines de brandons enflammés descendent vers le sol. C'est la grande forêt canadienne qui reçoit les premiers ; en cette fin d'été ; elle se met tout de suite à flamber formidablement. Puis, c'est au tour des états du nord des USA et, tout d'un coup, le drame : Chicago est touché. L'incendie s'y déclenche avec une rare violence. Le bombardement de feu continue. Tout l'est de l'Amérique est un brasier. Les flammèches plongent dans la mer ; mais, loin de s'éteindre, elles semblent répandre un liquide inflammable qui couvre l'océan d'une chape ignée. De l'autre côté de l'Atlantique, c'est le Maghreb, le Sahara, l'Arabie qui sont touchés à leur tour, puis l'Océan Indien, l'Australie...

Terra 5 suit la progression diabolique et inéluctable de cette écharpe de feu qui ceinture le globe terrestre : Océan Pacifique, Amérique du Sud, Afrique de nou­veau, Moyen-Orient, Asie... Le circuit infernal continue. Durant dix jours, les débris du satellite carfien criblent la Terre d'étincelles monstrueuses. Les incendies se nourrissent les uns les autres et, enfin, la Terre n'est plus qu'une boule de feu. Les naufragés de Terra 5 sont hypnotisés et terriblement choqués.

Mais voilà qu'il leur semble que leur vision se brouille. La Terre est de moins en moins nette. C'est qu'une formidable évaporation est en cours. Des nuages, d'a­bord légers, puis de plus en plus épais, cachent la surface de la Terre. Mais les Carfiens possèdent des caméras électroniques qui percent les nuages. Des écrans de télévision permettent de continuer à suivre les événements. Et l'on voit alors que le niveau des océans commence de baisser. Espagne et Maroc ne sont plus sépa­rés ; le Golfe du Mexique, la Mer des Caraïbes forment une vaste plaine en cuvette ; des centaines d'îles nouvelles apparaissent dans l'Océan Pacifique. Et le feu continue de tout détruire.

Et puis... Et puis, sur le Golfe de Guinée, un orage éclate. La pluie se met à tomber violemment. Elle progresse sur la forêt équatoriale – enfin sur ce qu'il en reste – et commence de noyer les incendies. Petit à petit, comme le feu il y a quelques jours, la pluie gagne du terrain. Les orages se propagent de proche en proche. Les nuages, qui se sont tant chargés, déversent leur contenu. C'est la revanche de l'eau sur le feu. Elle le piétine rageusement, le traque dans tous les recoins jusqu'à l'anéantir. Elle en fait trop, même. Des torrents ruissellent de toutes les montagnes, de toutes les collines. Ils charrient des tonnes de boue et des déchets de toutes sortes. Ce que l'incendie avait laissé debout, l'inondation l'emporte.

Quarante jours. Quarante jours de trombes d'eau. Les océans ont repris leur niveau d'avant le cataclysme. Les nuages disparaissent petit à petit. Le spectacle de la Terre est pitoyable. Les Denoé, les Guérin, les Vachey pleurent.

Et le Carfien leur demande doucement :

– Alors, que faisons-nous ? Voulez-vous venir sur Carfia ?

– Non, disent les hommes.

– Non, disent les femmes.

– Non, disent les enfants.

– Retournons sur Terre. Nous rebâtirons notre bonheur.

Alors, Terra 5 met le cap sur ce qui était Sainte-Anne-de-Leu. Il se pose au sommet d'un mamelon qui fut, peut-être, la Saugeaie. La porte bascule : sur le plan incliné défilent les hommes, puis les animaux.

– On dirait le retour de l'arche de Noé, murmure Françoise Guérin.


Le retour de l'Arche de Noé.

Le retour de Charles DeNoé.

L'histoire ne serait-elle qu'un éternel recommencement, à une contrepèterie près ?

Michel GRANGER & Louis DIONNET

Inédit.
Dernière mise à jour : 23 novembre 2010.


© Michel Moutet, 2018
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES