icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le miracle

Il était près de 11 heures du matin lorsque mémé Jeanne emplit sa casserole d'eau et alluma le gaz sous elle. La vieille dame ne nota pas l'heure exacte de ce geste banal, effectué immuablement tous les mercredis depuis des années : le jour où elle mangeait des nouilles.

Simplement, ce jour-là, elle remplit un peu plus le récipient que de coutume parce que son petit fils Ludovic avait dormi chez elle et déjeunerait en sa compagnie. Or lui aussi adorait les nouilles surtout lorsqu'il les agrémentait d'une grosse noix de beurre fondu.

Le gaz s'enflamma du premier coup et mémé Jeanne s'assit pour attendre Depuis quelques années, elle fatiguait debout et ses vieilles jambes prises par l'arthrose n'étaient plus bonnes qu'à l'emmener au boucher et au boulanger au coin de l'immeuble.

Elle s'enferma dans ses pensées, l'esprit perdu dans un abîme de réflexions. Le « jeune homme » était rentré tard la veille au soir et probable qu'elle devrait aller le réveiller vers onze heures trente, le temps qu'il puisse faire sa toilette avant le repas.

Elle avait pourtant pris soin de ne faire aucun bruit toute la matinée et c'est à pas feutrés qu'elle avait sacrifié aux tâches matinales.

La flamme bleue du gaz, un peu mouvante, léchait le ventre de la casserole...

Depuis onze mois maintenant, elle était seule. Son mari l'avait laissée là au terme d'une courte mais inéluctable maladie, mettant un terme à 45 ans de vie commune. Elle savait qu'elle ne lui survivrait pas longtemps ; d'ailleurs à quoi bon ? Et pourtant ces mercredis où ce grand dégingandé de Ludovic venait chez elle revêtaient l'ambiance d'une fête. Elle les attendait toute la semaine, suspendue à ces réguliers écarts imposés au fil fragile de sa monotone existence.

Qu'allait-il encore lui raconter pendant le déjeuner ? Sûrement aurait-elle du mal à comprendre.

Le gaz sortait du brûleur avec un petit sifflement assourdi.

Ah les jeunes d'aujourd'hui, ils en savaient manifestement beaucoup trop ! Et, à son sens, ce n'était pas forcément pour leur bien car vite ils constateraient que les questions primordiales étaient toujours sans réponse dans ce monde inondé d'informations futiles et inutiles. Ne sera-ce pas encore plus frustrant de se heurter, un jour, à ces grandes interrogations que la science semble ignorer avec condescendance.  Et cela bien que tout être humain fût amené à se les poser, au moins une fois dans sa vie... La dernière.

Mémé Jeanne laissa errer son regard de myope sur la casserole avec la flamme bleue dessous qui fusait et machinalement elle se leva pour soulever le couvercle. Un frisson la parcourut de la tête aux pieds et elle chancela. Réajustant ses lunettes, elle s'approcha du récipient où l'eau tiède qu'elle avait versée, après 10 minutes de chauffage, devait bouillir à gros bouillons. Or il n'en était rien !

Pire ! Le liquide s'était solidifié ! Mémé Jeanne tendit un doigt tremblant vers la cas­serole et posa l'index sur son contenu. Froid... Comme de la glace. De la glace dans une casserole avec une couronne de gaz qui la chauffe depuis un quart d'heure...

A petits pas précipités, elle alla réveiller le garçon. Ce dernier sursauta quand elle fit claquer le pêne de la porte de la chambre.

– Ludovic, Ludovic, viens voir quelque chose !

Le ton angoissé frappa le jeune homme qui fut aussitôt sur pied.

Déjà sa grand'mère trottinait en direction de la cuisine.

– Viens mon grand, viens.

Ils se retrouvèrent tous les deux devant la cuisinière. Elle respirait par à-coups. Lui réalisait mal ce qu'elle lui montrait : une bête casserole qui chauffait sur le gaz. Il regarda  sa grand'mère, doutant qu'elle ait pu perdre la raison.

Mais elle était soulagée de voir que rien n'avait changé. Non, son vieil esprit ne battait pas encore la breloque. Non ses yeux fatigués ne lui déformaient pas la réa­lité. Elle saisit la main de son petit-fils et dit :

– Regarde l'eau que j'ai mise dans la casserole a gelé au lieu de bouillir !

