icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Vivre en Harmonie

« Chers parents,

« Qu'avez-vous pensé ? Qu'avez-vous imaginé ? Depuis un an sans nouvelles, sans aucune trace. Disparu. Mort peut-être... Au fil des jours, ce peut-être qui devient sans doute. Mais non, je ne suis pas mort. Mais bel et bien disparu pour vous à jamais. Oui ! Sachez que je suis bien, très bien là où je suis ; que je n'en partirai pas, que je ne désire pas en partir. La seule chose qui m'attriste, parfois, c'est de penser à vous, le regret de votre présence et l'idée de votre désespoir de­vant ma disparition. Voilà pourquoi je vous écris. Lirez-vous ces lignes ? Peu pro­bable, mais j'aurai fait comme si...

« Mais il faut que je vous raconte.

« Le 20 juin 1985, quand je vous ai quittés, sac au dos, je partais un peu à l'a­ven­ture : direction l'Espagne, le Portugal peut-être, selon les hasards du stop. Ce n'était pas mon premier voyage de la sorte. Souvenez-vous que j'avais déjà parcouru l'Italie, l'Autriche aussi, de la même manière. Donc, je trouvai très vite un véhicule pour Bordeaux, puis pour Arcachon. Et de là, je mis le cap vers le Sud, longeant au plus près la côte ; ne connaissant pas la région, je marchais tout en découvrant le paysage. Les voitures étaient rares et aucune ne s'arrêta devant mon pouce levé. Je n'en étais guère contrarié. Et puis un petit avion de tourisme, soudain, me survola ; il passait très bas. Par plaisanterie, je fis le signe du stop­peur. A ma grande surprise, il fit demi-tour et atterrit sur la plage, à ma hauteur.
– Vous allez où ? me cria le pilote.
Devant ma mine plutôt ahurie, il ajouta : moi, je vais aux Canaries. Je vous em­mè­ne ? Sitôt dit, sitôt fait.

« Jamais je n'étais monté dans un si petit avion. Voler à quelques centaines de mètres d'altitude seulement est un enchantement. Le pilote – Roger Simon que je connais fort bien maintenant –- était habile et très aimable. Pour mon plaisir et pour aussi le sien sans doute, il entreprit de nous concocter un circuit touristique de premier ordre. Il survolait la forêt, faisait le tour des étangs, remontait le cours des rivières, frôlait les clochers des églises, suivait le bord ourlé du littoral et partait à la poursuite des voiliers. Et c'est ainsi qu'il s'élança à la découverte d'un point noir, vers le large, qui s'avéra être une plate-forme de forage pétrolier.

« Soudain, le ciel se fit menaçant. Le vent se leva et l'appareil fut chahuté par de fortes turbulences. Roger m'avertit : pas question de lutter contre la tempête ; la seule solution était de se laisser porter jusqu'à l'accalmie. Il s'efforça donc sim­plement de maintenir l'engin en vol horizontal ; alors, nous fûmes comme aspirés par un immense nuage qui nous engloutit, nous emporta... Combien de temps ? Une demi-heure ? Une heure ? Plus ? Moins ? Je ne sais pas. Et, tout à coup, le nuage nous recracha. En quelques minutes, l'atmosphère se nettoya. Nous étions au-dessus de l'Océan. Mais où ? Roger avait entrepris de faire le point quand nous aperçûmes une terre. Pas d'hésitation, la réserve de carburant était épuisée. Une plage découverte et déserte nous permit un atterrissage de fortune. Une fois immobilisés – et soulagés – nous vîmes arriver vers nous toute une petite troupe gesticulante, hommes, femmes, enfants, apparemment ravis de notre visite. Ils parlaient dans des idiomes divers difficiles à définir. Et tout à coup, une phrase en français : Bienvenue en Harmonie !

« Nous étions en Harmonie. Mais qu'est-ce que l'Harmonie ? Nous l'avons appris petit à petit, durant le trajet pour nous rendre à la Présidence, ensuite au cours de notre réception d'accueil. L'Harmonie est une île inconnue du reste du Monde, inac­cessible habituellement, protégée par une barrière de cyclones, de tornades, d'ou­ragans qui en interdisent l'accès. Quelquefois pourtant, et nous en étions la preuve, un avion ou un bateau franchit accidentellement cette barrière et échouait là. Où est-elle située ? Là où Platon parlait de l'Atlantide ou au cœur du Triangle des Ber­mudes. Peu m'importe. L'Harmonie, pour moi et pour tous ceux qui y vivent, c'est le Paradis d'où personne ne revient. Personne ne le souhaite d'ailleurs. Car vivre en Harmonie...

« C'est redécouvrir la vie naturelle. D’abord, le climat y est merveilleusement tem­péré toute l'année. La terre est fertile, la mer poissonneuse, les bois giboyeux. Et la Présidence veille avec bonheur à ce que la concorde règne en maître entre les quelques trois mille personnes qui sont là, qu'aucun progrès technologique ne vienne compliquer inutilement notre existence si saine. C'est une tradition qui re­monte à trois siècles… L’Harmonie a sans doute été habitée depuis que les hommes ont osé s'aventurer hors de la vieille Europe. Mais on raconte ici que son fondateur fut le capitaine Edward Simpson, disparu avec le Deo Gratias vers 1680 alors qu'il faisait voile vers le Nouveau Monde avec une colonne complète d'émi­grants européens à son bord. Il instaura une communauté tellement harmonieuse que les différents apports successifs ne pouvaient que s'y fondre et que l’île y trouva son nom. Premier Président, il choisit un successeur digne de lui qui le rem­plaça à la fin de sa vie et continua son action. Depuis, les Présidents se suivent en se gardant de changer quoi que ce soit. Savez-vous qui est le Président actuel : M. Jean Mermoz.

« En 1936, c'est ici que la Croix-du-Sud, prise dans la tempête le déposa. Et l'avia­teur intrépide, le technicien hors pair découvrit les charmes de la vie simple. Deve­nu aujourd'hui un octogénaire heureux, il a déjà désigné son successeur: le Dr Nassi Ghérib qui se trouvait à bord de ce yacht indien, perdu il y a 15 ans. L'aura du Président est sans doute primordiale, mais il y a malgré tout un charme inhérent à l'île elle-même car dès qu'on y a posé le pied, un sentiment de calme, de séré­nité, vous gagne qui rejette hors de soi toute idée d’aventure et toute velléité d'en repartir. Même Alain Colas, si fou à bord de ses voiliers, est devenu ici le plus cal­me des jardiniers.

« Chers parents, ne pleurez pas votre Eric. Il est heureux.

« Je vais confier cette lettre à la mer. Sans doute ne la recevrez-vous jamais. Je m'adressais à vous en pensée, souvent. Vous avoir écrit m'a délivré de mon obsession.

« Je suis en harmonie avec vous et vous embrasse bien tendrement.
Eric »

P.S. : J'ai connu ici une jeune Antillaise arrivée il y a quelques années à bord d'un Boeing. Nous vivons ensemble. Nous aurons un bébé dans quelques mois. Si c'est un garçon, il s'appellera Henri, comme toi papa, et si c'est une fille Monique, com­me toi maman.

La bouteille jetée par Eric fut repêchée par un marin canadien, en juillet 2010. Ce fut le soleil qui éclaira les dernières années de Monique et Henri.

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 24 décembre 1989.
Dernière mise à jour : 29 avril 2011.


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