icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Opération Q.I.

L'immense salle du Conseil du palais Zoork est pleine à craquer : des ambassadeurs venus de tous les amas stellaires de la Voie Lactée sont là pour cette réunion au sommet de la confédération galactique.

L'ordre du jour est, en effet, d'importance : il s'agit ni plus ni moins que de statuer sur le sort d'une petite planète située à l'extrême limite de la nébuleuse lenti­culaire : la Terre.

La grande variété des formes de vie intelligentes représentées à cette occasion et qui doivent, l'espace d'une assemblée plénière, vivre ensemble et communiquer a posé d'énormes problèmes ; car il a fallu reproduire artificiellement des milliers d'at­mosphères, créer des états d'apesanteur exotiques, tout cela sans qu'aucun risque de contamination dû à la promiscuité ne vienne menacer l'existence de tous ces représentants en chair et en os, mais aussi en plastique et en brouillard, en électricité et en cristaux, manifestations diverses de cette incroyable phénomène qu'est la vie en général et l'esprit en particulier.

La combinaison à ambiance personnalisée a, certes, résolu nombre de cas même si parfois la morphologie plutôt tarabiscotée de certaines créatures a demandé un exploit technique. Mais il y a des irréductibles à ce moyen somme toute archaïque ; d’où la nécessité de mettre en œuvre de véritables petites centrales génératrices de microclimats pour pouvoir installer côte à côte un Sélacoïde de Procyus et un Archyptien de Circé : l'un ne doit-il pas, pour se sentir à l'aise, supporter une pres­sion de 350 atmosphères de méthane et l'autre respirer de l'ozone pur. Or, ces deux gaz n'ont pas l'habitude de faire bon ménage...

Et là n'est pas finalement la plus grosse difficulté qu'ont dû surmonter les organisa­teurs, la technologie est à un tel degré d'avancement qu'il est désormais possible de reproduire à volonté le milieu propice à l'épanouissement des différentes formes de vie rencontrées partout dans l'Univers. Même les Nodoïques, ces concrétions immor­telles et pensantes qui peuplent les trous noirs, sont présentes dans ce formidable vivarium que constitue aujourd'hui la grande salle du Conseil.

Le problème crucial, magistralement résolu par les spécialistes de la communication interspécifique, est celui de faire se comprendre ces créatures qui, malheureuse­ment, n'ont pas toutes adopté la propagation des ondes phoniques pour échanger des informations ; c'est plutôt une très mince minorité qui use de ce grossier stratagème ; la télépathie est la plus couramment utilisée, mais il y a ces damnés Magelliens vaporeux qui n'ont rien trouvé de mieux pour échanger entre eux – et on les comprend compte tenu de leur taille gigantesque et leur inconsistance presque totale – que d'inventer un alphabet morse à base de neutrinos, ces particules hyper­pénétrantes capables de traverser une planète en quelques centièmes de seconde.

Pour l'heure donc, tout est en place pour débattre démocratiquement – chacun étant à même d'exprimer ses arguments et de les faire partager à tous les autres – de l'avenir de la planète Terre...

Le premier intervenant est un Amibien du Centaure. Cette civilisation hautement déve­loppée a été choisie pour sa relative proximité du Soleil ; et c'est elle qui, fort subti­lement, a proposé de tester initialement les Terriens en faisant apparaître dans leur ciel des formes évanescentes ovoïdes – emblème du Centaure. Or ceux-ci les ont, de manière fort anthropomorphique et irrévérencieuse, traitées de « soucoupes » !

La silhouette holographique du conférencier – c'est un des plus grands savants exo­biologistes du Centaure nommé Gansa – projetée sur écran tridimensionnel, expli­que, à partir des impulsions électriques qu'il transmet au milieu liquide dans lequel il vit, que l'expérience de conditionnement a été un lamentable fiasco. Elle n'a abouti qu'à faire naître une permanente controverse entre les témoins du phénomène et les dirigeants qui n'ont cessé de traiter les premiers d'hallucinés, incapables qu'ils se sont montrés, eux-mêmes, d'assimiler un fait transcendant leur réalité habituelle et mettant en défaut les lois étriquées de leur pauvre physique.

Depuis quelque temps, on a donc arrêté les frais, en interrompant le sondage ; le seul résultat a été, semble-t-il, une certaine prise de conscience, par les Terriens, que le Cosmos constitue un formidable réservoir de vie. Mais là encore, l'unanimité n'est pas complète et une proportion non négligeable des habitants se croit encore la seule pensée de l'univers. Ou alors, ils n'envisagent qu'une intelligence de type huma­noïde. Les inconscients !

Le ton final du Centaurien est extrêmement désabusé et il se montre manifestement déçu de n'avoir pu établir un véritable contact avec cette sous-race. Cela se traduit par l'agitation spasmodique de ses cils vibratiles...

Il est suivi à la tribune par un Lépidien d'Eridan ; lui aussi expose la déconvenue de tout son peuple lorsqu'une opération de télématérialisation, destinée à jauger l'état mental des Terriens, a échoué magistralement. Il s'était agi d'effectuer des surimpressions extra-dimensionnelles d'idéogrammes au niveau du sol de la planète. Et, comme de bien entendu, les Lépidiens avaient choisi selon leur inclination naturelle. De telle sorte que les humains ont pris ces subtils messages en forme de papillons blancs pour des apparitions de leur Vierge et parfois même pour des hallucinations. Certains individus ont encore vu, dans ces manifestations inexplicables, les signes annonciateurs du retour de leur Messie, témoignant là d’une incroyable régression mentale. Quelle dérision ! Que des esprits dits « avancés » demeurent ainsi bornés à ce point ne pouvait guère attirer sur les Terriens la sympathie de leurs Grands Frères cosmiques.

