icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Phos

L'atmosphère de ce soir d'été est étouffante. Au dehors, les arbres, immobiles, semblent figés dans une sorte de torpeur. Sous ma fenêtre, les géraniums penchent leurs têtes rouges vers la terre craquelée. Eux aussi attendent l'ondée vivifiante...

Un ciel bas, noir, tourmenté, écrase les maisons silencieuses. Pas le moindre bruit, pas le plus petit souffle d’air ! Les gens ont trouvé dans le sommeil le moyen de fuir cette grande canicule. Mon lit ne me reçoit pas comme chaque nuit. La douche que j'ai prise après dîner ne m'a procuré qu'un bien-être éphémère et déjà oublié ; les draps me gênent, entravent mes mouvements. Je me découvre avec rage mais bientôt le contact même de mon corps sur le matelas me rend moite.

Je me tourne et me retourne sur le lit ; j'appelle l'orage désespérément ; je me bouche les oreilles pour ne plus entendre le tic-tac monotone, exaspérant, de la pendule... Les heures durent, durent, interminables... La nuit me paraît ne jamais devoir finir !

Enfin l'orage éclate, assourdissant, violent.

Le tonnerre gronde, les éclairs déchirent le ciel ; une pluie torrentielle s'abat sur la ville. Ce brusque déchaînement des éléments m'emplit d'une crainte sournoise mais, finalement, cela me rassure, me détend. La contention des heures passées a été rompue, brisée par la pluie apaisante. Soulagé, je me laisse pénétrer par une agréable fraîcheur. Les choses m'apparaissent sous une tout autre nuit et elle est maintenant si magnifique. Au salon, l'horloge s'est tue. Je m'endors...

La pluie continue. Une pluie ammoniacale ! Dure, froide, elle se perd dans la végétation luxuriante. Je suis dans une immense forêt vierge et rouge ; c'est la couleur dominante de cet univers. Elle y est uniforme, comme étendue par un monstrueux pinceau, identique à un coucher de soleil sur la terre. Je marche sur un immense tapis vermeil où chaque pas me coûte un douloureux effort.

Et cette pluie qui n'arrête pas, semblant faire partie intégrante de la planète. Les gouttes denses, lourdes, grosses comme des grêlons terrestres, me fouettent le visage, s'infiltrent dans ma bouche. L'ammoniac me pique la gorge. Je marche toujours. Je me demande comment sont faits les habitants de ce monde pour supporter pareilles conditions. Phos, cinquième continent de Sirius, est bien énigmatique. J'aimerais rencontrer des Phosiens ; sont-ils évolués ? Sont-ils des géants ? Connaissent-ils d'autres planètes ? Existent-ils même ? Autant de secrets qu'il me faut percer, ne serait-ce que pour ma survie.

Survivre, c'est bien là ce qui me préoccupe le plus ; mais le pourrais-je. Déjà je sens la fatigue m'envahir et bientôt je dois m'arrêter pour souffler un peu. Je m'aperçois alors que les herbes rouges, gluantes, se collent à mes jambes, serpents sordides prêts à m'étouffer de leurs tiges flexibles. Si je veux échapper à une mort atroce, je dois continuer à avancer. Les plantes, ici, croissent à une allure presque démoniaque. Elles rampent sur le sol, s'accrochent aux arbres et semblent se perdre ensuite dans le fouillis inextricable des autres espèces végétales rouges. C'est une véritable forêt mouvante. La végétation est si abondante qu'on dirait presque des flammes pourpres naissant au ras du sol et s'élevant jusqu'à lécher le gris du ciel. Soudain, je crois discerner au sein de ce tapis écarlate de gros points noirs. Serait-ce des animaux ? Ou bien une ville pour des Phosiens minuscules ? Je parviens enfin près de ces choses sombres : ce ne sont que des champignons, de gros champignons noirs dont le chapeau est recouvert de petites taches rouges. Leur aspect est si répugnant qu'ils doivent être vénéneux. Rageusement, je marche sur l'un d'eux ; il éclate comme un fruit sec, un liquide blanc en jaillit et se répand alentour. Une nausée me courbe en deux.

