icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le voyage

Miklor embarqua à Saporz, une petite gare nichée non loin du Danube. Dans le train en partie vide il n'eut aucune peine à trouver une place coin-fenêtre comme il le souhaitait et, après avoir hissé sa valise dans le filet, il se carra sur la banquette. Certes, il devait exister nettement plus confortable que cette couche mince de moleskine qui allait bien vite lui meurtrir les fesses, mais, dans son pays, l’heure n’était pas encore venue de favoriser le bien-être des masses populaires. Au con­trai­re, on en était toujours à prôner les avantages d’un certain ascétisme…

En quelques minutes, son souffle retrouva un rythme normal et il eut alors le loisir d'ob­server les personnages dont il allait devoir partager la compagnie jusqu’à la pro­chaine gare.

Le visage éclairé d'un engageant sourire, il se racla la gorge dans le but d’attirer l’attention de ses voisins. Ceux-ci étaient au nombre de deux : un homme à la barbe hirsute, vêtu d'une ample houppelande, lui faisait face. Ses yeux de braise brûlaient sous la visière de sa casquette avec une lueur de feu qui couve. Miklor, sans se dé­monter, lui adressa derechef la parole et s’enquit de sa destination ; l’autre lui ré­pondit évasivement en bougonnant une formule à peine voilée qui signifiait que cela ne le regardait pas. Miklor enfouit son désappointement dans un mouchoir bariolé et se moucha bruyamment.

Il avait eu l’omnibus de justesse et, n’eût été le retard habituel du convoi, il aurait trou­vé le quai désert. Mais, Dieu soit loué, il avait pu monter.

A sa gauche, une femme boulotte, entre deux âges, lisait un roman-photo par-dessus les verres épais de ses lunettes et en tournant machinalement les pages de ses gros doigts boudinés. Espérant trouver plus de chaleur humaine auprès de ce spécimen banal de l’autre sexe, Miklor réitéra sa question qui pouvait passer seulement pour une formule de politesse :

– Où allez-vous, Madame ?

– Figurez-vous que je suis mon destin !

Telle fut la réponse sibylline qui franchit les lèvres de sa voisine sans qu’elle ne lève même un œil sur lui.

Devant un tel cortège d’amabilités cordialement partagées, Miklor se renfrogna et, allongeant ses jambes sous la banquette en vis-à-vis, il se mit à somnoler. Fina­lement, c’était ce qu’il y avait de mieux à faire.

Lorsqu’il sortit de sa torpeur, après un temps qu’il aurait été bien en peine d’exprimer, l’angoisse, soudain, le pénétra d’avoir laissé passer la gare où il devait descendre. Mais bien vite il réalisa, se souvenant qu’en fait il se rendait jusqu’au terminus. Et, à ce qu’il pouvait en juger par les trépidations qui le secouaient présentement, le train continuait sa route.

Ses voisins étaient toujours les mêmes et ils n’avaient apparemment pas bougé d’un pouce ; au contraire, chacun semblait s’être incrusté plus profondément dans son siège. La barbe de l’individu avait cette couleur indéfinissable mi-poivre, mi-sel, qui fait douter de la propreté. Le col de sa pelisse brillait. Et son regard était toujours aussi incandescent, faisant penser à des petits trous percés à travers la grisaille envi­ron­nante.

L’homme se frottait continuellement les mains l’une contre l’autre en un mouvement qui donnait un bruit obsédant. Miklor se prit à songer que ce tic lui rappelait étran­gement le confus souvenir qu’il gardait de son père défunt. Lui aussi s’adonnait cons­tamment à ce jeu de mains.

La femme, quant à elle, avait abandonné son roman-photo et marmonnait spas­mo­diquement. Miklor tendit l’oreille et il crut comprendre qu'elle récitait une prière. Il tenta de discerner l'objet de sa patenôtre. Après un quart d'heure d'attention sou­tenue, il parvint à saisir une bribe de son soliloque et cela le glaça jusqu'aux os. La peur s'installa sur le siège vide à sa droite.

La dame, qui parlait toute seule à son côté, destinait son propos à quelqu’un d’in­visible, quelqu’un qu’elle prénommait Wanda… Et justement, c’était le prénom de la mère de Miklor, laquelle était morte en le mettant au monde.

L'atmosphère dans le compartiment devint épaisse à couper au couteau, l’air trop visqueux à respirer et Miklor décida de quelque chose pour échapper à ce piège qui se refermait inexorablement sur lui. Mais était-ce encore possible ? Son destin, à lui aussi, n’avait-il pas été définitivement scellé quand il avait embarqué dans ce maudit train ?

Fébrilement, il se saisit de sa valise, remonta son col de fourrure et tira sur la porte pour sortir. Celle-ci resta solidement bloquée, insensible à ses efforts pourtant non dissimulés, comme si elle avait été verrouillée de l’extérieur. Miklor sentit une sueur froide lui envahir la nuque tandis que deux rires sardoniques éclataient dans son dos. Brusquement, il fit volte-face. Ni l'un ni l'autre de ses compagnons d’infortune ne semblait avoir cillé, si bien que Miklor commença à se dire qu’il venait d’être l’objet d’hallucination auditive.

La mort dans l'âme, il se rassit, pénétré d'une soudaine résignation que rien ne pouvait expliquer, pas même le refus d’obtempérer de la part de la porte coulissante du compartiment ferroviaire. Il se mit à trembler et tenta de déterminer où les em­menait le convoi. A ce qu’on pouvait voir par la fenêtre, le paysage était immaculé, sans relief, sans accidents. Comme si la neige recouvrait tout. Mais de la neige en plein mois de septembre, même si la latitude était nettement nordique à Saporz… Et le ciel lui aussi était blanc, la jonction s’opérant imperceptiblement… L’homme ferma les yeux, cédant à un accès de lassitude ; il venait de prendre conscience que le voyage risquait d’être long.

Long, il le fut, certes, bien qu’en la circonstance la notion de durée soit toute relative.

Mais il fut aussi sans retour… dans la mesure où personne n’est jamais revenu de l’endroit où Miklor avait finalement accédé…

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 18 février 1990.
Dernière mise à jour : 6 mai 2011.


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