C'est pourquoi l'opération QI de la dernière chance a été engagée : son échec cons­tituerait une condamnation sans appel et l'extermination immédiate de toute vie terrestre.

Il incombe à un Lacertien de Véga de venir décrire à la tribune le degré d'avancement de l'expérience en cours. Le temps n'est plus aux craintes d'une réaction vive, ni aux méfaits d'une immixtion trop intime. On y est allé franchement, ayant opté pour le parasitage psychologique. Il y a bien peu de dégâts à redouter, l'entendement des Terriens ne valant la peine d'aucune clémence particulière.

Le grand Vopit, avec ses yeux en amandes et son menton pointu, explique par le menu comment l'opération QI a été déclenchée. Car elle a demandé quand même une longue étude préliminaire qui s'est étalée sur plusieurs dizaines d'années de là-bas.

Il a fallu tout d'abord déterminer la stratification des couches sociales des humains en fonction justement de leur QI. Et là, on a eu de drôles de surprises. Le grand Vopit expose, en persiflant – mais comment pourrait-il faire autrement avec sa langue fourchue ? – que, contrairement à la logique élémentaire, les plus doués ne sont ni les plus grands, ni les plus petits Terriens, ni les Blancs, ni les Noirs, ni les Jaunes... Toutes les caractéristiques physiques ont fait l'objet de calculs corrélatifs négatifs, si bien que des critères de remplacement pour la sélection ont dû être recherchés ailleurs...

Mais quel vaste champ de confusion que l'organisation de l'humanité ! Le grand Vopit use de termes très durs pour parler de cette pagaille généralisée, apparemment institutionnalisée sur la planète entière. Et pourtant, il n'est que d'observer le comportement d'un petit échantillon de population pour constater qu'un vrai classement existe et que tous les Terriens s'y conforment bon gré mal gré.

En particulier, on a cru saisir un facteur sérieux de taxinomie en fonction du QI dans la position sociale permise par les différentes ressources des individus. Hélas, là encore, quel imbroglio ! Les plus forts QI ne sont pas du tout les plus riches, bien au contraire. Est-ce possible que ce criterion, adopté dans toute la galaxie, ne soit pas en usage rien que sur la Terre ? Les présidents, les directeurs, les responsables et chefs de tous poils et de toute couleur, quelle que soit leur obédience, se révèlent minables dans l'échelle du QI. Et il semble même évident, l’exception étant rarissime, que la sélection interne – horreur ! – relève de l'antinomie. Comment une telle pyramide inversée a-t-elle pu voir le jour ?

Le grand Vopit va jusqu'à suggérer que l'extraordinaire désordre, l'incohérence dans laquelle patauge la société humaine depuis qu'on la tient sous surveillance, est à la limite susceptible de remettre en cause une telle réunion au sommet, qui coûte les yeux de la tête – et du ventre puisque les Lapertiniens en ont un au niveau du plexus. Et celui-ci cligne dur pendant que le grand Vopit poursuit sa palabre.

L’induction télépathique a donc dû être branchée sur les humains ordinaires, n’occu­pant aucune place privilégiée dans le monde terrien, se situant, la plupart du temps, au bas de l’échelle. Et depuis quarante années terrestres, les « contactés » peuvent maintenant se compter par milliers. Mais, contre toute attente, ils ne cherchent pas à s’organiser bien que tous racontent, pourtant, la même chose ; ils ne semblent même pas manifester le désir de se regrouper pour former une catégorie d’élus, qui pourraient prendre en main le destin de la Terre. Chacun, au contraire, veut œuvrer pour sa propre cause, et surtout, aberration suprême, se croit, se veut le seul choisi, les autres ne pouvant être que d’infâmes imposteurs.

Pour terminer son allocution, le grand Vopit n’hésite pas à entrer dans la véhé­mence, émettant, lui aussi, des doutes sérieux sur le choix de l'Ultime Conseil Cos­mique, dérangé en la circonstance pour juger du résultat minable d'une opération QI à l'échelle de la planète Terre.

Autant dire qu'en 1988, dans le ridicule calendrier des Terriens, l'exécution paraît bien compromise. Et rien n'indique que la situation va s'améliorer dans l'avenir. Au contraire. L'Humanité semble engagée dans une impasse et s'y rue, même s'il est évident que cela ne peut la mener qu'à sa perte.

Et c'est là que l'immense et très sérénissime Vopit fait montre d'une sagesse exem­plaire, laquelle n'a pu que le mener au poste où il est, c'est-à-dire tout En-Haut.

« Inutile de mettre en œuvre des moyens d'anéantissement dispendieux pour étouffer cette aberration terrienne », dit-il en substance, prenant tout le monde à contre-pied, même ceux qui n'en ont pas ! « Laissons plutôt le processus d'autodestruction en marche sur cette planète faire son office par lui-même ; l'issue en sera certainement aussi radicale que celle d'une intervention extérieure violente... »

L'homme, avec un si faible QI et son si grand degré d'ingénuité, ne mérite même pas qu'on s'intéresse à lui ; il s'est condamné lui-même, à plus ou moins brève échéance. Laissons-le donc faire ; bientôt, il n’en restera plus rien.

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 6 mars 1988.
Dernière mise à jour : 3 décembre 201
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