icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le sosie

Smith ouvrit un œil et s'aperçut qu'il faisait grand jour. Il avait passé une nuit tranquille, exempte de rêves et se réveillait de bonne humeur. La chambre était exigüe mais confortable et convenait amplement au célibat de son propriétaire. Si, de par une heureuse conjoncture, il faisait la conquête d'une belle, il se refusait à l'amener chez lui par un souci de prudence, mais aussi certainement de honte. Il avait pris l'habitude de ne mêler en aucune façon les femmes et sa vie privée, se distinguant en cela radicalement du commun des mortels. Ce matin-là, l'atmosphère sentait un peu le cigare refroidi et un livre avait dormi le nez dans la descente de lit. Mais qu'importait tout cela puisqu'il était heureux...

L'homme repoussa les couvertures et dans un geste familier, balança ses jambes sur le plancher sans prendre garde à celui de ses pieds qui, le premier, prenait contact avec le sol. Entrouvrant le rideau de la fenêtre, il laissa errer sa vue sur la chaussée. La nuit avait encore été légèrement neigeuse, mais la saison était si avancée et la température si douce que les quelques voitures avaient transformé la blancheur mouillée en une boue grise et bourbeuse. Il allait encore falloir chausser ces maudites claques et patauger tant bien que mal jusqu'au supermarché.

Baillant à s'en décrocher la mâchoire, Smith gagna à pas hésitants la salle de bain. Son pied se meurtrit sur une fourchette arrivée là Dieu sait comment et il jura violemment : « Tabernacle de tabernacle ! »

Il se pencha sur le lavabo et se dévisagea d'un regard impitoyable. Depuis quelques années, ses traits s'étaient affaissés et deux rides se creusaient de chaque côté de son nez. La quarantaine est un cap difficile à franchir sans dommage. Il avança une main à la rencontre de son menton rugueux. La gauche. Et ce qu'il observa le glaça jusqu'à la moelle, sans qu'il ne sache véritablement la raison de ce réflexe. Il se massa la peau et l'horreur le laissa pantelant. Par un mouvement lent mais que rien ne semblait pouvoir arrêter, il recula. Ses cheveux lui faisaient mal à la racine. Ce n'était pas possible ! Il divaguait. Bientôt son dos se heurta au mur et de toutes ses forces, il tenta de s'y incruster. Ses yeux reflétaient une épouvante sans nom. Bien qu'il se fût éloigné, le visage – son visage – continuait d'occuper la totalité du miroir et grimaçait. Smith sentit une plainte sourdre du plus profond de lui-même et monter telle une vague à la rencontre de ses cordes vocales. La grimace, en face, se muait en rictus. Et soudain, deux mains s'agrippèrent au bord du miroir. Il se passa quelque chose d'infernal. Un homme sortait du miroir et c'était lui! Bientôt ils furent deux côte à côte et la glace était vide et sombre, pareille à une fenêtre ouverte sur un autre monde.

Smith avait eu de la peine pour obtenir une consultation à l'hôpital Mont Providence. De nombreux coups de téléphone avaient été nécessaires. En effet, comment faire passer pour une urgence le fait d'avoir aperçu son image sortir d'un miroir. Tout d'abord, on l'avait pris pour un plaisantin mais, devant son insistance, il avait été inscrit bon gré mal gré sur le registre des visites. Il était devenu un cas, rien de plus. Smith s'en rendit vite compte dès que le docteur en blouse blanche boutonnée sous le cou contourna le bureau encombré de paperasses pour laisser tomber du bout des lèvres :

– Asseyez-vous et dites-moi de quoi vous souffrez.

Smith, qui n'avait jamais pu se résoudre à mentir, répondit :

– Je ne souffre pas !

– Alors que faites-vous ici ?

Embarrassé et intimidé, Smith tergiversa pris tout d'un coup d'une grande envie de saisir la dernière occasion qui lui était offerte de s'enfuir. Sur l'heure, sa visite à l'hôpital lui apparaissait comme une erreur. Comment expliquer à ce médecin trop imbu de sa profession une absurdité ? Aux premiers mots, on allait le flanquer à la porte, ce qui ne serait pas le pire. Car, si ce docteur voyait en lui un déséquilibré, il coucherait le soir même à l'asile, dans une chambre aux cloisons matelassées. Il n'eut dès lors qu’une hâte : prendre les jambes à son cou avant qu'il ne soit trop tard. Il se leva promptement et l'homme de l'art souleva une paupière, marquant un nouvel intérêt devant une telle attitude.