L'adolescent eut tôt fait de réaliser l'importance de l'événement et il fila vers la chambre à grandes enjambées, saisit son appareil photo instantané et revint au galop. Il prit cinq clichés au flash montrant clairement le phénomène, à savoir de l'eau prise en glace avec une flamme chaude dessous…

L'affaire serait restée sans lendemain si la facture de gaz de mémé Jeanne n'était pas restée impayée pendant plus de six mois. La solide logique de l'institutrice en retraite demeurait intacte : pas question de payer un gaz qui, enflammé, avait refusé de chauffer une vulgaire casserole en aluminium. Mémé Jeanne avait même retourné sa facture avec un mot à Monsieur le Directeur du G.D.F. où elle exprimait les motifs de son mécontentement : « J'ai la preuve photographique de l'incident », avait-elle même mentionné.

Le préposé au recouvrement des chèques lut distraitement cette belle page d'écriture que la main tremblotante ne réussissait pas à gâter. D'un geste machinal, il la jeta dans une corbeille destinée aux réclamations et derechef, il enclencha la procédure de relance.

Obstinée, mémé Jeanne retourna les factures accompagnées d'un papillon faisant référence à sa lettre et, par un incroyable concours de circonstances, l'un d'eux échoua, un jour, sur le bureau du P.D.G. avec une note du service des contentieux.

La menace de couper le gaz à une utilisatrice octogénaire, veuve de surcroît,  avait réveillé la compassion d'un fonctionnaire remué par un reportage TV sur les misères du troisième âge et endigué les excès de zèle d'une secrétaire dont la vieille mère venait de subir une grave opération.

Le P.D.G., qui digérait dans son bureau directorial après un bon repas d'affaire, toutes communications téléphoniques détournées avec la mention : « Monsieur est en conférence », cet homme important et surmené s'empara avec nonchalance de la note à laquelle était agrafée une copie de la lettre de mémé Jeanne et, à travers les brumes qu'avaient laissées en son brillant esprit de polytechnicien les vapeurs de Morgon, il lut...

L'histoire lui parut loufoque et il fut à deux doigts de lui faire prendre illico le chemin de sa corbeille à papiers encombrée. Quelque scrupule inexplicable retint son geste ; il actionna l'interphone :

– Josette, voulez-vous je vous prie faire venir le stagiaire.

Celui-ci interrompu dans son labeur fut introduit incontinent, l'air gauche mais défé­rent. Le Directeur lui tendit la lettre à moitié chiffonnée :

– Allez voir cette vieille folle et faites-moi un rapport !

C'est par ce tortueux cheminement d'événements plus ou moins fortuits que cette affaire remonta aux médias. En effet, le stagiaire n'était autre qu'un ami oublié du dénommé Ludovic dont la grand-mère... Vous saisissez ? Ainsi va le monde, tantôt étouffant l'insolite sous le mépris des ronds-de-cuir, tantôt lui ménageant une résurgence inespérée. Le stagiaire, qui était  en fait le fils du chef du personnel, écouta son copain Ludovic lui narrer l'événement et, comme son appointement ne couvrait guère ses ambitions, il eut l'idée géniale d'en aviser les journaux à sensation, lesquels saisirent l'aubaine avec la voracité de la misère qui fond sur le monde. C'était justement une période creuse d'actualité où la presse était en manque de sensationnel...

« SCANDALE, titrait Ici Match :
G.D.F. en accusation, son gaz refroidit en brûlant, au lieu de chauffer ! »

« Une pauvre femme persécutée par G.D.F. »
annonçait Paris Dimanche

« Le gaz G.D.F. a-t-il un pouvoir calorifique négatif ?  »,
interrogeait la revue
Vie et Avenir

Durant cette campagne journalistique quasi hystérique, la petite tranquillité à laquelle aspirait tant mémé Jeanne fut soumise à rude épreuve. Elle dut faire débrancher son téléphone et, à plusieurs reprises, éconduire des reporters peu soucieux du repos indispensable à son bel âge.

La télévision s'en mêla et une équipe technique vidéo débarqua un beau matin dans le petit appartement. Ils mirent tout sens dessus dessous, firent répéter plusieurs fois son témoignage sous des prétextes obscurs d'intonation dans la voix, de reflet sur les lunettes, de mauvais cadrages, etc.

L'émission fut diffusée à une heure d'écoute si favorable que mémé Jeanne devint, en un clin d'œil, aussi célèbre que la mère Denis !

Mais par delà le côté publicitaire de l'affaire – quelle occasion en or de pouvoir impunément contester la qualité  d'un service dû au consommateur par une entreprise nationalisée ! –, une action en profondeur s'amorçait pour tenter de trouver une explication rationnelle au phénomène.

