icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Une piqûre mal faite

Stanley Lajoie est de stature moyenne avec une légère tendance à l'embonpoint. L'emploi régulier de lotion capillaire lui a permis de sauvegarder des cheveux fins et raides dont il est très fier. Depuis plus de vingt ans, chaque matin, il leur consacre dix bonnes minutes de soins et de traitement. Dans son petit esprit bridé, Stanley a calculé un jour que ces attentions lui avaient déjà coûté près de deux mois de son existence. Enfin, le jeu en valait bien la chandelle…

Le nez aquilin, le teint bronzé révèlent sans conteste quelque ascendant indien bien que Stanley s'en défende énergiquement chaque fois qu'on lui en fait la remarque. Il préfère certainement qu'on attribue sa mine superbe au grand succès de la Sé­cu­rité Diététique en vigueur dans les pays industrialisés depuis un demi-siècle...

Stanley Lajoie, ce matin là, dut accueillir trois clients, ce qui ne constituait pas un record pour la saison. Terminons les présentations en précisant que Stanley, le susnommé, est vendeur à la Hyde Adhésives L.T.D. Son salaire annuel avoisine les 7000 dollars, ce qui n'aurait pas fait pousser les hauts cris à son grand père né en 1970. En fait, Stanley Lajoie est citoyen de deuxième classe de l'Empire Occidental et, par là même, il se voit vêtu, logé, blanchi et nourri, exempté d'impôts et surtout habitant de la plus belle cité du Monde moderne, à savoir Montréal, capitale de la Belle Province.

C'est ainsi que notre ami se trouva prêt à se rendre au restaurant un peu avant midi. Enfreignant une loi élémentaire et centenaire, il n'attendit pas la sonnerie pour quitter son lieu de travail et se rendre au restaurant collectif. Le petit homme passa ses mains dans le stérilisateur à rayons. S'il avait su que cette légère entorse au rè­glement allait avoir un effet capital sur son destin, nul doute qu'il aurait patienté, bat­tant la semelle, durant le petit quart d'heure qui le séparait du grand rush de midi.

Pour tous ces êtres paralysés par le confort et les institutions, la sonnerie de midi jouait le même rôle que le timbre du chien de Pavlov. Deux minutes plus tôt des milliers d'estomacs sommeillaient en sourdine. A la première note, un déferlement de salive faisait dire à chacun qu'il avait faim et cet état physiologique se traduisait aussitôt par une galopade générale ; la foule, coudes au corps, prenait d'assaut res­taurants, snacks, drug-stores. C'était à qui arriverait dans les premiers pour éviter l'inéluctable queue qui résultait de ce non étalement des heures de repas. Chaque individu devait être placé à la même enseigne à toute heure du jour et de la nuit. Les embarras de service qui avaient à jamais remplacé les embarras gastriques avaient trouvé une solution dans la discipline et une abnégation pseudo-animale. Chaque individu était traité désormais non pas en tant que tel mais comme cons­ti­tuant élémentaire d'une immense entité dont le principal, le primordial besoin à midi était le remplissage simultané de mille panses parfaitement saines de protéines, glucides, lipides, le tout soigneusement équilibré. Il importait peu de savoir si c'était la meilleure méthode du moment que le but soit ainsi atteint dans le temps minimum.

Mais Stanley, ce jour-là, par hasard, échappa à la vague en se présentant un peu plus tôt à la porte du magasin. Il enfila calmement sa veste d'extérieur issue d'un complet gris perlé que les manufactures de l'Empire avaient sorti, si sa mémoire était bonne, à plus de quatre millions d'exemplaires. Cette standardisation avait été rendue possible depuis la formatisation de l'espèce humaine que la génétique avait épinglé à son crédit en l’an 2056, date à laquelle le Professeur Frohling avait réussi à cloner un être humain. Comme, d’autre part, la civilisation avait accentué le nivel­le­ment des personnalités, seul son nom (on avait renoncé au numéro matricule bien que cette solution élégante eût bien facilité l'enfichage de la population) différenciait Stanley de Monsieur Tout le Monde.

Pourtant Stanley n'était pas un fruit parfait de cette supercivilisation installée désor­mais sur la Terre. La preuve : il se présentait à la porte du restaurant quelques mi­nu­tes avant l'heure...

Oui Stanley conservait tout au fond de lui-même une petite lueur de lucidité qui n'a­vait de cesse de le turlupiner. Il avait tout intérêt d'ailleurs à n'en rien laisser trans­pa­raître sous peine des pires ennuis.