Je m'éloigne rapidement. Il y a une éternité, me semble-t-il, que je marche. Vais-je devoir continuer ainsi jusqu'à l'épuisement ? Ne trouverai-je pas une sorte de clairière où je pourrai m'asseoir ? Ne rencontrerai-je personne ? La forêt est-elle la seule occupante de cette planète ?

Comme pour donner un démenti à mes sombres pensées, une rivière apparaît brusquement à ma vue. Il y coule de l'ammoniac pur ; des vapeurs blanches s'en échappent. Le contraste entre le blanc éblouissant du liquide et le rouge vif des plantes est saisissant, presque féerique.

Une drôle de peur s'insinue en moi : comment gagner l'autre bord ? Traverser cette rivière est impossible, rester immobile aussi. Devrais-je donc retourner en arrière, c'est à dire marcher vers une mort certaine dans la forêt que je viens de parcourir ? Une force inconnue m'attire soudain vers le haut. Épouvanté, je vois que mes pieds quittent le sol. Puis tout se passe très vite : une espèce de coupole volante se présente devant moi... Toujours en un mouvement ascensionnel irrésistible et mystérieux, je me retrouve à l'intérieur de cet étrange appareil, dans un sas désert. L'angoisse me noue la gorge ; pourtant je suis prêt à faire face à tout danger. Mais sans que je puisse esquisser un mouvement de repli, je suis propulsé dans une autre salle presque entièrement remplie d'appareils divers.

Devant moi se tiennent trois créatures ; suffoqué, je remarque qu'elles ont une apparence humaine. Leur regard est amical et elles sourient. Tout à coup, j'ai la sensation qu'un courant électrique me traverse le cerveau et, étonné, presque effrayé, je constate que leur langage m'est accessible :

– N'ayez aucune crainte, me fait savoir l'une d'elles, nous sommes des habitants de Phos et civilisés de surcroît. C'est ainsi que vous dites, n'est--ce pas ?

Je fais un signe affirmatif de la tête mais déjà le Phosien reprend :

– Nous possédons une grande supériorité sur vous puisque nous sommes télépathes. Nous connaissons parfaitement votre civilisation. Mon nom est Pfys et je suis très heureux de vous rencontrer Monsieur Jean Alban (j'ai oublié en effet de préciser que, sur Terre, c'est mon nom usuel).

J'arrive laborieusement à articuler :

– Mais où m'emmenez-vous à présent ? Que comptez-vous faire de moi ?

– Nous allons dans notre coupole-mère.

Devant mon air ahuri, Pfys poursuit :

– Pour nous, c'est l'équivalent d'une de vos villes. Il y en a une dizaine sur Phos et chacune abrite environ 40 000 Phosiens.

Tandis que Pfys parle, l'hélicoupole repart. Elle avance silencieusement à une vingtaine de mètres au dessus du sol. Les trois Phosiens se désintéressent alors complètement de moi ; ils s'affairent devant leurs appareils. A nouveau, le silence m'entoure, un silence inquiétant !

Pour fuir l'appréhension qui me gagne, je m'approche du hublot : au dessous de l'engin, où défile toujours la même forêt ; elle me fait songer à un être vivant, fourbe, rampant, qui s'infiltre partout, quelqu'un de cruel et malveillant. Ce paysage n'est pas fait pour soulager mes craintes. Je m'apprête à abandonner mon poste d'observation quand une sorte de demi-sphère, énorme, d'un blanc délavé, émerge au dessus des brumes ammoniacales.

– C'est la coupole-mère, m'apprend Pfys, devançant ma demande. C'est là que nous nous rendons.

Le petit vaisseau volant s'en approche à une grande vitesse. On pourrait croire qu'il va s'écraser contre cette masse métallique, mais une trappe s'ouvre brusquement ; l'appareil poursuit sa course en s'engouffrant dans un long tunnel sombre qui va en s'élargissant et en s'éclairant. L'héli--coupole s'arrête.

– Nous voici rendus, annonce Pfys en m'invitant à descendre.

