icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Ce texte est le premier jamais publié par Michel Granger, avec un copain de promo et de thèse, devenu parrain de son fils, qui le suivra quelques années dans ses aventures littéraires, aujourd'hui perdu de vue.


L’an nouveau

Comme chaque année à la même époque, la ville a enfilé son blanc manteau.

Elle a fait ainsi un pas de recul vers la virginité, camouflant sa lugubre noirceur, apaisant le lourd grondement qui, en temps normal, l'englobe dans un cocon sonore.

La couche épaisse et immaculée l'a en quelque sorte gratifiée d'une salvatrice décence propice à accueillir l'an nouveau.

Figée dans cette parure inhabituelle, la capitale scintille de tous ses feux éteints. Le silence achève de lui conférer la froide beauté d'un négatif photographique.

Aucun taxi-bulle à coussin d'air n'est venu tracer une piste dans la poudreuse, aucun pas, même étouffé, ne s'est enfoncé en crissant dans ce tapis glacé. L'opération de déneigement se fait attendre... Et pour cause. Il n'y a pas un robot dans les rues...
L'ensemble paraît irréel, accidentel... et pourtant ce n'est qu'une illusion. Tout a été programmé... jusqu'à la chute de neige de la saint-Sylvestre.

Au-dessus des maisons silencieuses se dresse le Ministère de l'Industrie, gigantesque bâtisse, aujourd'hui le siège d'une intense activité : c'est en ce jour ultime que les derniers robots de l'année doivent être détruits. La nouvelle génération prendra ses fonctions demain, le premier janvier.
Ils ont déjà été expédiés par millions, ceux qui sont appelés à disparaître assurant docilement la livraison de leurs successeurs. A zéro heure précise, le signal sera donné. Le formidable computeur, stoppé depuis une semaine, se remettra en route. Tous ses serviteurs mécaniques sortiront de leur léthargie, des neufs aux rouages bien huilés, à la longueur d'onde bien réglée. Ils pourront de la sorte être utilisés sans défaillance pendant douze mois.

Cette substitution systématique répond à l'exigence de demeurer à la pointe de la modernité mais elle tend aussi à éviter les risques d'usure. En effet, la structure intime et compliquée d'un robot n'est susceptible d'aucune réparation.

Alors, on a instauré la semaine de la « Grande Relève ». Durant ces sept dernières journées de l'année, tous les robots d'hier retournent au limon plastique originel. C'est une condition péremptoire qui découle du progrès lui-même. Et le robot n'est-il pas la plus belle preuve du triomphe de la civilisation qui l'a engendré ?

Or, un problème se pose en cette année 2184. Théoriquement, tout devrait être terminé. Mais un petit incident bénin, indépendant de la Volonté, a fait prendre du retard, notamment au niveau des opérations de destruction. Si bien qu'à six heures de l'instant fatidique, plus de 10.000 robots restent encore à anéantir.

Peter occupe un poste élevé dans la hiérarchie du ministère de l'Industrie. C'est pourquoi il lui incombe, aujourd'hui, la responsabilité de mener à « bien » cette ingrate entreprise. Et comme il doit mettre les bouchées doubles pour achever sa tâche dans les délais, Peter fait montre d'une certaine nervosité.

Il faut bien reconnaître que réduire dix mille robots en moins de six heures n'a rien de particulièrement gai. Non point que Peter use d'un sentimentalisme démodé à l'égard de ces machines imparfaites, mais affronter sans relâche le désintégrateur, même avec l'aide servile de Kow, son second, quelle besogne peu alléchante...

Figurez-vous au seuil même de l'enfer, devant cette bouche rouge, grande ouverte, ou fond de laquelle palpite le jet pyro-atomique pareil à une langue monstrueuse.

Les vapeurs miroitent au sein de ce four vivant, dessinant des arabesques de cauchemar, découpant les silhouettes des victimes.

Un tapis roulant amène les condamnés bon gré, mal gré : l'un après l'autre, ils basculent dans la fournaise qui demande son dû. Chacun a son geste propre d'agonie, un sursaut de protestation, un signe de regret. L'inéluctable est là qui impose sa loi venue d'ailleurs à ces misérables machines.

La flamme, impitoyable, lèche la matière synthétique qui se plie douloureusement, gémit, craque, tente une vaine défense, abdique et se recroqueville. Une paupière fond au-dessus d'un œil hagard simulant une larme... Une main se crispe, puis s'abandonne, créant sur le mur une ombre folle.
Deux corps cybernétiques s'agrippent en une accolade pathétique. Ils esquissent une danse vite suspendue. Leurs membres se soudent, se liquéfient, s'entremêlent. Le plastique en fusion, fange sanglante, incandescente, s'écoule dans les conduits de récupération...

Enfin, le dix-millième robot, après un dernier spasme, a rejoint ses camarades dans le néant.

Peter se frotte les mains visiblement satisfait d'en avoir terminé. Soudain, son front se ride. Une réflexion vient de l'atteindre. L'évidence ! Mais elle le chagrine grandement !

La prochaine proie du four va être Kow et Peter s'est attaché à cet être mécanique qui, tout au long de l'année, lui a réduit sa peine.

Il n'est pas question de déroger aux ordres. Ils sont formels. Peter passe son bras devant ses yeux, chassant un vague moment de lucidité maligne.

Mais Kow a détecté le malaise de son maître et il en a lui aussi découvert la cause. Un voile de panique passe dans son regard ultraviolet.

Kow bondit sur Peter, le ceinture, sa force brusquement décuplée. Peter halète, hurle. La peur court-circuite son cerveau malmené.

Kow tient Peter à bras-le-corps ; il le soulève de terre, l'approche des lèvres écarlates d'où s'échappe l'haleine torride.

Peter se débat en vain. Sa voix implore :
Voyons Kow, que fais-tu ? Je t'ordonne de cesser ce jeu dangereux. Lâche-moi ! C'est ton destin de mourir ainsi : tu n’es qu’un robot.

Et Kow de répliquer sur le même ton :

- Mais vous aussi Peter !...

Dehors, la neige s'est remise à tomber : quelques flocons virevoltent, témoignant du net adoucissement de la température. Ils sont gros, frangés, dansant joyeusement en un gai tourbillon et se posent en douceur avec un léger bruit feutré. Aussitôt, ils fondent... Le sol se réchauffe lui aussi.

Le calme règne encore. Mais pas pour longtemps.

L'heure de la Relève va bientôt sonner livrant la Terre, désertée par les humains, aux robots autoreproducteurs... et ainsi de suite chaque année jusqu'à la fin des temps...

Michel GRANGER & Jacques CARLES

Publié initialement in Atlanta, mai-juin 1966
Republié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 8 janvier 1988
Dernière révision : 25 octobre 2010
 


INTRODUCTION
I
SOMMAIRES