Comme le témoignage humain n'a aucune valeur probatoire aux yeux des scien­tifiques, ce n'est pas tant le folklore développé autour de cette mémé visiblement dépassée par les répercussions de son aventure qui chagrinait les autorités offi­cielles. Il y a eu bien d'autres exemples fameux de la même veine qui ont été étouffés dans l'œuf dès qu'il fut prouvé qu'ils étaient l'œuvre d'un canular ou d'une distorsion sensorielle.

Ce qui empêcha de classer l'affaire dans cette même catégorie des épisodes malheureux de la crédulité collective, ce fut le rapport d'une commission d'experts qui eut à se prononcer sur la valeur des clichés photos réalisés par le jeune témoin. Des analyses poussées montrèrent, en effet, qu'il n'y avait eu aucun truquage et des calculs théoriques effectués à partir du degré de séchage de l'émulsion et du spectre lumineux de la flamme établirent, sans contestation possible, que pendant le laps écoulé entre les prises de vue, la glace aurait dû fondre. Certes, il aurait toujours été possible de simuler le phénomène, mais une telle opération nécessitait des moyens que les protagonistes du scandale ne pouvaient sûrement pas posséder.

Ainsi, lorsque l'effervescence populaire s'estompa autour de l'affaire « du gaz refroi­dissant », on se garda bien de divulguer le résultat de l'enquête officielle, comme il se doit en pareil cas ! Un travail plus ingrat fut mené discrètement en vue d'élucider une énigme que venait d'avaliser bien malencontreusement un panel de spécialistes.

Les études furent effectuées en secret, dans des laboratoires privés pour éviter les fuites, sous le couvert de contrats de recherche bidon. Mais elles n'aboutirent qu'à des échecs, qu'à des rapports finaux négatifs. Tous les additifs possibles et imaginables furent mélangés au gaz de ville pour en faire un « combustible frigorifique » ; on essaya plus d'un millier de catalyseurs de combustion : immua­blement l'inflammation aboutissait à de la chaleur et non à du froid. A partir de ce moment là, quand les scientifiques eurent reconnu leur incompétence à résoudre l'énigme, le vent tourna une nouvelle fois. Si le fait résistait à toutes les tentatives d'assimilation, basées sur les connaissances physiques reconnues, il fallait chercher ailleurs…

On commença alors de parler sous le boisseau de... miracle. Le Vatican fut saisi du problème, et il n'hésita pas à envisager l'affaire dans le contexte d'un acte  venu d'En Haut, d'autant mieux que cette province française, qui en aurait été la légataire en plein centre de la France profonde, ne possédait pas encore de lieu saint. On chercha bien à faire porter le chapeau de cette volonté divine à la personnalité pitto­resque de mémé Jeanne Mais, finalement, il fallut vite faire marche arrière étant donné la laïcité notoire de l'intéressée, affichée sans vergogne durant les 40 ans de sa carrière à l'Education Nationale.

En désespoir de cause, on dut renoncer à faire de ce petit H.L.M de moyen standing un sanctuaire de dévotion pour familles désœuvrées en fin de semaine.

Ne restait plus alors qu'à espérer en l'action de l'oubli. Mais là encore, des précédents avaient montré que ce genre de prodige, non entériné par la Science, ni par l'Eglise, s'effaçait difficilement des mémoires et qu'on était appelé à les voir resurgir épisodiquement comme le fameux monstre du Loch Ness.

En vérité, l'histoire du gaz refroidissant de mémé Jeanne ne figure pas dans les annales de l'inexplicable. Et cela parce que la physique actuelle, presque contre son gré, n'interdit pas un tel événement contraire aux lois de la calorimétrie classique enseignée dans tous les manuels. Des infractions possibles de ce type sont implicitement contenues dans les formules alambiquées de la mécanique quantique, ce qui a permis d'écrire à Bernard d'Espagnat, dans son livre A la Recherche du Réel, en 1980 : « Comme chacun le sait, la probabilité pour que gèle le contenu d'une bouilloire placée sur le feu n'est pas égale à zéro. Mais elle est si faible qu'elle est négligeable ».

Négligeable mais non nulle*. D'où l'éventualité toujours possible d'un faux miracle du même cru que celui que nous venons de relater...

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 22 novembre 1987.
Dernière mise à jour : 1er décembre 201
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* Elle a même été calculée tout à fait sérieusement par J. H. Jeans (1877-1946), physicien britannique et mathématicien.


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