Certes, il se savait citoyen de deuxième classe avec tout ce que cela comporte d'obligations, de rites, de soumissions et l'activité qu'il exerçait en tant que vendeur devait le satisfaire pleinement. Surtout que dans une ville de dix millions d'habitants, il n'y avait que cent mille vendeurs ! Un petit pourcentage qui échappait à la mé­ca­ni­sation à outrance en vigueur depuis que, sous le couvert de collectivisme et de socialisme, le monde avait basculé vers l'égalisation automatique de tous les indivi­dus. De tous ? Stanley n'évoquait cette question qu'avec angoisse. Quelque chose, au dedans de lui, l'incitait à penser que, très haut au-dessus de cette marée hu­mai­ne amorphe, il y avait quelqu'un. Ou quelques-uns ? Mais cela le dépassait.

Ainsi la greffe d'hérédité à laquelle avait été soumise la cellule initiale dont il décou­lait, et qui avait déjà fourni plusieurs générations de vendeurs, tous parfaitement adaptés à leur tâche, marquait en lui une lacune et il était invité, malgré lui, à se poser des questions que normalement n'aurait pas dû enfanter son esprit.

Des pulsions secrètes d'un autre âge l'agitaient parfois et il s'était surpris à plu­sieurs reprises en train de critiquer tout bas (pas fou !) les préceptes de l'Empire. Il avait même été jusqu'à souhaiter détruire la gigantesque charte vieille de plusieurs siècles dont on connaissait l'existence sans en savoir le lieu de dépôt.

Stanley prit son temps, mais quand les cristaux liquides d'une montre travaillent con­tre soi, une minute se transforme en une heure. Si bien qu'il se retrouva devant le distributeur à plateaux avant l'heure fatidique du déclenchement pavlovien. La machine fonctionnait car, avec tous ces appareils électroniques, une marche in­in­ter­rompue présente de nombreux avantages sur un système à intermèdes.

Le tapis roulant était vide. Il inséra un ticket dans la fente prévue à cet effet et reçut le plateau ainsi que le couvert enfermé dans un sac de plastique hermétiquement clos. Ici la seule initiative se bornait au choix des mets. La plupart s'en tenaient toujours au même menu. La place de chaque plat étant immuable, les gestes qu'ils effectuaient pour se servir étaient devenus un réflexe de plus. Au fur et à mesure que la généralisation de l'automatisme s'était faite, l'individu aidé par sa paresse naturelle, en était venu à ne penser que très rarement. Les pastilles porteuses de sommeil annihilaient les rêves comme on étouffe l'insurrection dans l'œuf, sans pour autant mettre en danger la santé mentale. Mais les frontières de ladite santé mentale étaient désormais bien floues…

La vie était devenue une succession d'attitudes, de gestes, de situations routinières, une immense pantomime de drogués où l'imprévu n'existait plus, même dans la mort. Enfin ! Le monde avait enfanté une supercivilisation.

Stanley, pour sa part, s'attachait à varier ses menus... si tant est qu'on puisse appe­ler varier le fait d'absorber sous des formes différentes la même dose de calories et de vitamines. En ce jour, il prit d'abord une salade tout en sachant pertinemment qu'elle était synthétique. La preuve en était dans la forme standard de toutes les feuilles, chacune ayant les mêmes nervures, la même taille et, de surcroît, la même coloration verte et blanche.

Puis il s'empara d'une aile de poulet. La viande, malgré les efforts des chimistes n'a­vait encore pu être reproduite à partir de ses constituants de base. Il n'en demeurait pas moins que l'animal auquel avait appartenu cette aile n'avait pas fait trois pas durant sa courte vie, n’avait jamais vu la lumière du jour et avait été gavé constamment pour atteindre sa taille moyenne en un temps record. Mais cette pratique ne datait pas d'aujourd'hui.

Néanmoins ce mets conservait encore quelque caractère naturel et il était un des plus appréciés malgré son goût fadasse et sa teinte douteuse. Bien souvent, trop souvent, il suffit d'avoir la foi pour apprécier la pire des saveurs. Et depuis l'avè­ne­ment du con­ditionnement ...

Un plat de céréales, mélange de maïs, de blé véritable et de seigle, le tout accom­mo­dé à l'aide d'un succulent beurre de pétrole, compléta ce repas finement com­posé.