Je me retrouve sur un vaste plan où stationnent une multitude d'astronefs : c'est l'aérogare de la coupole-mère.

– Je suis désolé, signale Pfys, mais vous allez devoir vous prêter aux formalités d'usage. Chaque fois qu'un Phosien apporte un étranger, il doit aussitôt le conduire au Bureau de l'Expansion Stellaire afin de le ficher sur cerveau électronique et de déterminer son quotient intellectuel.

J'ai la désagréable impression d'être un objet trouvé ! Mais comment pourrais-je déroger à cet usage ? Résigné, je suis Pfys jusque dans une grande salle où plusieurs Phosiens me réceptionnent. Ils me coiffent d'un casque, placent des électrodes sur différentes parties de mon corps. Une étincelle jaillit, une forte commotion m'ébranle ; tout se passe très vite cependant et on me libère bientôt. Ma carte d'identité est établie !

Un Phosien s'approche de Pfys et lui dit :

– Vous pouvez reprendre cet étranger. C’est une très bonne chose pour vous de l'avoir déniché, vous allez avoir certainement de l'avancement. Son quotient intellectuel est élevé, presque égal au nôtre. Nous allons le traiter comme tous nos hôtes étrangers de valeur. Faites lui connaître la culture phosienne et conduisez-le au temple de Myth. Demain nous procéderons à la grande cérémonie de l'Echange.

Pfys prononce quelques formules de civilité et m'engage à le suivre. Nous empruntons un trottoir roulant qui va nous guider dans notre visite. De nombreux Phosiens sont là ; la nouvelle de mon arrivée s'est répandue rapidement et ils me lorgnent tous avec curiosité. Ils ont l'air bien inoffensif mais ils ont, au fond du regard, quelque chose qui me met mal à l'aise. Sans se préoccuper de l'intérêt que me portent ses compatriotes, Pfys m'explique comment est organisée leur ville :

– A chaque carrefour se trouvent des trottoirs annexes ; ils permettent de changer de direction et, comme ils se croisent sur plusieurs plans, l'accès à tous les endroits de la coupole est possible. Quant à l'éclairage ressemblant à votre lumière solaire, il est produit par des arcs au xénon.

Je suis sincèrement impressionné par la perfection de cette organisation. Pourtant, ce qui retient le plus mon attention, ce sont les habitations : leur forme est élancée, harmonieuse, conique le plus souvent. Je m'apprête à demander à Pfys quel est le métal dont ils se servent pour la construction de telles demeures, lorsqu'il me fait remarquer les petites voitures multicolores qui passent au dessus de nos têtes :

– Ce sont, pour la plupart, des voitures à turbines, m'informe-t-il ; elles sont guidées par des courants magnétiques suspendus. De plus, elles sont équipées d'un système anticollision à base de pare-chocs électrostatiques. Comme vous pouvez le constater, certaines sont vertes : ce sont des hélitaxis ; d'autres sont bleues : ce sont des aérobus.

Tout en devisant ainsi, nous sommes arrivés jusqu'à l'édifice le plus grand de la coupole. Il occupe le centre de la ville et, de toute évidence, représente le cœur de la vie phosienne. Surmonté d'une tour conique qui s'élance vers le sommet de la coupole, l'ensemble est sobre et pourtant il s'en dégage une atmosphère de grandeur, de puissance, d'orgueil.

– Cette tour est la flèche de Myth, notre plus grand savant ; c'est là que je dois vous conduire ; vous allez pouvoir vous reposer.

Nous parvenons justement au pied de l'édifice, lequel ne possède aucune porte. Pfys rit doucement de ma surprise :

– Depuis que Myth a découvert les courants polydimensionnels, nous n'avons plus besoin d'ouvertures extérieures. C'est grâce à une des propriétés de la 5ème dimension que nous pénétrons dans le bâtiment. Constatez par vous-même !

Pfys m'installe alors dans une sorte de cage en verre transparent ; il appuie sur un bouton et aussitôt, nous sommes à l'intérieur de la tour. Tout y est calme ; apparemment, nous sommes seuls dans la pièce où nous avons été téléportés.

