icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

L’étrange aventure d’Heinrich Knecht

Heinrich Knecht sortit de la taverne en enfilant son pardessus ciré au col et quelque peu mangé aux mites. Le vent froid qui dévalait la Heroldstrasse le fit frissonner, et, d'une main maladroite, il noua une écharpe douteuse autour de son cou. Il laissa ses yeux s'accoutumer à l'obscurité ambiante mais la brume qui s'appesantissait sur la ville l'empêcha de discerner les alentours. C'était un de ces jours de fin octobre où l'hiver commence à ouvrir toutes grandes ses portes. Le pavé assez inégal luisait sous l'effet d'une bruine glaciale que le ciel déversait sans relâche depuis plus de vingt-quatre heures. Knecht écarquilla les yeux et tenta de se repérer à la lumière tremblotante des réverbères.

Enfonçant les mains au fond de ses poches, il se mit à marcher à grands pas. Le vent poussait de grandes feuilles humides à la rencontre de l'homme avec un raclement hérissant. Quelques-unes se plaquèrent à son pantalon comme des mains sans bras qui ne veulent pas lâcher prise. A cette évocation un peu macabre, Knecht trembla encore. Il cracha dans le caniveau. Décidément la bière du vieux Renatus, l'aubergiste, était de bien mauvaise qualité et Knecht se promit de lui en faire la remarque à la prochaine occasion.

Il atteignit l'angle de Schilddamm et tourna à droite, amorçant la montée. Le trottoir était si étroit qu’Heinrich dut en descendre pour ne pas heurter un passant qui arrivait lui aussi d'un pas pressé. L’inconnu le frôla et Knecht lui trouva une allure si singulière qu'il se retourna sur son passage. Il faillit trébucher de surprise et de saisissement et, en même temps, subit l'ascendant de cette étrange inquiétude qui le gagnait. Le manteau sombre du personnage battait des jarrets décharnés, et le fait déjà bizarre de marcher pieds nus en cette nuit d'automne ne pouvait expliquer cette dégaine claudicante et malsaine. Comme si la créature avait perdu l'usage des articulations de ses chevilles !

Knecht sortit son mouchoir et se moucha violemment, histoire de tenter quelque chose pour s'éclaircir les idées. Quelle bière insidieuse et traîtresse lui avait servi Renatus, laquelle, contrairement à l'habitude, lui excitait de même l'imagination à tout propos ?

En vérité, était-il certain d'avoir vu passer un individu vêtu d'une cape ample, progressant d'une façon si peu orthodoxe ? Rien de moins sûr ! La rue était déserte et aucun pas ne résonnait au loin...

Heinrich se remit en marche quand soudain il perçut une clameur sourde et incohérente en provenance directe du ciel, apportée de nulle part. C'était un semblant de litanie, psalmodiée par un grand nombre de voix, une plainte universelle dont le point de départ paraissait suivre la direction du vent. La bise qui sillonnait les rues au pas de course avait décroché cet agglomérat de sons d'on ne sait où pour le distribuer, déformé et incomplet, à qui voulait l'entendre. Knecht leva les yeux et aperçut la Josephkirche, dont les deux tours sombres et pointues levaient leurs bras au ciel en un geste d'imploration difficile à définir. L'homme trouva l'explication à son tracas, mais n'en fut pas pour autant rassuré. Il n'y avait rien d'étonnant qu'il fût déconcerté par le chant qui lui parvenait à cette distance de la nef car le vent arrivait de face et effaçait le prodige. Le plus inquiétant en la circonstance, c'était ce penchant subit à l'imagination qu'il se découvrait en cette soirée brumeuse et auquel il n'était pas accoutumé. La bière en était-elle la cause ?

Brusquement, les événements se précipitèrent. Heinrich se trouva face à face avec un nouveau personnage dont le pittoresque n'avait rien à envier à celui de son prédécesseur. Engoncé dans un habit tout blanc qui le couvrait de la tête aux pieds, sa taille était serrée d'une grosse corde nouée ; les plis amples du tissu descendaient jusqu'à terre et rejoignaient en haut un bonnet de la même bure ; ainsi, le visage était invisible dans l'obscurité.

L'homme s'arrêta devant Heinrich:

– Je t'ai fait peur, ricana-t-il, ha ! ha ! ha ! Le rire cascada comme si son auteur était sous l'emprise d'une gaîté sans limite.

Heinrich avala sa salive :
– ... Pardon Monsieur !

– Ha, ha, ha ! Tu n'es pas Michael, le gnome de la Montagne ? Tu ne l'aurais pas vu par hasard ? Mais je suis distrait. Tu es loin d'avoir sa taille et...