Stanley tenant fermement son plateau à deux mains se dirigea vers sa place habituelle. Assis dans ce coin, il faisait face à tout l'intérieur du restaurant et pouvait à loisir laisser errer son regard au-dessus des immeubles environnants à travers la large baie béante sur la ville. A ce moment, il se rendit compte qu'il n'était pas le premier dans la salle de restauration. Il en éprouva beaucoup de surprise. Qu'il ait pris une avance inusitée aujourd'hui, cela constituait déjà une circonstance ex­cep­tionnelle mais que d'autres aient choisi le même jour pour tenter une si dangereuse dérogation relevait quasiment du prodige. Car il ne fallait l'oublier : il était en in­frac­tion et se faire prendre en flagrant délit lui aurait coûté la moitié de son salaire men­suel.

A une table voisine, quatre personnes étaient installées et discutaient avec force exclamations. Depuis son siège, Stanley apercevait un personnage curieux et in­quié­tant. Il sortit de sa poche sa plaquette de mouchoirs en papier synthétique et s'épongea le nez. Il jeta le mouchoir dans l'incinérateur individuel rivé au mur. Durant ce manège, il avait observé ses voisins avec insistance.

Il serait faux et injuste de lui jeter la pierre. Stanley ne possédait pas ce vilain défaut qu'on nomme l'indiscrétion. La présence de ces individus constituait une conjonc­tu­re extraordinaire et il n'obéissait présentement qu'à un sentiment bien naturel de curiosité. Alors involontairement il perçut une bribe de la conversation et aussitôt toute son attention se trouva focalisée en direction de ce qui se disait là-bas à quelques mètres de lui. L'un des hommes renchérissait :

– Oui je dis bien des muffins tout chauds, dorés au four, trempés dans une tasse de thé fumant... et, ce disant, le visage affichait une expression de convoitise presque morbide.

– Mais il doit y avoir du risque tout de même ?

C'était le gars d'en face qui parlait. Stanley plongea le nez dans son assiette de salade car l'autre regardait dans sa direction. Cependant son cœur battait à tout rompre. Certes il n'était pas tombé de la dernière pluie. Sa situation de célibataire et sa condition de citoyen de deuxième classe lui avaient valu immanquablement des propositions plus ou moins honnêtes. Toutefois la conversation qu'il venait de sur­prendre, à cause d'un temps mort dans le fil de sa vie, lui parut envoyée du ciel. Surtout que ce que ses oreilles percevaient dépassait toutes les félicités que son cer­veau regrigné aurait pu imaginer :

– Figure-toi des cuisses de grenouilles. Des vraies ! Des huîtres toutes imprégnées d'eau de mer brute et non polluée. Tu crois sentir le vent du large sur ton front. C'est une cure de Jouvence, c'est...

– Cela doit coûter cher, interrompit le taciturne qui faisait montre d'un esprit de ra­bat-joie.

Stanley retint son souffle et stoppa sa mastication. Tout ouïe !

– Assez, bien sûr. Il faut se procurer la marchandise de contrebande. Il y a de multiples maillons dans l'organisation. Ensuite, il faut amener le tout dans la rue Saint-Laurent au nez et à la barbe de la brigade des répressions...

Une sirène déchira l'air ambiant à la manière d'un hors bord qui fend une mer étale. Quand le long sifflement se fut atténué, une sorte de houle lui succéda. Cela ressemblait à une troupe en marche, une troupe d'un million d'hommes…

Stanley vida d'un trait son verre de Coca Cola. Le restaurant était encore bondé et, malgré les murs absorbeurs de vibrations sonores, une rumeur soporifique baignait l'endroit. Gilbert Chancel, le meilleur ami de Stanley, arborait un visage poupin d'hom­me en pleine possession de ses moyens. Il travaillait à deux pas dans une manufacture de produits chimiques et bien qu'il détériorât quotidiennement sa santé à grandes goulées d'air vicié, sa bonne humeur ne s'en trouvait aucunement al­té­rée. En effet, les entrepôts de produits chimiques étaient les seuls endroits où la dé­sinfection laissait à désirer. Il était payé en conséquence car peu de volontaires se présentaient spontanément pour de tels emplois.

Il fit retentir son grand rire jovial.

– Alors Stanley qu'est-ce qui ne colle pas bien aujourd'hui ?