– Nous voici dans la partie la plus haute de la tour ; on l'appelle la Salle de l'Echange. Au-dessous de nous vivent quelques Phosiens : ce sont vos serviteurs. Si vous désirez quelque chose, appuyez sur ce bouton, ils accourent.

– Maintenant, je vais vous laisser vous reposer. A demain.

Pfys prend ainsi congé de moi. Je suis fourbu et, pourtant, je voudrais bien être loin d'ici ; cet endroit est lugubre, trop vaste avec ce lit en plein milieu. Décidément, je ne me sens guère rassuré : malgré leur apparente civilité, les Phosiens présentent dans leur attitude un côté peu rassurant.

Mais c'est là certainement un effet de mon imagination... S'ils me voulaient vraiment du mal, ils ne m'auraient pas amené jusqu'ici et offert l'hospitalité. A peine moins anxieux, je m'allonge sur le lit et m'endors.

Encore plongé dans une semi-inconscience, je renoue peu à peu avec la réalité lorsque j'ai la désagréable sensation d'être surveillé. J'ouvre brusquement les yeux : d'innombrables Phosiens font cercle autour de moi. Ils me dévisagent sans mot dire : que font-ils, que me veulent-ils ? Toutes mes craintes de la veille me reviennent, mais est-ce bien depuis hier que je dors ?

Pfys s'approche de moi et m'explique :

– Nous allons procéder à la cérémonie de l'Echange. Je vous demande de rester calme et surtout de ne pas bouger.

Et un manège hallucinant commence !

Les uns derrière les autres, les Phosiens passent devant moi. Chacun pose sa main sur mon front un bref instant. Que signifie ce cortège absurde ? Pfys m'observe en souriant ; va-t-il m'apprendre le pourquoi de cette procession ?

Je veux me lever. En vain ; je me sens paralysé, cloué sur ce lit par la science diabolique des Phosiens. Horrifié, je vois une énorme cloche qui se détache du sommet de la voûte. Elle descend sur moi lentement, lentement...

Et les Phosiens défilent à mes côtés interminablement ; je sens le contact de leurs mains sur mon front... Pfys me fixe toujours avec le même sourire... La cloche m'atteindra bientôt... Non, elle s'arrête... Tout est silencieux ! Un silence figé, angoissant...

Vais-je donc être écrasé sans n'avoir rien tenté pour me libérer ? Sans avoir même réalisé la cruauté de ces êtres ? Que faire pourtant ? Je suis totalement immobilisé. A qui adresser mon appel au secours ? Le sourire de Pfys ressemble à un rictus...

Maintenant, les Phosiens ont tous regagné leurs places. Ils m'entourent à nouveau et me lancent un regard flou, presque sans vie. La cloche reprend sa descente : moins d'un mètre la sépare de moi. Pfys est là tout près. Il pose à son tour ses doigts sur ma peau ; il est devenu grave :

– Par l'intermédiaire de nos mains, nous avons pris possession de vous ; dès lors, vous allez connaître le sort de tous les étrangers : vous allez être décorporalisé.

Sans plus de précisions, il s'éloigne et se mêle à ses congénères.

L'épouvante me saisit tout à coup ; je ne peux qu'observer cette monstrueuse soucoupe retournée qui se pose sur moi ; je tente un dernier effort pour me libérer et je crie, je crie...


La sueur ruisselle sur mon corps... Au-dessus de moi, il n'y a plus que le plafond blanc de ma chambre...

Les Phosiens sont vraiment terrifiants mais, c'est étrange, ils ne m'inspirent aucune aversion ; tout au long de mon rêve, j'ai appris à me familiariser avec eux, j'ai même pu les comprendre... Ils m'ont fasciné. Je n'en ai plus peur ; d'ailleurs pourquoi m'effraieraient-ils, alors que, bientôt, je serai moi-même un Phosien !

Michel GRANGER

Inédit, 1972
Dernière mise à jour : 16 novembre 2010
Image © Aurelius de Mercœur / Agence Martienne
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