Par une coïncidence aussi grande que surprenante, le personnage perdit sa belle humeur, sauta en arrière et tomba juste dans le champ de lumière d'une voiture qui arrivait à trois cent mètres environ. Il cria violemment et rabattit de toutes ses forces le tissu sur sa tête, mais Heinrich avait vu et son sang se glaça dans ses veines. Celui qui lui avait tenu cette conversation si effarante avait le teint d'une vilaine couleur grisâtre et la peau parcheminée collait aux os avec une horrible précision. Les yeux, pâles lueurs au fond d'orbites creuses, brillaient fixes et inquiétants, lumignons d'une folie passagère ou d'un esprit à jamais dérangé. L'arête du nez, pareille à une lame, présentait une courbure inusitée et, pour comble, Heinrich eut le temps de déceler des horribles tuméfactions accrochées au creux des joues et qui ressemblaient à de vilains cancers. Dans le mouvement qu'il avait fait, le personnage de cauchemar avait révélé la maigreur atroce de son corps. Ses membres saillaient sous le tissu, témoignant de l'amaigrissement squelettique de leur propriétaire.

Maladroitement, la malheureuse créature se débattait pour l'heure sur le pavé sous la visible emprise d'une terreur incoercible. Le visage avait regagné l'abri propice de l'ombre mais tout le corps, bandé comme un arc, personnalisait la terreur qui la faisait réagir à l'approche du véhicule lancé à toute vitesse. Heinrich vit ce qui allait arriver et malgré l'étrange répugnance qui le hantait, il s'accroupit pour saisir les doigts du dément ; sans ce geste, il eût été écrasé sans autre forme de procès. Deux secondes plus tard, le personnage prenait les jambes à son cou et se fondait dans l'obscurité ambiante. Mais Heinrich demeurait, les yeux hagards, hébété, tout son être hérissé par ce qu'il venait d'éprouver quand sa main secourable avait saisi celle du pauvre hère.

De toute sa vie, il n'oublierait cette monstrueuse vague de dégoût qui l'avait envahi au contact de l'ossature à nu aux articulations proéminentes et surtout à la froidure glaciale comme une pierre tombale. Il avait ainsi atteint au paroxysme de l'horreur et pourtant la chose dont il gardait la hantise de la rencontre s'enfuyait tout là-bas dans un frôlement de tissus vides.

En proie à une perplexité sans nom, Knecht se mit à marcher comme un somnambule en direction de la Bahnhofstrasse. Mais il lui semblait qu'il n'avançait pas. Les deux fantastiques confrontations auxquelles il venait de faire face coup sur coup certainement figuraient ses propres fantasmes objectivés en la circonstance d'une indigestion rendue laborieuse par un breuvage frelaté. La preuve en était dans le fait qu’Heinrich croyait deviner alentour des formes courbées, glissant sans bruit vers un rendez-vous secret d'une authentique cour des Miracles.

La trêve ne dura qu'un temps et Knecht s'aperçut qu'il allait de conserve avec un nouveau venu. Ce dernier, d'allure moins baroque, avait l'élégance d'une époque pourtant révolue et Knecht reconnut son accoutrement avec répulsion. C'était l'uniforme tant redouté des SS de la Wehrmacht et Heinrich, prenant son courage à deux mains, jugea que la mascarade avait assez longtemps duré ; il se campa solidement, barrant carrément le passage à l'homme ainsi déguisé.

Il demanda :
– Est-ce qu'il y a un bal masqué dans le coin ?

– Was ? fut la réponse.

– Ne faites pas l'imbécile ! Je veux savoir ce que signifie cet affublement à dix heures du soir dans la Bahnhofstrasse. C'est tout !

– Warum ? rétorqua l’autre. Ôtez-vous de mon chemin jeune homme ! Il pourrait vous en cuire d'importuner de la sorte le général Kornfeld, chef divisionnaire de la quatrième section des représailles contre les infâmes sémites qui gangrènent le monde...

Le prétendu général parlait sec comme les sous-fifres de Goering à l'époque oubliée et Knecht sentit la moutarde lui monter au nez. Passe encore qu'on ressorte d'une vieille malle un uniforme abhorré pour se déguiser. Et même là c'était d'un fort mauvais goût ! Mais qu'on adopte à l'endroit d'un inconnu ce ton impérieux que, durant les dix dernières années, on avait banni de toute conversation Outre Rhin, avec une honte éprouvée non seulement à l'égard d'une génération si proche mais relativement aussi à un temps sans doute regretté ! Knecht agrippa les revers de son vis-à-vis et se rendit compte qu'il soulevait le gradé sans effort. De panique, il le laissa retomber et, avec horreur, le vit s'amortir comme une baudruche mal gonflée. Après trois soubresauts durant lesquels les pieds lui remontèrent à vingt centimètres des hanches, l’homme (si c’en était un ?) se stabilisa et ricana de méchante façon.
C'est alors qu'un autre type se mêla à l'échauffourée. C'était à n'en point douter un israélite décharné, vêtu de haillons et manchot de surcroît. Son bras gauche se terminait par un moignon mal fermé et sa main droite tenait un long poignard qui se mit à luire dans la pénombre. Knecht recula de deux pas conscient qu'un drame allait se jouer en sa présence. Le militaire fit volte-face avec cette légèreté diaphane dont il semblait avoir mystérieusement hérité. Le pauvre diable estropié eut un rictus de plaisir et s'écria :
– Alors Général Kornfeld, comme on se retrouve !

