icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

L'invasion a-t-elle déjà commencé ?

La créature est là, tapie, prête à quitter son antre. Elle n'a aucune idée du monde dans lequel elle va débarquer, ni de l'accueil qui lui sera réservé. Hostile ou bien chaleureux, il lui faudra aussitôt composer.

Elle ignore tout de l'extérieur car, jusqu'à maintenant, son isolement a été total. Aucune idée non plus du laps de temps passé dans cette espèce de capsule spatiale. Son univers est si étroit qu'elle peut à peine s'y mouvoir. Pourtant, elle y flotte librement.

Au début, inconsciemment, elle a été frappée par la forme singulière de ses mem­bres ; mais, au fur et à mesure que le temps s'écoule, elle s'y est habituée. D'autant que la palmure de ses mains et de ses pieds a peu à peu disparu. Son crâne aux tubercules quadrijumeaux et au cervelet hypertrophié se transforme lentement et perd la disproportion qui le caractérise. Pour l’instant, on dirait un monstre pho­co­mèle aux yeux globuleux.

Ses paupières viennent à peine de se décoller, de même que ses lèvres. La muta­tion est lente et cette transformation en ce lieu confiné revêt une indéfinissable signification pour la créature qui en est le siège.

Elle est nourrie par un procédé ingénieux dont elle ne peut, là encore, comprendre le fonctionnement. Plus le temps passe et plus son incarcération est insupportable. Quelque chose lui dit intérieurement que le moment de quitter ce cocon n'est pas encore venu. Ses yeux, aux paupières encore immobiles, sont légèrement stimulés à travers sa peau translucide. Grâce à ses oreilles ourlées, elle entend un vague murmure duquel émerge parfois deux sons : un aigu et un grave.

Son corps s'est progressivement couvert de poils et ce fin duvet ne fait qu’accroître sa hideur. Que va-t-elle devenir dans un futur proche ? Depuis combien de temps est-elle là ? Ces questions lui viennent sans cesse bien malgré elle ; mais pas les réponses.

Inquiétude supplémentaire, l'absence de graisse sous-cutanée : ses ongles ont pous­sé, et elle craint de se mettre les muscles à vif. Des muscles accrochés par des tendons à des cellules osseuses et non cartilagineuses comme c'était encore le cas il n'y a pas si longtemps. Heureusement l'éventualité de mourir d'anoxémie lui paraît peu probable puisque son système d'oxygénation est parfait. Pour mieux la maintenir en vie, un canal artériel lui transmet un sang oxygéné. Ce procédé a l'avantage d'économiser ses poumons court-circuités jusqu’à la fin de son séjour ici.

Sa vue incertaine n'arrive même pas à circonscrire les limites de son domaine. Tout ce qu'elle peut faire, ce sont des culbutes lentes sur elle-même comme en apesanteur.
De temps à autre, elle heurte les parois intérieures, ce qui lui confirme l'exiguïté de l'endroit où elle se trouve. Sa rétine, pourtant sensible à la lumière, n'enregistre au­cune variation brusque de clarté. Son acuité auditive augmente jour après jour, et elle parvient à distinguer facilement les deux bruits : l'aigu est beaucoup plus fréquent que le grave. Le temps passe sans qu'elle ne sorte de cette terrible claustration. Bien au chaud, bien au calme et bien nourrie, elle devrait être la plus heureuse des créatures du monde. Mais une certaine extravagance de la nature la préoccupe : sa tête ne représente-t-elle pas le quart de sa taille ! Sera-t-elle ainsi armée pour faire face aux dangers du milieu étranger où elle va déboucher et, en pourra-t-elle, dès l'instant, en détecter ? Son cortex réagit, certes, parfaitement, mais ses pensées se font de plus en plus précises, anticipant le moment où il lui faudra s'extraire de ce lieu aseptisé. Si elle en croit son intuition, elle devrait être tout à fait capable de s'adapter à ce qui l'attend. Reste qu'elle ne sait strictement rien du monde où elle fera bientôt son entrée.

Souvent, les sons hachés et inégaux qu’elle perçoit font place à une mélodie dont l'origine pour elle demeure toujours inconnue. Ce qui l'obsède le plus, c'est un frappement sourd et constant qui résonne régulièrement comme un leitmotiv. Bien que son rythme change parfois, il n'en devient pas moins à la longue assour­dissant.

Le désir de s'échapper de sa cellule se fait de plus en plus pressant mais l'échéance tarde à s'annoncer. Quand un choc ébranle la capsule, elle prend im­médiatement une position instinctive de défense, recroquevillée sur elle-même, bien que sachant ce geste futile. Elle n'a jamais faim et pourtant ses glandes sali­vaires fonctionnent. De plus en plus fréquemment, elle sonde son environnement tentant de prévoir une sortie vers autre chose que le nid douillet dans lequel elle baigne.

Soudain, elle esquisse un geste en direction de son visage émacié ; maintenant, ses traits sont complètement caractérisés. Dormir et se concentrer sur les phéno­mènes du dehors, telles sont ses principales occupations.

Ce sont surtout les sensations sonores venues d'ailleurs qui la perturbent car elle pense que c'est par elles que viendra le signal de la délivrance.

Au fond d'elle-même, elle sait qu'elle aura un rôle difficile à jouer en entrant en scène. Ne doit-elle pas faire parfaitement couleur locale ? Il serait dommage qu'une petite imperfection, un défaut de fabrication en quelque sorte, vienne faire échouer toute l'opération. Ce serait un inadmissible gâchis dont elle ferait immédiatement les frais.

Sa perception auditive est de plus en plus sollicitée et son espace semble se rétrécir, son oxygénation sanguine s'amenuise. L'heure arrive. Il faut y aller.

Brusquement, un maelström l'arrache à son univers clos et un hurlement jaillit de ses entrailles face à une lumière aveuglante.

Le lendemain, le quotidien régional annonce laconiquement : « M. et Mme Jolly vous font part de la naissance de leur fils Roger, le 15 janvier 1989. ».

La première phase de l’invasion a parfaitement réussi !

Michel GRANGER & Michel PIERRE

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 15 janvier 1989.
Dernière mise à jour : 25 mars 2011.


© Michel Moutet, 2018
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