icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le bicentenaire

Ce jour-là eut été un jour ordinaire pour l'adjudant Legras et le gendarme Ralec si, au cours d'une patrouille de routine, ils n'avaient remarqué ce quidam aux allures équivoques.

Roulant tranquillement sur le CV 481, ces deux inoffensifs agents de la marée-chaussée avisent un individu dont l'attitude prête à penser qu'il tente de se dis­simuler.

Aussitôt, ils stoppent l'estafette et, ayant parcouru quelques mètres dans le sous-bois, se trouvent nez à nez avec ce personnage au regard vide et lointain qui sem­ble déguisé pour un bal masqué tellement ses vêtements sortent de l'ordinaire.

– Vos papiers !, intime l'adjudant, fidèle à une tradition qui ne voit pas passer les ans.
– Je n'ai nullement l'intention de vous présenter des titres, enseignements ou mé­moires, réplique l'autre derechef.
– Ne jouez pas au plus malin! s'exclame le pandore éberlué. Présentez votre carte d'identité, sinon...
– Plaît-il ?
– Quoi ? Assez plaisanté ! Vos nom, prénom, adresse, profession.
– Je me nomme Louis Langevin et ne désire faire aucune déclaration publique.

Le temps d'assimiler ce refus catégorique d'obtempérer.
– On ne vous demande pas de faire un discours. Montez dans le fourgon, vous al­lez vous expliquer au poste.
– A ce que je vois, dit l'homme, ce n'est pas un fourgon mais un véhicule vieillot et je n'ai aucune raison de me rendre dans votre commandement.

A peine quelque peu bousculé pour le faire pénétrer manu militari dans l'estafette, l'inconnu sourit et, fixant l'ordinateur, s'étonne de la vétusté d'un tel matériel en ajoutant que c'est un appareil obsolète de la quatrième génération, depuis long­temps plus en service. Il ajoute même que la camionnette dans laquelle il est monté constitue une pièce de musée, l'insolent !
Ce type est dérangé, pensent les gendarmes ! Notre équipement est flambant neuf et notre bécane nous a été livrée le mois dernier.

– Que faites-vous dans la vie, interroge Ralec ?
– Je suis iatralepte, répond l'autre.
– Comment ?
– Iatralepte, sauf votre respect, et j'exerce cette noble activité depuis l'âge de 20 ans.

Quelque peu dépassés par les événements, les deux gendarmes reprennent tout à zéro comme si cela pouvait éclaircir la situation.
– Nom, prénom, date et lieu de naissance ?
– Langevin Louis, né le 14 Mai 1827 à La Rochelle, Charente-Inférieure. Je suis avoutre, précise-t-il, et vous n'avez aucune raison de me traiter comme un ban­doulier.

L'étonnement bonhomme des agents en service commandé cède la place peu à peu à un certain agacement.
– Arrêtez de vous payer notre tête, voulez-vous ! Noms, prénoms de vos parents.
– Je viens de vous dire que j'étais avoutre ; ma mère se nomme Eugénie Langevin.

Comment cet homme là devant eux, paraissant à peine 40 ans, peut-il prétendre en avoir 172 ?
Certes, son vocabulaire et sa tenue vestimentaire sont bien d'un autre âge, mais de là à ce qu'il y ait mystification... Legras et Ralec ont la réputation d'une certaine rigidité mais aussi d'une once d'intelligence. Aussi cherchent-ils à piéger l'intrus en lui demandant d'où il vient, histoire de le mettre en difficulté si vraiment son esprit présente quelques fêlures.

Et en effet, aucune réponse satisfaisante n'est obtenue. Tout ce dont il se souvient, c'est d'avoir été appelé à la ferme des Essarts pour masser le père Martin qui souffre des reins depuis qu'il a subi une ruade de sa vieille jument.

Consciencieux jusqu'à la pointe de sa moustache, Legras vérifie les déclarations de l'inconnu avant de faire son rapport.

Un Louis Langevin est bien né à La Rochelle en 1827, fils naturel d'Eugénie Lan­gevin. Aucune mention ni de mariage, ni de décès n'est apposée sur le registre, l'informe-t-on, tout en lui précisant enfin que les Charentes-Maritimes s'appelaient bien Charente-Inférieure à cette époque.

Cette histoire paraît d'autant plus étrange que l'homme semble cultivé, surtout du point de vue technique, instruit même. Il ignore que la France a subi trois guerres depuis sa naissance, mais il ne s'étonne pas du lancement d'Ariane diffusé à la télévision. Bien au contraire, il critique la mauvaise résolution de l'écran, spécifiant qu'un tube avec 65 536 pixels améliorerait la qualité de l'image. De plus, il sourit en voyant les deux boosters se détacher allant jusqu'à demander pourquoi on n'utilise pas l'antimatière ou plus simplement l'énergie nucléaire comme mode de propul­sion. L'ahuri !

Ces connaissances contrastent énormément avec le vocabulaire suranné qu'il uti­lise, jurant qu'il ne controuve pas, qu'on ne le chevira point et demandant le geo­lage...

Futé, l'adjudant Legras a l'idée de vérifier ces mots sur un vieux dictionnaire qu'il tient de son arrière-grand-père et, à son grand étonnement, constate que ceux-ci faisaient partie du langage courant en 1820 !

Tout cela est de plus en plus singulier, d'autant qu'il retrouve notre gaillard ex­pliquant au planton une théorie selon laquelle tous les systèmes de référence, qu'ils soient en translation uniforme ou en mouvement l'un par rapport à l'autre, sont équi­valents pour les lois physiques...

C'en est vraiment trop pour étouffer l'événement. La presse et les médias s'en emparent et, bientôt, le génie bicentenaire est surnommé Hibernatus en référence à un film qui a profondément marqué les esprits. Les scientifiques sceptiques et soupçonneux, comme toujours, font subir à l'individu un interrogatoire sous hyp­nose attendu qu'il ne s'est jamais coupé dans ses déclarations et continue de fan­tasmer mais avec un aplomb inquiétant.

Il ressort de la séance hypnotique que des créatures étrangères à la Terre, issues d'entre Alpha et Proxima du Centaure, prélèvent de temps à autre un échantillon de notre espèce afin d'examiner le cours suivi par notre long processus d'évolution. Ils en profitent pour lui révéler quelque avancée technologique susceptible de faire progresser brusquement la science.

Si, un jour, au détour d'un chemin, vous vous trouvez face à face avec un être sem­blable, sachez que vous ferez, malgré vous, une cure de rajeunissement et qu'à votre retour sur Terre, vos arrière-petits-enfants seront plus vieux que vous !
Car comme on dit en ce bas monde comme dans les autres d'ailleurs, tout est relatif !

Michel GRANGER & Michel PIERRE

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 2 juillet 1989.
Dernière mise à jour : 15 avril 2011.


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