icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Amnésie

Intense et anormale émotion, ce matin d'avril 2088, à l'hôpital Saint-Joseph : la chambre 58 est vide...
Non pas à cause d'une raréfaction des malades, hélas. L'établissement ne désemplit pas ; mais tout simplement parce que la personne sensée l'occuper ne s'y trouve plus ! Et malgré d'intensives recherches, on n'arrive pas à remettre la main dessus. Or, jamais dans les annales de la maison, un événement aussi invraisemblable n'a été enregistré : un patient s'est échappé.

Enregistré la veille, dans la soirée, et alité vers 21 heures après un examen approfondi, il semble s'être volatilisé...
Manifestement, un véhicule l'avait heurté alors qu'il se trouvait sur la chaussée hors des zones traversières prévues à cet effet. Le conducteur ne s'était même pas arrêté pour s'enquérir du sort de cet inconscient. Une race d'ailleurs de plus en plus rare, ces kamikazes de la route, tant les barrières magnétiques, substituts actuels des antiques passages cloutés, sont sûres, opposant une résistance immatérielle invisible mais impénétrable aux engins qui stoppent automatiquement sans même que le chauffeur n'ait à s'en soucier...

Trouvé inanimé au beau milieu de l'avenue, l'inconnu a été transporté par l'ambulance au service des urgences. Il a repris connaissance pendant le voyage, mais sous l'injonction des infirmiers, il est resté calmement allongé jusqu'à la salle de radiographie.

Là, heureusement pour lui, aucune fracture n'a été décelée, à part un petit hématome responsable, semble-t-il, d'un léger traumatisme crânien. En effet, l'accidenté a été incapable de décliner son identité et de décrire les circonstances de l’incident dont il a été victime. Pas plus qu’il n’a pu donner l’adresse de son domicile, ne serait-ce que pour permettre de rassurer ses proches qui, devant son absence, n’ont pas dû manquer de s’inquiéter. Et dans ses poches, aucun papier…

Comme il était tard, on n’a pas trop insisté. Bourré de calmants, il a été ramené dans la chambre 58 là justement où, en ce début de matinée, on vient de constater qu’il n’est plus là…
Et le veilleur, au poste de garde, est formel : aucune sortie suspecte n'a été remarquée durant la nuit...

Pour sa part, Stéphane est loin de se douter du remue-ménage qu'il occasionne présentement. Il a, pour l'heure, d'autres chats à fouetter et l'angoisse qui l'étreint lui fait regretter de ne point être resté dans son lit, comme il aurait dû, en tant qu'accidenté raisonnable. Pourquoi s'est-il réveillé en pleine nuit avec le sentiment diffus qu'il lui fallait à tout prix quitter cette chambre ? Que c'était vital pour lui. Vital et impératif comme si son destin en dépendait. Pourquoi est-il descendu sans hésiter au sous-sol ? Et qu'est-ce qui lui a dicté ce besoin urgent de se diriger vers le magasin de fournitures à travers ces couloirs ripolinés de blanc ? Toutes ces questions s'entrechoquent dans sa tête mais sans entamer le moins du monde la détermination farouche qu'il sent nichée au fond de lui.

Devant l'entrée de la cave, il a eu un sourire. Cette petite porte minable, mince paroi de contreplaqué, semble être la réplique exacte de celle de sa chambre, quoique un peu plus étroite et plus crasseuse. Coïncidence ? Elle a un numéro écrit à la main dessus et c'est le 57 !
Intrigué, Stéphane entrebâille le battant qui ne lui oppose aucune résistance et, n'apercevant qu'un long corridor, il se glisse à l'intérieur. Quelques pas et la sensation curieuse que tout s'est refermé derrière lui, interdisant le retour en arrière.

Une petite promenade à travers une galerie mal éclairée mais propre l'amène devant une nouvelle porte, sœur jumelle de la première sauf qu'elle donne l'impression d'être légèrement plus exiguë. Son numéro : le 56... !
De plus en plus étonné, Stéphane, sans hésitation, fait pivoter l’huis, pénétré, au-delà de son appréhension, d’une impérieuse curiosité. Le passage s’est manifestement rétréci et semble obliquer vers la droite. Il en franchit le pas…

Le parcours, cette fois, lui est plus pénible. Et il se trouve bientôt face à une nouvelle entrée, numérotée 55. Trop tard pour reculer et à quoi bon ? Stéphane pousse le battant et se cogne douloureusement le front au sommet de l'encadrement, mais cela ne le décourage pas. Malgré lui, il est emporté dans une spirale d'événements triviaux, plus en plus rapprochés, qui lui donnent le vertige... Un nouveau couloir s'offre à lui, plus étriqué encore que les précédents. En réalité, il s'agit plutôt à présent d'un mince boyau aux parois douteuses sur lesquelles suinte une humidité épaisse. Il croit entendre un bruissement furtif, mais l'obscurité est telle qu'il ne voit rien... Tant mieux d'ailleurs.

Le trajet est long, pénible, parsemé d'embûches, entrecoupé de haltes hérissantes. Mais il est à sens unique et Stéphane le sait pertinemment. Il avance ainsi, sans se poser de question, sans ressentir de fatigue, comme quelqu'un sous l'influence de quelque maléfice. Et les portes se succèdent à un rythme de plus en plus accéléré et chacune de taille imperceptiblement moindre que la précédente. Il a l'impression de s'être engouffré dans une coquille de mollusque dont le conduit d'accès se rétrécit à chaque tour et lui avec...
Chaque enjambée devient plus problématique. N'a-t-il pas le sentiment de remonter une pente tout en s'enfonçant au cœur du temps, de sa vie, de lui-même ? D'ailleurs, depuis longtemps, il ne ressent plus son corps, lequel a dû rester coincé dans une de ces maudites lucarnes, le laissant continuer seul pour pourrir là et, un jour, se désintégrer en poussière. Depuis plusieurs sas, n'a-t-il pas eu la sensation de patauger dans un magma meuble, rendant sa progression plus fluctuante, moins sûre ? Ayant abandonné ses dernières attaches vers son passé incarné, il continue…

Et puis, à la dernière porte : un trou. Il s'y glisse : derrière, c'est le noir absolu, le Néant...

A l'hôpital Saint-Joseph le lendemain, le ministre de la Santé a appelé le directeur sur la ligne directe pour éviter les écoutes intempestives. Après les civilités d'usage, l'homme important a fait référence au succès complet remporté lors de l'opération de la veille : journée sans accident !

Et la voix doucereuse a laissé tomber :
– Félicitations mon ami je n'en attendais pas moins de vous...

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 10 avril 1988.
Dernière mise à jour : 15 février 2011.


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