Quand il introduisait dans son propos quelque mot évoquant la fonction des pro­duits adhésifs, Stanley avait coutume d'éclater de rire. Ce jour-là il resta coi. Com­me s'il n'avait pas entendu. En vérité, Stanley n'avait pas pris part aux con­ver­sa­tions qui émaillaient d'ordinaire ces quelques minutes de détente flanquées au beau milieu de la journée. On y parlait de tout et de rien. Chaque idée mise sur la sellette était oubliée derechef ; on tâchait de se détendre en usant de la parole, cette mer­veilleuse faculté qu'avaient les hommes de communiquer et qui, maintenant, n'avait plus guère de signification dans un monde où personne n'avait plus besoin de rien.

Depuis la veille, Stanley était la proie d'un sentiment nouveau. La conversation qu'il avait surprise avant le repas de midi du jour précédent le minait peu à peu comme un acide. Le soir, rentré chez lui grâce à l'aérobus, il n'avait pas allumé la télé im­mé­diatement comme il avait l'habitude de le faire. Au contraire, il s'était laissé tom­ber dans son fauteuil et, avec des yeux d'aveugle, avait revécu l'épisode. Il avait pei­né pour mener cette évocation à son terme. Son subconscient avait du mal à fonctionner comme des rouages mal huilés. Sa mémoire aussi lui faisait défaut et c'est avec effort qu'il se remémorait tout ce qu'il avait entendu. La mémoire est une merveilleuse faculté qu'il faut cultiver aussi rationnellement qu'un muscle si l'on ne veut pas qu'elle s'atrophie. Or dans la société où vivait Stanley, tout était mis en œuvre pour réaliser l'harmonie du corps tandis que tout exercice mental était pure­ment et simplement déconseillé par une propagande insidieuse et efficace.

Stanley était donc resté deux heures prostré à cogiter avec opiniâtreté. Et con­trai­rement à ce qu'il prévoyait, ce travail intellectuel l'avait épuisé tout en le comblant de mille plaisirs sinon oubliés mais plutôt jamais encore éprouvés.

– Toujours d'accord Stanley pour la partie de skidoo du week-end prochain ?

Il tourna un regard complètement vide vers Gilbert et celui-ci sut que quelque chose s'était introduit dans l'existence de son ami, quelque chose qui ne le concernait pas. Pour sa part Stanley s'enfonçait dans une brume opaque. Il avait très nettement compris la phrase de Gilbert, mais son esprit, incapable d'appréhender deux préoc­cu­pations à la fois, avait tout oublié de l'excursion projetée vers le grand Nord, de la visite aux Esquimaux à leur atelier de sculpture, de leur civilisation anachronique. Il ne restait en lui plus rien des beaux projets à partir de Fort Chimo sur le Labrador. C'est pourquoi, presque inconsciemment, il répondit :

– Non, je crois que je demeurerai à Montréal durant la fin de semaine.

– Comment ?

– Quoi comment ? Je suis bien libre, non ?

– Bien sûr Stanley, mais tout est organisé pour l'excursion. Tu le sais bien. Depuis le temps que nous en parlons. Depuis le temps que nous économisons afin d'en mettre le montant de côté. Voyons Stanley, tu ne peux renoncer à cette petite croi­sière, cure d'air frais et de joies saines.

Gilbert avait élevé la voix mais le ton ne dénotait aucune animosité. En dedans de lui, il savait que Stanley n'avait pas de comptes à lui rendre ; mais au nom de leur longue amitié, il lui demandait une justification ; histoire de se rassurer lui-même car il avait son compagnon en grande estime. Et il craignait le pire.

Hélas Stanley n'avait rien à dire pour sa défense. Pour la première fois de sa vie, il s'était mis à penser dans un sens interdit par la loi. Il aurait fallu l'écarteler pour lui arracher son secret ; celui-ci faisait dès lors partie intégrante de son moi à la ma­nière d'un petit abcès que les circonstances peuvent transformer graduellement en cancer.

Possesseur d'une adresse aussi vague fût-elle, il lui tardait d'en profiter bien qu'il redoutât les conséquences de l'acte impie qu'il allait commettre. Mais le mal était en lui, un mal insidieux, rongeur ; la soif, la faim d'un autre âge. S'insurger contre la sté­rilisation complète, défier l'asepsie, combattre l'enrégimentement, mettre en dan­ger une santé que les siècles passés avaient eu tant de difficultés à instaurer.

Gilbert fit dévier habilement la conversation en offrant à la cantonade une tournée de ginger-ale. Stanley but son verre en grignotant son pamplemousse et il ne re­mer­cia même pas son ami. Gilbert en fut profondément peiné car il avait en ce jour perdu le seul bien qui lui était propre : l'amitié.

Il faisait une température très douce pour la saison. L'homme avait fait de la mé­téo­rologie une science exacte, au même titre que la physique et la sociologie. La circulation était fluide en ce dimanche de janvier. Les Montréalais étaient soit dans le Nord à jouer avec la neige, soit douillettement installés dans leur home, la télé­vision retransmettant entièrement le match du Canadien contre les Kings de Los Angeles dans la ligue internationale de hockey.

Sur le trottoir Stanley marchait à pas comptés, scrutant les façades. Son front était barré de rides nouvelles et ses yeux fortement cernés révélaient une insomnie assez surprenante pour l'époque. En vérité, il avait remarqué qu'en absorbant son somnifère quotidien, il dormait huit heures sans interruption. Huit heures d'incons­cience, huit heures de noir complet pendant lesquelles il ne pensait à rien
Un être normalement constitué eut cherché cette période de répit, cette relâche dans l'effort mental. Mais Stanley, depuis quatre jours, ne se comportait plus en hom­me sensé dans la mesure où il s'adonnait à des rêves fous. La vie qui, aupa­ra­vant, coulait telle un fleuve majestueux s'était muée en un torrent de montagne dont l'impétuosité le submergeait. Coutumier d'émotions tempérées, l'exaltation dont il était le siège anéantissait tous les principes de prudence appris depuis sa prime en­fance. Il était devenu un animal obéissant à des instincts ancestraux...

Pour la quatrième fois, il parcourait la rue Saint-Laurent, ce qui constitue un bon bout de chemin. Cependant son attention n'avait pas fléchi d'un pouce. Son esprit étroit n'avait même pas admis l'éventualité d'un canular. Une conjoncture rare s'é­tait présentée, aussitôt il lui avait appartenu corps et âme. Il irait jusqu’au bout, quit­te à y laisser sa peau !

Cette rue jadis populeuse avait été entièrement reconstruite vers l'an 2000. Les boutiques dont l'éternelle fonction était d'arborer des rabais fabuleux avaient cédé la place à des immeubles spacieux, ultramodernes, le tout s'échelonnant sur des dizaines d'étages munis d'ascenseurs antigravifiques et du confort le plus moderne. Une rue longue de trois milles bordée de chaque côté d'un rempart d'au moins vingt étages. Et parmi toutes ces fenêtres, il fallait découvrir un débit clandestin...

Un débit qui, selon toute vraisemblance, devait avoir été soigneusement camouflé, qui devait posséder une couverture à toute épreuve... Stanley s'arrêta et passa la main sur son front moite. Une vague de découragement le submergeait. Par quelle folie s'était-il donc cru à même de connaître un de ces lieux de vice dont les tenanciers, aussitôt découverts, étaient passés par les armes en guise d'exemple pour la population. Il est vrai que de telles officines, aussi peu nombreuses fussent-elles, mettaient en péril tout le système. L'organisme humain ne pouvait plus, ne devait plus se trouver en présence de microbes ou de virus puisque ni microbes, ni virus il y avait dans un monde parfaitement stérilisé. Comme on le sait suivant le principe du vaccin de Pasteur, l'organisme est susceptible d'émettre des anticorps dont la fonction est de détruire les microorganismes étrangers. Au vingtième siècle, les partisans de l'immunisation contrebalançaient ceux de l'hygiène intégrale. Mais bien vite les hygiénistes avaient pris le dessus. Ne convenait-il pas mieux de com­bat­tre le mal par sa base. On est sûr de faire crever un arbre en sectionnant sys­té­matiquement toutes ses racines. Une fois le monde débarrassé des bactéries ou staphylocoques dangereux et autres bacilles malins et pathogènes, il n'existait plus aucun risque de contamination. Mais il y avait un revers à la médaille. Supposons qu'à l'insu de tous un virus parvienne à s'introduire dans un organisme. Ce dernier, complètement démuni d'agents de défense, allait succomber et, pour peu que la contagion puisse se faire, la communauté en entier pouvait en pâtir. C'est pourquoi la police menait une lutte sans merci à ces fomenteurs de foyers d'épidémie. Tout ceci Stanley le savait plus ou moins nettement. Une seule chose lui était très claire : il suffisait d'être suspecté de dissidence sanitaire pour, le jour même, se retrouver en cendres au sortir des fours tristement célèbres du building des Répressions !

Stanley sentit un vertige le secouer devant la paroi formidablement verticale Un ins­tant, il espéra qu'elle se mît à basculer et l'écrabouillât tel un vil insecte. De grands rêves avaient envahi son esprit au point qu'il perdait le contact avec la réalité. Il était possédé par un désir qui primait sur tout, même sur sa sécurité de petit employé paisible et bien payé. Au fond de sa poche, ses doigts moites trituraient le rouleau de billets de banque. Douze cent dollars de bons et loyaux services à la Hyde Adhesives L.T.D. Douze cent dollars qu'il était prêt à échanger pour un peu de vilenie.

Notre ami fixa les numéros des immeubles, la plupart de quatre chiffres. Il aurait fallu être un surhomme pour passer au crible tant d'appartements. Le rensei­gne­ment glané lors d'une malheureuse journée de la semaine précédente se révélait inutilisable. Et pourtant si près du but ! Il allait rebrousser chemin, la mort dans l'âme, quand le hasard le servit une nouvelle fois.

Il venait de croiser un personnage qui s'éloignait maintenant à grandes enjambées. Et cet individu traînait dans son sillage des relents de tabac... Le tabac ! Au travers de réminiscences lointaines, il se souvenait du jour où son défunt père lui avait évoqué cette plante extraordinaire à laquelle il avait eu le privilège de goûter juste avant que le gouvernement en interdise l'usage par décret. Il revoyait la touchante mélancolie animant les yeux paternels au rappel des joies tirées de cette herbe séchée, maintenant qualifiée de drogue nocive et dangereuse. Du jour où les scien­tifiques avaient déterminé l'action cancérigène de la substance, l'embargo avait été mis sur toutes les cargaisons de tabac. Des tonnes de napalm furent déversées par l'armée de l'air sur toutes les plantations afin de faire disparaître à jamais du globe cette source de tumeurs malignes.

Et l'homme qui progressait à cent pieds de Stanley emportait derrière lui ce remugle des siècles passés. En cela il ne prenait pas grand risque ; bien peu nombreux étaient ceux qui connaissaient la senteur de la nicotine. Hélas Stanley faisait partie de cette minorité à cause d'un concours de circonstances. En effet, son père avait gardé une nostalgie de l'herbe à Nicot si aiguë qu'envers et contre tout il n'avait pu se résigner à ne plus jamais emplir ses narines de cette odeur qui rappelait le pain d'épice. C'est pourquoi il avait conservé dans une minuscule tabatière en bois finement ouvragée quelques brins qui, au fil des jours, s'étaient racornis et étaient devenus cassants comme du verre.

En cette soirée hivernale, son père dont l'âge devait friser la cinquantaine avait sorti le minuscule objet d'une poche de son gilet. Avec des gestes précautionneux, il en avait dévissé le couvercle et, le visage empreint d'une émotion non dissimulée, il avait dit :

– Fais attention petit. Si tu as envie d'éternuer, détourne toi, il est si léger...

Et Stanley avait senti. Et aujourd'hui, malgré les nombreuses années passées, il avait reconnu instantanément l'odeur du tabac. Tout en suivant le personnage, Stanley pensait que, lorsque son père était mort, personne n'avait plus parlé de la tabatière. Peut-être que, quand le vieil homme avait vu sa fin toute proche, avait-il jeté le petit objet dans un incinérateur. C'était probable. On ne va pas faire courir le risque d'une condamnation à son fils pour un regret. Ou plutôt la tabatière avait été enterrée avec lui. Toujours est-il qu'elle avait disparu sauf dans le cœur de Stanley.

L'homme allait d'une allure assez vive et Stanley devait presser le pas pour ne pas augmenter la distance qui l'en séparait. Le jour commençait à décliner et les en­sei­gnes lumineuses s'apprêtaient à mêler leurs arabesques de couleurs en une my­ria­de de teintes sans cesse renouvelées. C'était la période assez mal définie où le soleil semble refuser à la terre l'effet de ses rayons bienfaiteurs. Le moment où l'on se demande si cet après-midi ne sera pas le dernier.

Les portes des immeubles, bien protégées par les interphones particuliers, offraient une hospitalité toute relative. Il s'approchait du port. La légère brise était plus humide. Stanley évita un passant qui, tête baissée, avait bien failli le bousculer. Quand il eut réglé à nouveau sa vue sur son objectif, ce fut pour constater qu'il avait disparu. Le choc qu'il en ressentit avait toutes les caractéristiques d'une gifle. Même effet de surprise, même sensation d'égarement !

Stanley réunit tout ce qui lui restait de logique pour conclure que si l'inconnu n'était pas un sorcier doué d'ubiquité, sa disparition devait être consécutive à son entrée dans le hall de l'immeuble qui lui était en vis-à-vis. Pourtant le hall, violemment éclairé, était vide de tout individu. Cela venait certainement du fait que l'homme marchait plus vite que l'esprit de déduction de Stanley ne fonctionnait.

Il poussa la porte vitrée et pénétra dans l'entrée. Pénible ce sentiment d'être passé aux rayons X. Stanley fixa le panneau où chaque nom de locataire devait figurer. Il y en avait une telle liste ! Il n'allait tout de même pas en rester là. Quelques instants auparavant, il devait choisir entre des dizaines d'immeubles et maintenant il avait la quasi certitude d'être dans la place. Les billets lui brûlaient les doigts…

Il tendit une main et prit appui contre le mur en proie à un vertige. Un ange passa.

Et miraculeusement l'interphone se mit à grésiller. Quelqu'un écoutait. Quelqu’un attendait. Stanley, précipitamment, bafouilla ce qu'il lui passait par la tête :

– C'est le restaurant ? Je voudrais...

Le petit claquement caractéristique attesta qu'on avait compris. La voie était libre, la porte déverrouillée. Les doigts de Stanley se crispèrent sur sa fortune. Il franchit le seuil et se trouva face à face avec une jeune fille à la silhouette onirique. Sans qu'elle ne prononçât un mot, il lui mit le rouleau de dollars dans la main, ce qui fit fleu­rir la bouche de la belle en une magnifique rose éclose.

– Suivez moi, dit-elle.

Dans l'ascenseur, Stanley ne quitta pas des yeux l'hôtesse. Son âme mise à rude épreuve durant ces dernières heures se laissait aller à la facilité, une facilité toute axée sur sa préoccupation. Voilà qu'il trouvait une drôle de forme à la coiffure de la fille. Ses boucles blondes rappelaient une pièce montée, ses yeux en amande scin­tillaient, le velouté d'une crème glacée se retrouvait dans la finesse de sa peau, ses lèvres ressemblaient à une grosse framboise bien juteuse.

Quand ils foulèrent la moquette aussi moelleuse qu'une chantilly, Stanley eut été bien incapable de dire à quel étage il se trouvait. D'ailleurs la chose lui importait bien peu. On avait pris son argent, donc on allait satisfaire son appétit. Tout dé­bu­tait bien puisque sa compagne était à croquer... A croquer. N'y avait-il pas à rire dans une telle perfection du service ? Stanley ne regrettait pas son argent. Il ne regrettait rien, tout à son affaire, les yeux figés dans un extase paradisiaque.

Et la porte s'ouvrit toute grande. Et ce fut l'enchantement...

Des monceaux de mets, une surabondance de victuailles, une profusion de plats tous plus alléchants les uns que les autres. Un feu brûlait dans l'âtre, au mépris de toutes les mesures de sécurité, léchant de ses flammes multicolores un gros tronc tout pétillant. Et, à même le brasier, un cochonnet bien dodu rôtissait avec un gré­sillement de bon aloi. La chair devait être arrosée fréquemment car elle luisait de cette couleur chaude qu'ont les viandes bien à point. La broche le transperçait de part en part et tournait nonchalamment. La totalité de la bête cuisait avec une élé­gance toute étudiée. C'était un miracle de la cuisson où la victime communiquait avec le feu sans aucune retenue.

De longues tables croulantes de merveilles culinaires se perdaient à l'infini. Cha­pelets d'alouettes au madère, confits d'oie parsemés de thym et de laurier, coqs au vin et canetons braisés mollement déposés sur un lit de petits pois, pigeons rôtis, canards aux olives, poulardes à l'italienne, poulets à la basquaise, à la crème, farcis ménagère, perdrix rouges aux choux, lapins en gibelotte, sanglier grillés, soufflés de foies de volailles, dindes au riz pilaf, marinades crues, rôti de porc aux pommes fruits, filets ou cuissots de chevreuil, faisan à la basquaise, lapereau en blanquette, faisan cocotte sur canapé, lapins à l'espagnole. Les légumes n'avaient pas été ou­bliés. Parmi les plus succulents, les courgettes à la monégasque, les caillettes aux choux, le riz pilaf, les fonds d'artichauts à la béarnaise ou à la barigoule. Sans oublier l'osso bucco accompagné de spaghettis, la rouelle de veau aux pruneaux, le fricandeau, les escalopes Lucullus, les côtes de veau en portefeuille, la poitrine far­cie, les côtelettes de porc à la flamande, le jambon à la lyonnaise et le rôti de porc aux pommes bonne femme. Enfin l'hochepot, l'irish stew et le sauté de mouton au paprika.

Les desserts étaient innombrables et beaucoup plus difficiles à identifier : pommes meringuées, fruits à la Condé, pudding trinité. Une exubérance de fromages, du ched­dar au bleu d'Auvergne. Foison de gâteaux, mokas, feuilletés, chocolats, tar­te­lettes, croque-monsieurs, cakes, savarins et vacherins.

Stanley voletait de table en table tel un oiseau picorant une moisson fraîchement coupée. Il ne savait plus où donner de la langue, de la dent.

En plein centre de cette folie de nourriture surgissait une fontaine aux mille jets, aux mille retombées liquides, le tout figurant des esquisses fascinantes en un ballet majestueux. C'était une magnificence de fluides en mouvement perpétuel dans les­quels se miraient les richesses des victuailles, un chatoiement ininterrompu où cha­que gouttelette de nectar, de champagne ou d'absinthe figurait une perle de ce joyau.

Stanley stoppa son élan une seconde devant tant de merveilles. Mais la soif reprenait ses droits... Il s'élança. Il lui vint à l'esprit un souvenir oublié qu'un tel émoi faisait resurgir des profondeurs de sa mémoire. Au temps de la Rome antique, ses maîtres italiens décadents avaient l'habitude de vomir ce qu'ils venaient d'absorber ; ainsi, ils pouvaient se livrer à des agapes orgiaques plusieurs fois par jour.

Lui, Stanley, ne voulait pas tricher. Il avait eu la chance de goûter à des plats dont il ignorait même l'existence, il tenait à continuer avec les boissons. Il plongea dans une piscine de whisky, en but une gorgée et le trouva d'une succulence extrême. Suivit une bacchanale insane. Tel une truite dans son gave natal, il s'ébroua, ri­co­cha, éclaboussa et tandis qu'il lui restait encore un soupçon de lucidité, il tenta de rester quelques secondes immergé au sein même de cette mer alcoolisée. Mourir noyé dans la liqueur, n'était-ce pas une fin fantastique ? Depuis la prohibition gé­né­rale de l'an 2000, tout l'alcool était dénaturé. Combien de morts, combien de sui­ci­des avaient été causés par le benzène qu'on y ajoutait. Stanley remonta à la sur­face comme une bulle. Le moment d'ébriété passé, l'ivresse le guettait, latente, mè­re de fantasmes, sœur des hallucinations. En fait tout était devenu trouble autour de notre pauvre ami. Les liquides ne tombaient plus verticalement de haut en bas, tout n'était plus que méandres et sinuosités...

Il aperçut au loin l'hôtesse. Horreur. A plat ventre sur un long plat cuivré, complè­te­ment nue, quelques brins de persil piqués aux endroits névralgiques de son ana­tomie....

Une monumentale confiserie en forme de dame se liquéfia lentement en dégouli­na­des écœurantes. Les volailles sur leurs lits de légumes se muaient en chauves-sou­ris puantes et palpitantes. Le porc rentrait sa langue et, retroussant ses babines, mon­trait des canines toutes rougies de sang frais. La crème fouettée était trans­for­mée en poussière putride, grouillante d'araignées velues. Tout changeait, tout deve­nait cauchemar. La drogue, en un dernier spasme d'onirisme, enfantait des hor­reurs…

Quand la police ramassa Stanley à la limite d'Outremont, l'homme affichait cet air hébété qu'arborent les aliénés. Ses propos incohérents semblaient cependant obéir à une idée fixe : il avait faim.

... A son épaule il y avait une légère égratignure comme celle que laisse parfois une piqûre mal faite.

Michel GRANGER

Inédit.
Dernière mise à jour : 28 novembre 2010.


© Michel Moutet, 2018
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I
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