L'autre ne pipa mot, lui qui semblait né pour éructer des ordres.

– Vous ne vous souvenez pas de moi. Je suis l'une de ces milliers de créatures que vos tortionnaires ont gentiment travaillé avant de les jeter dans la fosse commune encore palpitants d'une douleur éternelle. Ils ont oublié de m'arracher la main droite ces salauds. C'est pourquoi je suis là Général Kornfeld et voyez ce que je tiens.

Il brandit la lame effilée qui prolongeait son poing fermé.

– C'est le temps de payer vos dettes, Général Kornfeld !

– Comme si vous ne saviez pas aussi bien que moi qu'il est trop tard, rigola le gradé maudit.

– Pourtant, répliqua l'autre, je vais faire un geste que des milliers de mes semblables ont rêvé d'accomplir pendant leur longue agonie.

– Faites-le ! Qu'on en finisse et vite !

Et avant que Knecht n'ait pensé intervenir, le malheureux plongeait l'arme dans la poitrine du Général à la naissance du cou. L'acier parut ne point trouver de résistance et pénétra jusqu'à la garde. Avec la promptitude de l'éclair, le bras se releva et frappa à nouveau avec une force accrue. La victime riait, tandis que son agresseur s'acharnait en silence. Heinrich, au quatrième coup porté, crut que la mort allait faire son œuvre et que la victime allait s'écrouler à terre. Il n'en fut rien. Et les coups pleuvaient avec la régularité d'une mécanique ne parvenant pas à faire disparaître le rictus du Waffen SS. Aucune goutte de sang ne souillait la lame qui, à chaque fois, ressortait aussi luisante qu'à l'origine. Aucune auréole pourpre non plus ne s'élargissait sur le pourpoint du militaire. Le tissu même semblait se refermer immédiatement sur les déchirures. Il vint un moment où le Juif, à bout de souffle, tomba à genoux, continuant désespérément de lacérer le buste de son interlocuteur. Mais une sorte de fatigue se faisait sentir et bientôt il n'eut plus la force d'asséner les coups.

Alors, calmement, Kornfeld saisit la main épuisée, subtilisa le poignard et, avec une dextérité qui dénotait une longue habitude, trouvant du premier coup le joint de l'articulation, fit sauter la main droite qui gicla dans le caniveau où elle disparut.

Knecht avait assisté à la scène pétrifié et, soudain, il n'eut plus devant lui que la brume, le vent et l'obscurité. Un grand vide se faisait au-dedans de lui. Sa compréhension, aussi limitée fût-elle, se rebellait encore mais il savait qu'elle se heurtait à une force supérieure incompatible avec son état d'homme vivant. Autour, il y avait la ville de Berchtladen et là, tout seul, Heinrich Knecht qui pleurait.

Comment parvint-il à regagner son logis ? Il eût été bien incapable de le dire. Néanmoins, il monta quatre à quatre les escaliers, introduisit malhabilement la clef dans la serrure, ouvrit et donna la lumière. Son meublé, quoique modeste, l'accueillait fidèlement comme si de rien n'était ; Heinrich, dénoua son foulard et posa son pardessus fripé. Il faisait bon ici. Le reste n'avait plus d'importance. La fantasmagorie avait pris du champ, l'abandonnant fatigué mais heureux d'en avoir réchappé. Par une bizarre intuition, il avait la certitude d'avoir côtoyé un grand danger. Mais n'était-ce pas la bière brune dont Renatus emplissait à ras bord les choppes qui lui avait joué un mauvais tour ? Il y avait de quoi rire et Heinrich se promit de ne plus forcer sur la boisson le soir.

Il tira un verre d'eau au robinet, le porta à ses lèvres et fit une grimace. Son regard venait d'accrocher le calendrier éphéméride qui n'avait pas été mis à jour depuis une demi-semaine. Il déchira les feuillets et arriva sur celui de la journée. On était le 2 novembre, le jour des Morts...

Et Heinrich, qui n'avait pas la réputation d'être un poltron, dormit mal cette nuit-là. La crainte de la mort s'était installée en lui comme une invitée et c'était ce qui se cachait derrière cette mort qui le hantait....

Michel GRANGER & Jacques CARLES

Inédit. Ecrit dans les années 1965-67
Dernière révision : 29 octobre 2010

 


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