icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le message

C'était le 2000ème tirage du loto international ! Pour célébrer l'événement, les autorités proposaient une supercagnotte : un milliard de dollars pour le gagnant ! Cette somme fabuleuse devait théoriquement faire de l'heureux bénéficiaire l'homme le plus riche de la planète. Puisse-t-elle échoir à un misérable Ethiopien, à un famélique Sahélien ou à un de ces Japonais psychotiques entassés sur leurs îles...

Depuis longtemps, des sondages concordants avaient montré qu'un gagnant potentiel était suffisant pour motiver la planète entière à participer. La mise était dérisoire : un Dollar US, 4000 Yens, un Rouble, cent Francs français ! Seule la somme allouée à l'heureux élu et payée en monnaie locale suffisait à déclencher la folie collective.

D'ailleurs, dès les premiers tirages, on s'était aperçu que, conformément aux prévisions, au moins 99,9% de l'humanité tout entière jouaient régulièrement. De cette façon, la ponction des gouvernements nationaux et du Gouvernement central variait entre 93 et 95% des enjeux ; ceci avait suffi à abolir les notions surannées d'impôts, taxes, patentes, redevances.

Des travaux de statistique extrêmement poussés et confiés aux ordinateurs les plus performants de l'époque avaient, en outre, permis de calculer qu'en prenant comme critère de gain sept bons numéros sur une grille de 99 chiffres (1 à 99), en moyenne, un seul gagnant devait sortir par tirage. Par cet habile stratagème, fruit du mariage de la démagogie et des lois des grands nombres, les conditions idéales étaient-elles réunies simultanément pour que chacun apporte son obole au gigantesque magot et pour que la tension collective trouve hebdomadairement un exutoire. Et on savait par les sociologues qu'un tel processus de conditionnement des foules avait évité bien des conflits publics, voire des révolutions.

De surcroît, les chances de chaque individu avaient été rendues rigoureusement égales puisque le nouveau règlement stipulait expressément que chaque habitant, qu'il soit Américain ou Indien, n'avait droit qu'à un jeu par semaine. De la sorte, les riches ne pouvaient plus fausser les probabilités en jouant gros.

Ainsi allait le monde avec ses 15 milliards d'habitants, tous en attente de la fortune pour l'un d'entre eux, chaque samedi. Tout avait été mis en œuvre pour conférer à ce 2000ème tirage télédiffusé en direct, une solennité sans pareille. La grosse boule tournante où, bientôt, les 99 petites seraient déversées et iraient rebondir comme des sauterelles, miroitait de mille feux colorés. Le sourire de la présentatrice, une magnifique eurasienne à la plastique irréprochable, était, lui aussi, de circonstance. Il devait, à lui seul, symboliser toute la satisfaction rentrée d'une humanité décadente et lasse.

Le jingle tant attendu essaima toute la planète, provoquant chez chaque individu cette émotion paralysante qui faisait battre ces milliards de cœurs à l'unisson. Tous les postes TV étaient allumés, des fins fonds de la jungle amazonienne jusqu'aux plaines glacées bordant le Klondike. Les centrales électriques fonctionnaient à plein régime, une surconsommation étant prévue lors des cinq minutes que durerait l'opération : un richissime de plus sur la planète. La tension des esprits était telle qu'un cataclysme aurait bien pu passer complètement inaperçu. L'humanité au grand complet retenait son souffle.

Après les quelques mots de bienvenue prononcés en vingt langues différentes, la machine infernale chatoyante comme un diamant multi-faces fut mise en mouvement. Dizaine par dizaine les boules bigarrées furent précipitées dans la sphère où elles commencèrent leur diabolique sarabande.

Pas question d'une intervention humaine dans le choix des boules. Tout était automatisé et directement commandé par un générateur de signaux aléatoires. Seul le hasard pur, sans aucun biais possible, devait présider à la destinée de l'heureux gagnant.

Le déclic annonciateur de la première sortie se fit entendre tandis que des milliards de gosiers déglutissaient des tonnes de salive. La petite boule glissa silencieusement sur sa rampe et vint s'immobiliser devant l'œil de la caméra, son numéro clairement visible :

– Le un, annonça la voix harmonieuse sans le moindre tremblement ni une once de changement dans l'intonation.

Mais déjà une deuxième boule de la même couleur allait rejoindre la première comme si elle devait vite éclipser cette énorme incongruité. Le un sorti en premier !

– Le deux, articula la jeune femme tout sourire alors qu'un millionième de l'auditoire remarquait le léger froncement de sourcil qu'elle ne pouvait s'empêcher de laisser paraître.

Le un et le deux ! Les deux premiers numéros ! Etait-ce bien possible ? Vite le troisième tirage viendrait rétablir une série plus conformiste: le 39, le 67, le 28… Non !

– Le trois laissa tomber la voix mélodieuse où maintenant il était facile de discerner une pointe d'inquiétude.

Un, deux, trois : tels étaient les trois premiers tirages du super-loto international ! Et ce, à l'occasion de son 2000ème anniversaire ! Du jamais vu ! Déjà on signalait quelques crises d'hystéries et infarctus.

Sans donner aux esprits le temps de raisonner, la quatrième boule arrivait pressée de détruire cette abominable coïncidence.

– Le quatre, énonça difficilement la bouche sur laquelle le sourire artificiellement figé tournait au vilain rictus de parade. La fille, contrevenant à la plus péremptoire des disciplines, tourna légèrement la tête vers les techniciens invisibles sur l'écran comme pour les implorer de faire quelque chose, d'arrêter cette horrible farce.

Quand elle reprit sa position, une immense détresse emplissait ses yeux, perceptible malgré le rimmel.

Et comme si le cauchemar ne voulait pas céder à sa muette supplication, la cinquième boule fut extraite accompagnée d'un bruit sec par la machine et roula, roula vers ses compagnes.

C'était le cinq ! Tout le monde le vit avant même qu'une parole ne fût prononcée à l'antenne. Le sourire avait complètement disparu et le visage angoissé reflétait tout le malheur du monde. Et Dieu sait s'il était grand en ces temps-là ! La fille était manifestement au bord de la crise de nerf et ne la retenait que la crainte de la sanction qu'elle risquait d'encourir si elle ne parvenait pas à endiguer les débordements qu'elle sentait monter en elle.

Serait-elle sauvée par le gong, à savoir une sixième boule d'une autre couleur. La sphère multicolore tournait et les boules à l'intérieur semblaient animées d'une vie autonome.

La fin de l'émission dut être écourtée. Le six sortit en sixième et le sept en septième ! Effondrée, les yeux hagards, soutenue par quelque instinct remonté du plus profond d'elle-même, la présentatrice parvint à récapituler:

– Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept... Tel est le.... Mais elle ne put continuer tant c'était ridicule, indécent, horrible. Elle éclata en sanglots.

Dans les minutes qui suivirent, un immense mouvement vindicatif submergea la Terre. Des milliards d'individus, convaincus d'avoir été floués, s'en prirent au patrimoine public. On vit resurgir des entrailles de l'humanité de vieilles pulsions réprimées et oubliées telles que la révolte et l'indignation.

Les forces de l'ordre, prises de court, eurent beaucoup de peine à endiguer le mouvement dont l'ampleur fit chanceler sur ses bases le Gouvernement central. Les hommes, d'un seul coup, semblaient avoir régressé et des scènes de panique firent leur apparition aux quatre coins du globe. Les bas instincts humains, depuis longtemps canalisés par l'Administration centrale des Loisirs, se déchaînèrent dans un désordre indescriptible. Les tentatives de reprise en main échouèrent lamentablement et on craignit le pire le jour où il fallut bien annoncer qu'il n'y avait aucun gagnant de la supercagnotte. Personne, sur la planète, n'avait eu le culot de jouer la suite: 1-2-3-4-5-6-7 !

Dans les hautes sphères du Pouvoir, on chercha tout d'abord un bouc émissaire pour endosser la responsabilité de cette sale affaire aux néfastes conséquences. Mais bien vite il fallut se rendre à l'évidence : le tirage n'avait pas été truqué !

C'est alors qu'un politicien haut placé se souvint qu'un bon ami à lui était statisticien, grand manipulateur de chiffres et il lui demanda d'étudier de son point de vue l'énigme posée par ce mémorable tirage du superloto.

L'affaire était en de bonnes mains !

Aussitôt parvint au Ministère des Loisirs un rapport rempli de colonnes de chiffres et d'équations compliquées démontrant que, certes, « les chances étaient faibles pour qu'une telle série ordonnée soit le fruit du hasard mais que rien ne pouvait l'exclure ». Ainsi les probabilités de voir les 7 premiers numéros se présenter dans le désordre étaient-elles de 1 sur 14 887 031 544 – une chance sur 15 milliards environ ! – mais tout tirage de 7 boules quelles qu'elles soient avait cette même infime probabilité de se produire. C'est d'ailleurs à cause de cette loi des grands nombres qu'il n’y avait toujours qu'un gagnant chaque fois. Quant à l'ordre, il n'était que 21 fois moins probable, ce qui somme toute, ne pouvait inciter au scandale !

De cette manière, grâce aux statisticiens, on ne sut jamais que les Ourigelliens, doués de télékinésie, nous avaient expédié un message destiné à les signaler à notre attention depuis un point pas si éloigné que cela de la galaxie.

Et l'homme continua de se croire seul dans l'Univers, ce qui, entre nous, l'arrangeait à bien des égards.

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 27 septembre 1987
Dernière mise à jour : 3 novembre 2010

 


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