– En vérité, je n'ai rien à faire là. Je pars sur le champ, parvint à bredouiller Smith.

Il se retourna et fit face à une large glace. Son élan fut bloqué comme s'il se fût subitement pétrifié.

Ses veines charrièrent l'essence de la terreur. Il venait le provoquer jusqu’ici et, bien que se trouvant hors du champ du miroir, Smith le savait, tapi là-bas derrière, prêt à bondir. Ses genoux s'entrechoquèrent et il jeta un regard empli de détresse au praticien qui l'observait d'un air de plus en plus intéressé, pressentant l'insolite. Devant une telle condescendance, Smith décida de braver le danger, de frôler l'abîme. Au prix d'un effort surhumain, il jugula son angoisse et s'avança ; trois pas et il fut pris d'affres désordonnées. L'autre, pour le narguer, se mit aussi à gesticuler et s'approcha, s'approcha ; Smith hurlait à en perdre le souffle.

– Mais il est, regardez, vous le voyez bien ! Il va sortir du miroir comme on franchit un seuil. Ceci n'a pas de sens ! Empêchez-le de s'avancer, je vous en supplie. EMPECHEZ-LE !

Au début de ce tumulte, le docteur avait enfoncé du pouce un bouton rouge encastré dans la table. Rasséréné, il attendait. Il était heureux que ce dément fût venu de lui-même se livrer. Ses violences auraient pu se solder par une catastrophe si elles étaient survenues inopinément au dehors. Ici, on allait le mater avec une piqûre et, redevenu docile, le diriger au centre psychiatrique. Le cas était banal ; beaucoup avaient même peur de leur ombre. La différence n'était pas grande. La crise évoluait, semblait-il, plus vite que les infirmiers et le médecin sentit l'inquiétude le gagner. Dès lors, le malade était en proie à de violentes convulsions et le poing qu'il brandissait en direction de la surface réfléchissante, par un reflet bien naturel lui faisait croire que l'autre le menaçait. La bouche se retroussait sur les dents et le spectacle ne gagnait rien à être vu. Soudain Smith se rua vers la glace et se mit à cogner contre à grands coups redoublés. Il y eut un bruit de verre brisé et quand les infirmiers maîtrisèrent le malade, ses mains et ses poignets portaient de vilaines coupures.

Bourré de calmants, Smith s'était endormi. On l'avait placé dans une chambre exempte de miroirs ou autres objets polis. Son sommeil dura quinze bonnes heures et, pendant ce temps, son visage avait retrouvé la sérénité. Les autorités de l'hôpital l'avaient classé comme déréglé mental et, une fois son calme recouvré, on le dirigerait en ambulance dans un endroit plus approprié à son état où il subirait un traitement radical. Encore une victime de la vie trépidante et impitoyable des temps modernes...

La respiration régulière de Smith s'amplifia imperceptiblement et il s'éveilla. La disposition de la pièce et son étrange mobilier eurent vite fait de lui remettre en mémoire toutes les péripéties de son drame. Il hasarda tout de suite un regard circulaire et rassuré, se laissa aller sur l'oreiller. Le désespoir afflua en bouffées spasmodiques. Quel démon l'avait poussé à venir ainsi se jeter dans la gueule du loup ? Quand bien même son sosie lui rendait la vie impossible, ce dernier ne s'était pas encore livré à des voies de faits sur sa personne. Il aurait pu tout aussi bien concilier le phénomène avec sa petite vie végétative. Peut-être l'Au-delà lui avait-il fait don d'une faculté inconnue et, sous l'emprise de la panique, il s'était jeté en prison. Pour que sa guérison fût reconnue, des jours, des mois devraient passer. Des mois pendant lesquels il se morfondrait. Pendant lesquels on le guetterait à tous instants, on l'épierait avec une circonspection non déguisée, tâchant de deviner dans chacun de ses airs quelque anomalie pour compléter son dossier.

