icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Effet boomerang

La première fois qu'un copain lui en avait parlé, il avait souri avec scepticisme. Et puis le sujet avait été de nouveau abordé devant lui au cours d'une conversation d'après repas, à la cantine de la banque qui l'employait. Alors, par curiosité, il avait essayé...

Dans la rue, une fin d'après-midi, il avait choisi une jeune fille qui lui parut suffisamment fragile, histoire de commencer doucement. Il se mit à la suivre à quelques pas de distance et la fixa intensément, par derrière, au niveau de la nuque. Au bout de quelques mètres, elle s'arrêta et se retourna, balayant la rue d'un regard interrogateur. Il passa à côté d'elle sans mot dire mais en jubilant intérieurement. Ainsi, c'était vrai, on ne lui avait pas raconté des bobards : il était possible d'influencer le comportement de quelqu'un par la seule puissance du regard.

Cela l'amusa énormément et il réitéra plusieurs fois l'expérience. Au fil des jours, petit à petit, il prenait de l'assurance et, en analysant le plus subtilement possible ce qui se passait, il arriva à percevoir de mieux en mieux le lien qu'il établissait entre lui et sa "victime" jusqu'à ressentir quasi-physiquement le contrôle de la nuque qu'il fouaillait du regard.

Les ordres qu'il parvenait à donner étaient de plus en plus complexes. Ainsi, un jour, il obligea un jeune homme à entrer dans une pharmacie où il se retrouva, penaud, sans savoir l'objet de sa démarche. Une autre fois, en voiture, suivant un pépé qui l'agaçait par sa lenteur à se déplacer, il lui intima l'ordre de virer à droite pour avoir le champ libre. C'était malheureusement un sens unique...

A l'hippodrome, il réussit, à travers ses jumelles, à maîtriser la nuque du jockey de tête et à l'inciter à ralentir sa course pour laisser gagner l'outsider sur lequel il avait parié.

Cette nouvelle puissance le fascinait. Il entrevoyait des possibilités formidables sans qu'il puisse encore bien en fixer les limites. Le fait qu'il lui faille être derrière l'individu choisi pour pouvoir agir par l'intermédiaire de ce point précis, au niveau du cervelet, ne le gênait nullement ; il y gagnait même un sentiment trouble d'impunité délictueuse.

Et puis, un matin, il se trouva dans l'ascenseur seul avec la fille du grand patron, celle dont tous les employés de la boîte rêvaient en secret. Elle l'avait à peine remarqué et il se tenait debout, devant le miroir qui tapissait une partie de la paroi de la cabine. Enivré du lourd parfum qu'elle dégageait, une idée folle lui vint : cette nuque gracile mais sensuelle lui apparaissait dans la glace car ils se tournaient le dos ;  il la fixa intensément et en prit possession. Il n'eut qu'à ouvrir les bras pour la recevoir, languissante, lèvres offertes. Il en profita, sans excès. Quand la porte de l'ascenseur s'ouvrit automatiquement, elle s'éloigna de lui avec un air d'intense stupéfaction. Ses talons aiguilles claquèrent à un rythme effréné sur les dalles.

Là encore, il s'était ouvert un autre éventail de ses possibilités.

Il avait compris, aussi, que l'état hypnotique de ses partenaires involontaires, bien que très temporaire, ne leur laissait aucun souvenir. Il leur volait incognito une partie d'eux-mêmes, les privait subrepticement d'un petit morceau de leur temps sans qu'il n'y paraisse. Il en avait profité, par exemple, une fois, quand, dans un débit de tabac, il avait pu, grâce au miroir situé derrière la buraliste, "demander" à celle-ci de lui rendre la monnaie sur un billet qu'il n'avait même pas donné. Sans hésiter, elle avait obtempéré et il avait empoché le tout, riant du bon tour qu'il lui avait joué et de la tête qu'elle ferait quand elle ajusterait sa caisse.

Tout aurait pu continuer de la sorte dans la mesure où il ne se montrait pas trop gourmand. Ses menus larcins pouvaient passer facilement pour d'anodins caprices du hasard ou être les fruits d'une baraka chevillée au corps. Certains personnages traversent ainsi l'existence en étant particulièrement gâtés par le destin. Et on ne les soupçonne pas pour autant d'activités sournoises et prohibées.

D'ailleurs, il avait bien compris le danger d'aller trop loin. En étant raisonnable, il pouvait espérer améliorer son sort, agrémenter sa vie, sans jamais dépasser les bornes qui le signaleraient à l'opprobre populaire. Il était bien conscient de cela mais à trop se méfier des autres, il oublia de se garder de lui-même, ce qui le perdit.

Tout se passa dans sa salle de bain, à son lever. Pour vérifier la position d'une mèche rebelle à l'arrière de sa tête, il avait prit un miroir à main, qui, par l'entremise de son armoire à toilette et grâce à la double réflexion, lui avait permis de se voir par derrière.

Cette nuque, largement offerte, fit naître en lui une tentation irrésistible. Il la fixa et sentit le lien habituel s'établir à partir de son regard, comme s'il s'agissait d'autrui. En même temps, il eut la curieuse sensation qu'on lui serrait le bas de l'occiput dans un étau, ce qui le fit hurler à mort. Ses pensées s'entrechoquèrent comme sur une piste d'autos-tamponneuses bondée, ses neurones entraient en résonance, ses synapses sautaient une à une comme les plombs d'un circuit électrique surchargé.

Les deux personnalités en présence tentaient de prendre le pas l'une sur l'autre, mais c'était impossible. Et pour cause puisque elles étaient la même ! Le processus d'au­to­destruction étant inéluctablement enclenché, sa mémoire s'effaça progressivement, ses pensées tournèrent en rond comme la ritournelle d'un disque rayé qui tourne in­dé­finiment sur le même sillon, arrivant à effacer ce qui est gravé dessus. Il perdit toute notion de l'espace et du temps...

Il est maintenant pensionnaire à Saint-Anne. On le dit frappé d'amnésie mais, en fait, c'est dans un état obsessionnel qu'il demeure prostré.

A tous ceux qu’il rencontre, il pose la même question absurde : « Savez-vous qui a vendu la mèche, la mèche… Qui l’a vendue ? Savez-vous ? »

Michel GRANGER & Louis DIONNET

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 16 juillet 1989.
Dernière révison : 17 juin 2014.


© Michel Moutet, 2014
INTRODUCTION
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