icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
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SOMMAIRES

La vente du siècle

Depuis une semaine, la rumeur était en ville. C'était à qui en saurait le plus et les langues allaient bon train. Pourtant on n'en connaissait que ce que la publicité radio­diffusée et télévisée avaient bien voulu en dire. Les suppositions les plus farfelues circulaient en ce qui concerne cette grande opération qu'on qualifiait de « vente du siècle ». La population, pourtant accoutumée à ce tapage publicitaire, faisait usage de son sens aigu des prémonitions pour déceler sous les paroles tonitruantes des psycho-rêveurs une pointe de mystère qui la faisait frissonner et battre imperceptible­ment des ailes.

Enfin l'effort scientifique allait porter ses fruits. L'omniscience au service du commun des immortels. La plèbe aux cerveaux rabougris par l'inaction relevait la tête et se mettait à fourmiller. On allait cesser de bourrer ces crânes vides de promesses, de victoires acquises par l'élite et dont la masse avait fini par se moquer comme de sa première mandibule. La fin de l'ennui, du nom qu'on avait donné à cette ère de platitude où la génération spontanée était devenue monnaie courante mais où le confort, à force de perfectionnements, virait vers la pire des calamités. Quiconque obéissait aux cerveaux sombrait dans l'obésité, la ventripotence et la lassitude. On ne pouvait user de tous les plaisirs puisque la consommation de l'un appelait un autre. Tout n'était plus qu'affaire de subconscient et devenir empereur ou monarque était une banalité harassante. La gent, alors, se mit à espérer.

Mille pattes s'étirèrent avec un bruit de verre pilé. Des paupières se soulevèrent et, par comble, certains se remirent à léviter. Enfin on s'apercevait que tout n'était plus vain. L'annonce d'une nouvelle planète découverte par les stratos se concrétisait enfin par quelque chose de tangible, par autre chose qu'une extermination pure et simple et combien affligeante de ses habitants. Enfin une galaxie avait inventé quelque chose de neuf.

Les enfants qui, depuis longtemps, méconnaissaient l'émotion et dont les jouets aux yeux hideux et aux pattes velues étaient devenus complètement indifférents, écou­taient les plus grands leur conter des légendes. Et les voix possédaient maintenant un tel accent de vérité qu'ils finissaient par les croire au lieu de les traiter de radoteuses.

Lentement, comme le jour point, tout le monde se mit à circuler, à rire, à chanter et à cette occasion on se rendit compte à quel point la surpopulation était grande. Le peuple sorti du lit tient plus de place.... En se déplaçant il se fatigue et finalement se met à consommer, créant plus de complications qu'une guerre nucléaire.

Mais le gros problème vint surtout quand la bourse s'effondra. Basée sur l'ultime rentabilité de l'horreur, les cotes ne purent résister à l'annonce du fruit de la dernière prospection galactique. Les on-dit prétendaient qu'enfin on verrait de l'inédit, de l'imprévisible et non plus cette mixture d'épouvante à l'eau de rose que distillaient les trusts depuis des années. Les particuliers vendirent les actions, préférant avoir de l'argent frais pour monnayer ce qu'on apporterait de là-bas. Quelqu'un n'avait-il pas eu l'audace d'annoncer qu'on vendrait des reproductions grandeur nature et modelables à volonté ?

Une atmosphère de kermesse oubliée depuis des millénaires s'installa et il en résulta une cacophonie nouvelle d'une foule grouillante en délire. On instaura une attente toute jubilante où les festivités se muaient en orgies par manque d'habitude des participants. Beaucoup, négligeant les directives de prudence, subirent des crises cardiaques sans même penser à brancher leur régulateur de tension et obli­gèrent leurs proches à s'instituer croque-mort, profession qui avait totalement disparu de la planète depuis longtemps.

L'économie, érigée uniquement sur les loisirs et les divertissements dits statiques, déterra de vieux préjugés enfouis dans les mémoires des plus vieux pour faire face au raz de marée. Les turbines grincèrent en se remettant en marche, il y eut même une catastrophe dans le quartier pauvre de la cité. Un vieux pont s'effondra sous le poids formidable de soixante individus. Les poutrelles mangées par la rouille n'avaient pas résisté à un tel afflux de circulation.

Le gouvernement central regretta vite la permission qu'il avait consentie en vue de cette fameuse vente. Mais il était trop tard. Pas un esprit, pas une âme ne songeait à autre chose et supprimer une telle promesse pouvait bien provoquer une sanglante révolution. On s'arma donc de patience et pour tuer le temps on s'amusa. Le chargement était en route.

Les journaux affichèrent ce placard publicitaire à l'encre indélébile et phosphores­cente :

Nouvel arrivage sensationnel

L'expédition J. Astork, de retour de la planète T 1015 vendra aux enchères de multiples collections de films et revues prélevées à même une civilisation rétrograde et belliqueuse. L'horrible à son summum ; les vues gratinées de la galaxie vous procureront des heures et des heures de satisfaction.

Venez nombreux au grand forum de Spax où aura lieu la vente le 17 Hérou à 20 heures.

Suivaient quelques photos stéréoscopiques aguichantes au possible que certain découpaient et conservaient avec un soin jaloux.

Les jours passèrent, fertiles en faits divers et accidents. Certaines institutions firent faillite, d'autres prospérèrent brusquement comme un feu de paille. Le monde était à l'envers en attendant le bonheur.

Le 17 Hérou au soir, les 350 000 places du forum étaient occupées. On avait réussi à y faire rentrer un surplus appréciable en créant des places verticales demi-tarif où l'on devait se tenir sur trois pattes. Un monstrueux tohu-bohu fait de déglutitions bruyantes et de froissement d'écailles montait vers le ciel en un tintamarre qui allait s'amplifiant à mesure que l'heure approchait. La convoitise, l'envie, ainsi qu'une forme de concupiscence écœurante, se lisaient sur les milliers d'yeux rivés sur le plateau central où était exposé l'objet de la vente : 115 000 revues et 6 000 films dont quelques extraits seraient projetés sur le grand écran.

La foule grouillait mêlant son souffle, échangeant sa sueur, communiant unanime­ment. Finies les basses rancœurs, la jalousie sous-jacente, les désirs refoulés ; tout était oublié. Un monde uni pour la même cause parce qu'un autre avait eu l'indécence d'inventer ce qui dépassait l'imagination et ainsi avait sauvé au moins momentanément son droit de vivre.

Tout à coup le silence se fit, complet, palpable. Le préposé à la vente installa confortablement son abdomen et se mit à jacasser. On écoula tout d'abord les courts métrages et les revues. Et les enchères montaient, montaient. Il était évident que quelques-uns y mettaient toutes leurs économies sans se soucier de l'avenir. On vivait au présent. Le reste, tant pis ! Ce peuple à qui l'expérience, le progrès, avaient appris à fonder une supercivilisation, donnait maintenant libre cours à son instinct inné et rentré artificiellement. Se comportant comme des enfants, les individus gaspillaient leurs biens les plus chers pour acquérir somme toute quelques morceaux de papier ou mètres de pellicule.

On arriva aux longs métrages. Les petites gens serraient leurs biens comme on tient un nouveau-né et assistaient, sans rechigner, à la fin de la vente avant de se précipiter eux-mêmes chez eux savourer leurs richesses.

Le prix fantastique de 500 000 Umi (unité monétaire interplanétaire) fut atteint quand le multimilliardaire Onatos monnaya le film le plus convoité. Il s'agissait d'un documentaire sur l'île du Levant où les Terriens avaient installé ce qu'ils nomment un camp de nudistes et qui n'a pas d'équivalent sur d'autres planètes. Comment décrire l'indescriptible ?

Figurez-vous des êtres à la peau nue, flasque et molle, exhibant leur vilenie hors d'une carapace dont ils semblaient ignorer l'existence. Des êtres mous, sans consistance, dont la disgrâce n'avait d'égale que la laideur repoussante et qui mouvaient leurs quatre longs membres en une allure d'une folle incongruité. Comment pleinement faire ressortir l'absurdité de ces monstres sans antennes et anneaux, au crâne recouvert d'un morceau de toison ? Un tel chef d'œuvre ferait les délices de la gentia et constituait une source quasi inépuisable de sensations fortes.

On projeta une scène particulièrement mémorable. Une famille de ces hideux bipèdes s'ébattait sans aucune pudeur au sein d'un élément visqueux et fluide qui donnait la chair de lézard. Tout ce monde en proie à une épouvante gigantesque se tordait de plaisir et mille baves gluantes suintaient des gueules largement béantes en une suprême et distinguée extase.

Les yeux exorbités, rivés sur l'écran, détaillaient ces horribles habitants de T 1015, minuscule planète à huit minutes-lumière de son soleil et qui avait l'impossible indé­cence de ne posséder qu'une seule Lune...

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 6 décembre 1987.
Dernière mise à jour : 11 janvier 201
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