On aurait tôt fait de l'admettre dans l'aile des malades dangereux, s'il laissait perler quelques violences. Il était définitivement muselé, contraint à une existence d'aliéné. Le moral à zéro, l'esprit encore embué sous l'effet des médicaments, il se sentit tout à coup mal à l'aise. C'était quelque-chose d'indéfinissable, comme s'il était sujet à un dédoublement de la personnalité. Inconsciemment, il ne se sut plus seul et pourtant, il avait la certitude qu'aucune créature, à part lui-même, n'était dans la chambre. Il se dressa sur ses coudes et scruta les quatre murs nus. Au dehors le soleil était bas et, par un étrange caprice naturel, un rayon lumineux ricochait sur une vitre de l'immeuble en face et frappait sa fenêtre sous un angle inusité. L'hallucination eut tôt fait de reprendre ses droits. Smith retint sa respiration et se leva en souplesse. Décidément, l'autre ne lui concédait aucun répit. Et l'évidence le frappa en pleine face, tandis qu'une lueur de malice dansait dans ses yeux. Brusquement il cessait d'être le persécuté puisqu'il entrevoyait une solution, et une solution à son avantage. Ses doigts se crispèrent sous l'effet d'une démangeaison sournoise. Il arbora un visage serein et entreprit d'arpenter la chambre à longues enjambées souples. S'il faisait semblant de ne point l'avoir vu, il pourrait peut-être le surprendre, et Smith se faisait fort d'avoir raison de cet importun. Un regard vers la fenêtre. L'autre avait eu aussi un coup d'œil furtif. Un plaisir morbide animait l'âme en fusion de l'homme. Bientôt il ne se trouva plus qu'à quelques mètres de la croisée. Il se contracta… et suspendit son geste. Soit que le soleil eût tourné, soit que l'autre eût renoncé à ses agaceries, le carreau était vide et donnait sur le ciel sans nuages.

Désormais Smith attendit l'heure de l'illusion chaque jour dans l'obsédante moiteur de sa chambre. L'idée qui avait germé dans son esprit avait dissipé ses craintes. Et c'était avec un réel plaisir que, toutes les fois, il guettait. Lors des interrogatoires qu'on lui imposait, histoire de vérifier si son mal évoluait en bien ou en pis, il dissimulait soigneusement sa nouvelle découverte. Oui, l'apparition avait pris un tour nouveau. Smith avait cru entrevoir une lente évolution dans son aspect. Au début cela avait été imperceptible, mais vite il avait acquis la certitude que les cheveux du reflet se faisaient plus fournis et plus bruns que les siens. Le nez s'était affiné, l'allure corrigée. Smith ne se reconnaissait déjà plus guère. En même temps, la vision affichait une témérité nouvelle. Elle laissait approcher Smith toujours plus près, mais juste quand il s'apprêtait à bondir, elle se diluait par un enchantement mystérieux. C'était rageant à la fin cette faculté de déjouer une attaque préparée depuis des semaines. Et Smith ne perdait pas courage. Puisque chaque matin, il recommençait ; viendrait sûrement un jour où…

Ce jour arriva plus vite que prévu. Ce matin-là Smith était la proie d'un cafard monstrueux. Le ciel n'était-il pas bouché par un épais plafond de nuages serrés. Il n'y aurait certainement pas d'opportunité d'offensive aujourd’hui. Il se sentait pourtant si proche du but. Il ne pouvait plus lui échapper. Dire que le soleil avec un malin plaisir le privait de la possibilité d'en finir avec son cauchemar. Smith scrutait le ciel quand celui-ci laissa filtrer comme à regret un pâle rayon. Aussitôt Smith fut à pied d'œuvre. L'heure était enfin venue…

Son vis-à-vis souriait dans la fenêtre. C'était un adolescent aux traits réguliers, aux épaules larges et à la taille fine. Il portait un pyjama beige le seul point commun avec Smith. Un sourire malicieux jouait sur ses lèvres et il les retroussait avec élégance. Smith s'ingéniait à rendre inaperçus ses travaux d'approche, mais l'autre ne semblait pas dupe. Quand l'homme progressait sur la droite, l'image esquivait dans le coin opposé de la vitre.

Enfin Smith s'accroupit pour prendre son élan. Depuis les premiers symptômes de son affection, il attendait cette seconde. Cet instant où tous les deux allaient se trouver dans le même monde et s'affronter. Il retint son souffle et crispa ses poings. Le jeune homme le regardait d'un œil moqueur. Lui aussi semblait attendre quelque chose.

Et cela survint à une vitesse surprenante. Il y eut un échange instantané et rapide et tout se calma. La paix revint. Il laissa errer son regard au dehors Le soleil luisait d'une chaude couleur, la vie continuait ici…

Il retourna se coucher et rabattit les couvertures sur son corps d'athlète. Une flamme diabolique dansait dans ses prunelles. Il passa sa main dans son abondance chevelure et attendit avec impatience l'infirmière pour voir sa surprise devant son nouvel aspect. La suite ne regardait que lui !

Michel GRANGER

Inédit, 1972
Dernière mise à jour : 10 novembre 2010

 


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