icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Digestion difficile

Ma décision est prise, je pars demain ! déclara avec véhémence le Professeur Ladouceur.

Affalé dans un fauteuil derrière son bureau encombré de paperasses, il était visiblement au bout du rouleau. Si bien que ses deux collègues et amis, Robitaille et Grignon, respectivement spécialistes en physique des matériaux et théorie des particules, ne regrettaient pas, une fois de plus, d'avoir accouru à son appel. Surtout quand il leur avait annoncé son intention imminente...

Ladouceur, les sentant prêts à lui opposer un flot d'objections, une marée d'arguments tous frappés au coin du bon sens, de la raison, de la sagesse, répéta :

– Dans quelques minutes, je tente l'expérience, c'est le seul moyen de m'en sortir...

– …Ou de tout gâcher, repartit Robitaille saisissant au bond une des dernières occasions d'empêcher cette folie.

– Tant pis puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement ! Et en criant de la sorte, Ladouceur se martelait rageusement le front en un geste de désespéré.

Son drame avait commencé il y a 20 ans lorsque, frais diplômé de l'Université de Montréal avec un doctorat de physique moléculaire en poche, il avait eu, un soir, ou plutôt une nuit de 1970, un rêve extraordinaire. Il s'agissait d'un éclair onirique de créativité comme on en cite tant à l'origine de certaines grandes découvertes. Ladouceur avait vu, dans son sommeil, les plans d'une machine infernale, exposés là devant lui et commentés par la bouche même de leur concepteur. L'engin diabolique lui avait été révélé au cours d'une de ces phases de sommeil dite paradoxale qui caractérise les périodes de rêve et la bonne fortune (était-ce vraiment ça ?), l'avait fait s'éveiller juste à ce moment-là, le cerveau encore tout imprégné de la vision ô combien fugitive mais encore très vivace...

Aussitôt, il s'était mis au travail pour retranscrire ce qu'il avait retenu de ce coup de rêve sur une réalité si étrangère, mais aussi si conforme à la nôtre à quelques exceptions près...

Une, en tout cas, derrière laquelle il courait depuis deux décennies et qui lui faisait déclarer résolument :

– Mes amis, j'ai bien l'honneur de vous dire au revoir et à bientôt si le temps le permet...

Sous cette formule anodine, Ladouceur lançait le plus grand défi jamais posé par l'homme à l'encontre des lois physiques de la nature : celui de tenter une incursion subreptice dans le passé afin d'y voler les derniers renseignements susceptibles de faire de lui le maître du temps ; pas des caprices de la météo (futilité que cela !) mais de ce processus fondamental qui fait qu'aujourd'hui succède à hier et que vient ensuite demain. Ce vieux rêve de l'humanité dont il avait eu la solution au cours d'un des siens !

Certes, il avait construit une machine sur des principes totalement révolutionnaires. Certes, il en avait testé l'efficacité réelle en faisant rajeunir divers animaux. L'ennui c'est que ceux-ci, revenus au présent par aller et retour, montraient un léger décalage, prouvant que la machine n'avait pas toute la fiabilité souhaitée par son inventeur. Cela se traduisait par d'imperceptibles troubles moteurs, dystrophies physiologiques et autres désagréments sur lesquels Ladouceur avait cristallisé toute son amertume : celle d'un inventeur perfectionniste non satisfait. Si son nom devait passer à la postérité – et cela ne manquerait pas –, il ne pouvait tolérer que ce fût sur une œuvre inachevée.

– Un peu comme si Léonard de Vinci avait laissé l'œil gauche de la Joconde en blanc, aimait à citer Ladouceur ; croyez-vous qu'il n'aurait pas détruit le reste ?

Cette menace, à savoir anéantir son tachytron, comme il l'avait baptisé, il balançait à la mettre à exécution quand une folle idée avait germé dans son cerveau torturé. Pourquoi ne pas utiliser la machine elle-même pour récupérer, par delà le temps, les bribes qui manquaient pour parfaire la plus belle découverte jamais élaborée ?

Et, pour cela, il ne pouvait mettre qu'une vie en danger : la sienne. Ainsi, s'était-il résolu à tenter l'impossible expérience, malgré les risques énormes encourus et que ses amis Grignon et Robitaille lui avaient opposés sans finalement le faire fléchir. Un seul point le chagrinait : en choisissant cette solution jusqu'au-boutiste : il privait peut-être l'humanité d'un grand bonheur. Et c'est en insistant sur cet aspect égoïste de l'affaire qu'il avait songé à renoncer. Mais son invention, dès lors qu'elle n'était pas au point, ne faisait-elle pas peser sur les connaissances un danger anarchisant de remise en cause des fondements de la science ? Ladouceur voulait bien devenir un martyr de la connaissance – même unanimement ignoré – mais surtout pas un de ces excentriques pseudo-scientistes qui infestent honteusement la littérature technique en courant après des chimères : mouvement perpétuel, pierre philosophale, élixir de longue vie, etc.

Devant ses amis consternés, Ladouceur grimpa prestement dans la cabine de son engin qu'il avait conçue confortable au cas où il devrait y séjourner plus longtemps que prévu. Sans attendre, il bascula le levier marqué en arrière ; rapidement, il fut submergé de sensations grisantes et angoissantes à la fois. Son cœur semblait imploser, son visage s'étirer, ses membres se régénérer...

Bien vite, tout se stabilisa et il put constater qu'il se trouvait toujours dans le même bureau mais, brusquement, il prit conscience qu'il y était en intrus. En effet, le bureau net faisait contraste avec l'état de fouillis dans lequel il l'avait laissé, 20 ans plus tard. Le plus vite possible, il évacua les lieux et regagna le laboratoire adjacent ; immédiatement, il consulta son agenda : vendredi 15 novembre 1970, lut-il avec satisfaction. La date exacte de son rêve ! Contrairement à ses craintes, ses souvenirs du futur avaient résisté à la rétrogradation temporelle et le fait de se retrouver au jour souhaité consacrait sa réussite même s'il était quelques heures en avance.

Louangeant encore la chance qui semblait le servir – quelle déception s'il s'était trouvé en retard –, il dut admettre que l'opération se présentait sous les meilleurs auspices. Ainsi allait-il devoir tout recommencer, mais, cette fois, avec la totalité des billes, et il n'attendrait pas la fin de sa carrière pour se poser en plus grand physicien que la Terre ait connu.

Avait-il répété maintes fois ce scénario ! A 19h, il descendit de la tour centrale et gagna à grands pas la pizzeria de la Côte des Neiges là où... A chaque enjambée vigoureuse, il se réjouissait de se rapprocher du but. Une fois assis chez Marco, l'odeur lui chatouilla agréablement les narines :

- Une anchois, commanda-t-il sans songer que 20 ans plus tôt il s'était laissé tenter par une royale.

Cette nuit-là, il dormit comme un loir et, le lendemain, il ne se souvenait plus de rien. Par la cause malheureusement imprévisible d'une digestion plus facile, la machine à remonter le temps n'existe pas encore de nos jours, n'est-ce pas ? Sinon, ça se saurait.

Michel GRANGER

Ecrit en 1989 ; publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 7 janvier 1990.
Dernière mise à jour : 19 novembre 2010.


© Michel Moutet, 2014
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