icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Rugby sauce piquante

Présentons d'abord Olive Duquinze. En réalité, il s'appelle Olivier Ducain, vestige d'une lointaine ascendance ducale ? Ou altération du nom de celui qui serait « du coin » ? Né dans le Midi, Olivier se mua vite en Olive, d'autant que, tout jeune, sa passion fut pour le rugby – pardon, le rrrubi. A ce jeu, le ballon a la forme que vous savez. Précision supplémentaire : dans la guerre des rugbys, Olivier avait choisi son camp ; le seul, le véritable rugby, c'est bien entendu le quinze. Comment voulez-vous alors qu'Olivier Ducain ne devienne pas Olive Duquinze ? Patronyme qu'il portait fièrement sur tous les stades de sa Bigorre natale.

Olive, également, avait un grand-père ayant « fait les colonies ». Quand le Mali s'appelait encore le Soudan Français, il avait commercé dans la savane bamakaise, là où on parle le bambara ; il avait aussi baragouiné le ouolof avec les Sénégalais, le berbère avec les Touaregs... et "petit nègre", le plus souvent, avec chacun. Rentré en France, il avait vite oublié les parlers de là-bas, sauf, bizarrement deux expressions bambaras devenues propres au folklore familial. Chez les Ducain, on disait « boué » pour faire déguerpir un importun et « habana » pour mettre un terme à ce qu'on fait ou ce qu'on dit, car boué veut dire « va-t-en » et habana, « c'est fini ».

Une autre habitude de la famille venait peut-être aussi de là-bas : frapper dans ses mains pour appeler quelqu'un, parce que, dans la brousse sahélienne, les huttes n'ont pas de portes où on peut cogner et le visiteur, désireux de signaler sa présence, tape dans ses mains... ce qui fait arriver le propriétaire du lieu.

Tout ceci pour comprendre l'histoire extraordinaire de la finale du championnat de France de 2ème série, dont on parle encore à Coussens-sur-Arros.

Mais revenons encore en arrière, à ce fameux jour où Olive avait rapporté trois lapins qu'il avait abattus au cours de sa partie de chasse hebdomadaire ; car Olive avait la "vista" aussi bien à la chasse qu'au rugby. Donc, dans la cuisine familiale, les trois lapins étaient étalés, offerts à l'admiration de tous, et la cuisinière commençait à dépecer le plus beau. Attirée par l'odeur, arriva une guêpe. Chasser une telle bestiole n'est pas facile. Les grands gestes de la main et du bras étaient inefficaces. L'insecte les évitait sournoisement quand, tout à coup, quelqu'un cria : « Boué ! ». La guêpe, illico, fila comme un trait et disparut. Quelques instants plus tard, cependant, elle revenait à la charge – elle ou une consœur ? A nouveau, re­tentit le « boué » furibond... et la guêpe s'éloigna à toutes ailes... A la troisième fois, on se regarda avec incrédulité ; à la quatrième, avec amusement ; à la cinquième, la petite sœur applaudit avec frénésie. Mais mal lui en prit car la guêpe rebroussa chemin et se précipita vers elle, suivie d'un escadron de congénères, lesquelles devaient faire le guet à proximité. Les « boué » jaillirent de toutes les bouches et les guêpes s'esbignèrent derechef.

Les jours suivants, Olive se mit à réfléchir sérieusement, Il avait toujours aimé innover, inventer des techniques originales. Notamment, était-il à l'origine de la fameuse opération 109. Vous connaissez, n’est-ce pas ? C’est quand le demi-de-mêlée – le n° 9 – se porte au-delà du demi d'ouverture – le n° 10 – pour en recevoir le ballon. 10 puis 9 = 109, compris ? C'est lui aussi qui, à la chasse, avait dressé ses chiens à contourner le gibier au lieu de le faire décamper bêtement. Bref, il lui semblait qu'il y avait quelque chose à tenter avec les guêpes « soudanaises », comme avait dit le grand-père.

Il commença par des expériences très simples, liées à ce qui s'était déjà passé : frappe dans les mains pour les réunir, cri « boué » pour les faire fuir. En modulant ses coups et le ton de sa voix, il parvint à modifier la vitesse et la densité des concentrations et dispersions. Au début, il avait peur de se faire piquer quand le nuage de guêpes fondait sur lui. Par hasard, il se rendit compte qu'un roulement de langue les faisait se constituer en auréole autour de lui sans qu'elles l'attaquent. Il essaya divers bruits, divers cris, quelques onomatopées avec des résultats très variables. Difficile de comprendre les réactions des bestioles. Il parvint cependant à ceci : rassemblement de plusieurs centaines de guêpes, constitution d'un essaim serré et envoi en bloc dans une direction précise. Et, en clôture de la petite séance de dressage, le « habana ».

Cette année-là, le Sporting-Club de Coussens, dont il était le capitaine-stratège très écouté, se qualifia pour le championnat de France de deuxième série. Le cap des 32èmes de finale fut brillamment passé, puis toutes les étapes intermédiaires pour arriver en finale – le rêve de tout rugbyman. Ce fut un match palpitant. Les deux équipes étaient de valeur sensiblement égale. L'écart ne dépassait jamais trois points. A la dernière minute, las ! Le Sporting était mené 13 à 11. De plus, il était repoussé dans son camp. Un pilier adverse se porta hors-jeu. L'arbitre accorda un coup de pénalité au Sporting. C'était les toutes dernières secondes. Les poteaux étaient à plus de 60 m. Jamais, au grand jamais, Olive n'avait réussi un coup de pied d'une telle portée. Pourtant c'était le dernier espoir. Il fallait le tenter. Il plaça le ballon, se recula pour prendre son élan. Il frappa dans ses mains pour se donner du courage... Une, deux, dix guêpes apparurent. Olive se prit à rêver...

Il frappa de nouveau. Elles venaient de partout. « Frrt », fit Olive et elles se disposèrent en couronne autour de lui. « Là-bas », commanda-t-il. En même temps, il botta le ballon que l'essaim de guêpes enveloppa, emporta et fit passer entre les poteaux.

14 à 13 ! L'arbitre siffla. Le public hurla. Olive Duquinze fut soulevé, porté en triomphe. Coussens était champion de France.

Le ballon, toujours soutenu par mille paires d'ailes, continuait sa course vers le Sud, franchissant les Pyrénées, l'Espagne, le Sahara.

Près de Kati, Touré Mamadou était en grande discussion avec son fils qui voulait partir en France faire une carrière sportive. Le ton montait. Le père décida d'arrêter là. « Habana », cria-t-il.

Les guêpes arrivaient à ce moment. Le ballon tomba aux pieds de Mamadou.

Le grand marabout du village confirma qu'il y avait là une manifestation divine évidente... Le fils de Mamadou partit en France, jouer au rugby...

Michel GRANGER & Louis DIONNET

Publié in Dimanche Saône & Loire du 22 septembre 1991.
Dernière mise à jour : 23 mars 2011.


© Michel Moutet, 2018
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES