icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Trop parfait

Ralf pose son stylo. Il regarde tristement la tache blanche que fait la feuille de pa­pier sur le pupitre vert ; n'est-ce pas son ultime lien avec la Terre ? Une profonde an­goisse s'empare de lui. Saura-t-il exprimer ce qu'il ressent ? En aura-t il le cou­rage surtout ?

Il se remet à écrire. Il ne veut pas penser ! Il ne veut plus penser qu'il pourrait partir seulement avec l'espoir, la certitude que, là-bas, sur la Terre, quelqu'un le regrette, le pleure même. Lylia !... Il la revoit encore telle qu'elle lui apparaissait chaque jour : plus belle, plus femme, plus inaccessible. Elle le regardait gentiment pourtant, ignorant l'atroce fossé qui les séparait... Mais non ! Il ne doit plus fabuler de la sorte.

Il se lève d'un mouvement et va jusqu'au hublot le plus proche ; au-dessus, au-dessous, tout autour de lui, l'espace infini, ces ténèbres insondables piquetés de milliards de points lumineux. Tant de beauté lui fait mal. Il aurait préféré que tout fût uniformément sombre, semblable à son existence. Et pourtant, il se sent soudain envahi, au milieu de sa tristesse, par un étrange sentiment où se mêlent sa fierté d'être là et sa joie de se sentir enfin supérieur aux hommes. C'est une sorte de revanche qu'il prend sur eux ; la Terre lui semble si minuscule à travers le hublot.

A présent, il est plus calme, plus détendu, pris peu à peu par le côté passionnant de son aventure. Il en est à sa dix-huit-cent-quatorzième heure de vol ; si tout se passe normalement, et rien n'indique le contraire, il atteindra Méson dans neuf heures. Méson est la première planète extragalactique que les hommes ont décidé de prospecter ; les savants ont longuement hésité sur le choix de la planète qu'il fallait tenter de visiter hors de la galaxie. Ils ont opté finalement pour Méson parce qu'il leur a semblé que c'était sur elle que la vie avait le plus de chance d'avoir éclos et ceci pour de diverses raisons. En particulier, ils ont détecté la présence simultanée de gaz carbonique et de vapeur d'eau, deux constituants essentiels du bouillon originel ; de plus, la température n'y est ni trop haute ni trop basse, con­venant ainsi parfaitement à l'existence de créatures organisées, voire intelligentes. Des nombreux autres travaux entrepris pour percer à jour les secrets de Méson, il ressortit que la complexité en était le trait dominant et on en avait conclu que la vie était probable sur cette planète du fait même de cette complexité.

Mais tout cela n'était que de simples présomptions et il n'y avait aucune certitude. Pour savoir si vraiment la vie existe sur Méson, il fallait y aller voir. Et c'était à lui, Ralf Rons, qu'avait été confiée cette périlleuse mais exaltante mission. Il se devait de la mener à bien. Les savants le lui avaient demandé, les hommes lui avaient fait confiance. Ralf revoit cette forêt de mains amicales se tendant vers lui, ces bou­ches qui lui criaient leur enthousiasme, leur joie d'assister au premier envol en direction d'une planète extragalactique. Tous avaient foi en lui mais il veut les ou­blier ; car au milieu de tous ces êtres qui se pressaient à ses côtés, il y avait Lylia... Des yeux noirs, très doux, un petit nez retroussé mais charmant, une bouche ado­ra­ble... Lylia... elle seule compte désormais !

L'humanité entière avait suivi le départ de Winner I, et Ralf, le pilote, veut oublier la Terre. Seul dans l'espace, il écrit à Lylia. A présent qu'il est loin d'elle, à présent qu'il n'a plus aucune chance de la revoir, il lui avoue son amour ; il tente de lui communiquer tout ce qu'il n'a pas eu le courage de lui confier ; il lui dit pourquoi il a dû la quitter pour toujours, lui révèle que son départ vers l'inconnu n'a pas été un suicide comme l'ont pensé beaucoup d'hommes ; il était sorti du néant et il y retournait.

Ainsi, tout ce qui le torture depuis des mois, Ralf l'écrit à celle qu'il aime. Sa lettre s'allonge et Ralf oublie tout ; il savoure ces uniques instants d'intimité avec Lylia, ces minutes qui lui font mal et qui le soulagent à la fois...

Et le temps passe... L'astronef poursuit sa route... Il y a longtemps que toutes les communications avec la Terre sont rompues. A une telle distance, le moindre appel entraînerait une perte considérable d'énergie et mettrait en péril la réussite de l'expédition.

Ralf est seul mais il ne ressent pas son isolement ; loin de tout, loin de celle qu'il aime, il pense. Ses idées se bousculent dans sa tête : il y a tant de choses qu'il voudrait écrire encore à Lylia. Mais ces confidences sont tellement délicates et elles lui font si mal. Comment lui faire comprendre que la mission dont il est le responsable, il ne va pas l'accomplir ! Non, il n'ira pas sur Méson ! Il ne souhaite pas conserver la moindre chance de revenir un jour sur Terre, de la revoir. Ce qu'il veut, c'est quitter pour toujours le monde des humains ; et pour cela, il a décidé de poser son astronef sur une autre planète où les hommes ne viendront jamais plus le rechercher.

Sans pitié pour lui même, Ralf poursuit sa lettre ; chaque mot qu'il inscrit le sépare davantage d'elle, chaque sentiment exprimé le fait souffrir un peu plus. Pourtant, il lui fait des aveux complets sauf, bien sûr, le nom du lieu de son exil volontaire. De cette manière, personne ne saura qu'il va gagner Rosa et non Méson comme cela lui avait été assigné.

Mais Ralf interrompt ses réflexions : à en croire les instruments de bord, l'astronef va, d'une minute à l'autre, survoler Rosa. C'est là qu'il va vivre désormais, ou plutôt c'est là qu'il va tenter de survivre. En effet, il ne connaît de cette planète que très peu de choses. Y pourra-t-il débarquer ou sera-t-il anéanti dès son arrivée ? Ralf l'ignore. En fait il se préoccupe peu du sort qui l'attend....

Il aperçoit maintenant Rosa à travers les hublots ; fébrilement il se dirige vers le tableau de commandes pour amorcer les manœuvres d'approche de ce monde inconnu. Toutes les indications utiles sont fournies par le navigateur électronique et lui sait par cœur le moindre geste qu'il doit effectuer au moment opportun. Il appuie sur divers boutons, pousse quelques manettes ; les signaux lumineux indiquent que tout se passe selon le plan prévu. Entre chaque instruction transmise à l'ordi­nateur, Ralf marche fiévreusement de-ci de-là.

L'astronef pénètre dans l'atmosphère de Rosa ; Ralf allume les puissantes rétro­fu­sées et les tuyères tournées vers le sol crachent leur torrent de flammes. Les gaz de combustion sont éjectés et par contre-réaction freinent le vaisseau spatial : la descente s'amorce bien.

Le sol tourmenté de la planète se profile peu à peu : de vastes crevasses béantes, des abîmes impressionnants, d'immenses promontoires de glace, d'innombrables cratères noirs, mystérieux, impénétrables. Tout cela évoque l'attristante désolation lunaire avec peut-être plus de froideur encore. Brrr ! Ralf comprend dès lors que ce monde n'ait jamais attiré de pionniers.

L'engin spatial se stabilise au fond d'un cirque vierge de toute végétation. Le sifflement assourdissant des fusées s'atténue peu à peu. Une dernière flammèche, et le silence de cet univers désolé submerge Ralf. Il s'approche alors de la table et ajoute rapidement quelques lignes à sa lettre. Son visage se crispe dou­lou­reu­sement lorsqu'il relit une dernière fois son texte ; c'est pourtant sans hé­si­tation qu'il le place entre les pages du livre de bord et qu'il enclenche sans hésiter non plus le pilotage automatique de retour. Plus que cinq minutes et la fusée repartira vers la Terre... Ralf se retrouvera seul pour toujours...

Il descend de l'appareil et s'éloigne de quelques pas. Son regard embrasse l'im­mensité de cette planète inhospitalière ; nulle crainte n'apparaît dans ses yeux, nulle appréhension dans son cœur. Rien qu'une résignation amère. Les réacteurs atomiques rugissent et font vibrer, une dernière fois peut-être, le sol de Rosa. Ralf regarde disparaître lentement l'immense astronef qui emporte son message vers Lylia ; ce message dans lequel il a inscrit cette vérité trop cruelle à dire et qui se résume en peu de mots : « ... car je suis le premier androïde... ».

Oui, cela avait été dur à écrire et ce n'est qu'au dernier moment qu'il a vraiment eu le courage de le faire. Lylia saura bientôt qu'il n'est qu'un homme artificiel, fait de plastique souple, de muscles produits dans les laboratoires secrets du Ministère de l'Exploration Cosmique. Elle apprendra que, si rien apparemment ne le différencie des hommes, il n'en reste pas moins une machine née de l'intelligence humaine. Comment est-il parvenu à aimer une femme, lui qui n'était en somme, qu'un simple robot ? Il n'a pas pu le lui révéler mais lui-même ne sait pas pourquoi ; en tout état de cause, il est amoureux et dès l'instant où il a ressenti sa passion, il a maudit les hommes qui l'avaient construit si parfait, si semblable à eux-mêmes mais en même temps tellement différent !

L'astronef a maintenant disparu. De lui, il ne reste plus que deux fines traînées blan­ches au loin qui se dissipent progressivement...

C'est fini ! Ralf ne reverra plus jamais Lylia ! Alors, triste, solitaire à jamais, il s'en va.

De gros nuages s'avancent dans le ciel de Rosa. Comme sur la Terre, l'orage éclate. Une goutte de pluie tombe sur la joue synthétique de Ralf. Et ainsi, le robot exilé fait ce que les hommes ne savent plus faire : il pleure...

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 27 mars 1988.
Dernière mise à jour : 30 décembre 2010.


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