icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES


Aime le maudit

Pierre SINIAC (1928-2002)
Editions Jean Goujon*, Collection Engrenage, 1980.

Dans un salon Louis XIV, un soir de 1940, une inquiétante assemblée est réunie : lors d’une « cérémonie d’arrivée », six hommes et une femme accueillent un nouveau venu et l’affublent du patronyme d’Adolf Hitler… au sein de cette mystérieuse « académie ». Un club – le Vampir’s Club – d’où l’on ne peut sortir que pour disparaître… « Une association perpétuelle et sans cesse en mouvement. »
Le « rentrant » arrive là pour occuper la place laissée vacante pour cause de mort subite récente du numéro 1 des 7 « clubmen » (le préposé à l’assassinat) après que chacun ait remonté son rang d’un cran. Non pas dans le champ de la hiérarchie mais plutôt dans celui de l’échéance…

« Nous sommes tous appelés à être guillotinés un jour ? »
, demande Hitler. « Eh oui ! », répond la seule femme présente, Secrétaire-Présidente perpétuelle du club, Marie-Rose, « la petite-fille de Dracula », le fondateur.

« Nous sommes tous des assassins, alors ? »
, continue A. Hitler. « Vous voulez dire que nous en serons tous », rectifie-t-elle, même si là, elle joue un peu avec les mots.





Telle est la géniale ambiguïté sur laquelle Pierre Siniac a bâti son petit chef d’œuvre et dans laquelle il nous immerge avec délectation tout au long des pages.
Et il en dévoile les rouages petit à petit, par bribes savamment distillées, sous couvert des réunions périodiques mensuelles (pour éviter le manque de fraîcheur de l’encre concernant la lettre d’ intention qu’ils doivent sans cesse écrire et réécrire…) de ce club si particulier : « une entreprise philantropico-intellectuelle » régie par la loi du 1er juillet 1901, où « on papote crime », et vue à travers les états d’âmes de ses membres damnés soumis à une mécanique implacable qui va les envoyer à l’échafaud ou au bagne.
Un « système », un « mouvement d’horlogerie » mis en marche 40 ans plus tôt, et qui élimine inéluctablement à plus ou moins bref délai tous ceux qui en ont accepté les règles « formelles », sans exception. Un monstrueux engrenage où de vrais meurtriers (on en doute par instants) se voient offerts un sursis à durée variable ( « des années d’honnêteté ») avant d’assumer une peine qui n’est pas la leur…. Quand ils en arriveront un jour, par élimination naturelle de ceux qui les ont précédés, à s’asseoir sur le fauteuil numéro 1, le « trône », « celui du préposé à l’assassinat », il leur faudra, non pas passer à l’acte, mais se substituer à celui qui en commettra un identique au leur quant à son résultat : la mort d’autrui ! Et surtout se fabriquer quelque chose de plausible comme « mobile ».
Quelqu’un désigné par l’agence Zadigus, annonciateur et pourvoyeur de la Mort, viendra, en la personne de son directeur – il s’appelle Monsieur Saint-Laurent-du-Maroni ! –, les avertir que c’est leur tour d’assumer la responsabilité d’un crime qui va bientôt se produire pour respecter le serment auquel ils se sont engagés au moment de leur crime pour en différer justement l’aboutissement.
Selon moi qui ai lu toute son œuvre littéraire, Siniac a signé là son meilleur livre jamais écrit. A donner des regrets à Stanislas-Andre Steeman et à Frédéric Dard de n’en avoir pas eu l’idée. L’atmosphère y est ébouriffante avec ces êtres soustraits temporairement à leur propre peine et condamnés à mourir pour un crime qu’ils n’auront pas commis… quelqu’un d’autre ayant payé pour le leur il y a si longtemps que certains en ont même oublié leur propre culpabilité…
« Le club ne soustrait pas les assassins à la justice, il leur accorde un long sursis. » La morale est sauve ! « Nos crimes ont un cachet, une estampille, un style… », confie un des protagonistes à un autre plus torturé que lui par l’angoissante situation.
Des sursitaires, crédités du nom d’emprunt d’un célèbre criminel, comme pour les dépersonnaliser, suspendus à une échéance qui viendra immanquablement (tout est prévu pour éviter le blocage du mécanisme) sans savoir exactement quand ! Une situation intolérable mais implacable.

Qui a eu l’idée démoniaque de ce club ? Un marquis au nom alambiqué, qui s’était accusé, en 1900, des crimes commis par 7 meurtriers différents auxquels il proposa cette ahurissante combine : à savoir s’accuser à leur place, lui qui se savait perdu car empoisonné sans espoir de guérison par sa belle maîtresse…
Sept assassins sauvés ainsi temporairement de la mort et promis, par un pacte irré­fragable, à la peine capitale ou l’emprisonnement à perpétuité mais seulement lors­qu’ils auront restauré leur virginité, recouvré une certaine innocence… en endos­sant le crime d’un autre.
« Un monstrueux et savant décalage. Une épreuve diabolique pire que la condam­na­tion immédiate. » qui surmonte avec succès deux ou trois anicroches : la mort d’un des membres « accidentellement », « en toute innocence »…, le suicide d’un autre et un télescopage génial entre la victime désignée et numéro 2 du club qui va raccourcir le cycle des opérations.

De l’humour noir distillé à petites doses où dans chaque phrase peut se nicher un double sens, une équivoque qui hypnotise quasiment le lecteur ; un récit couvrant 40 ans de fonctionnement de ce club si particulier qu’il n’a pu que naître dans l’es­prit d’un tourmenté ; le tout émaillé de touches d’ironie, de dérision et de cynisme, de la part d’un auteur au sommet de son art qui le classe assurément parmi les maîtres du roman policier.

Michel GRANGER

* Ce livre fut réédité en 1988 chez NéO,
collection Le Miroir Obscur n° 143 sous le titre : Vampir’s Club
puis au Masque, collection Les Maîtres du Roman Policier n° 2071
.


© Michel Moutet, 2017
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES