icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Objectif Terre

Le détachement de prospection toucha les couches plus denses de l'atmosphère et aussitôt se mit en orbite. De par la célérité de l'astronef, il avait légèrement contourné la planète et bien qu'il fût lui-même dans le champ solaire, la croûte terrestre qu'il surplombait était encore obscure.

En bas, à la surface de la Terre, personne ne se souciait de cette nouvelle étoile qui scintillait au firmament de cette aube estivale. Personne ne se doutait que le sort de l'humanité allait se jouer dans les heures suivantes et d'une manière si extraordinaire.

Les êtres venus de nulle part, ovipares ventripotents aux ambitions majestueuses, avaient une mission bien précise à remplir ; c'est pourquoi, aussitôt leurs moteurs nucléaires au point mort, une activité fébrile malgré la routine se mit en branle. Les analyses effectuées en passant à proximité du Soleil avaient été favorables et d'étranges rictus avaient fleuri sur les faces blêmes sans bouche des inconnus. La longévité de l'astre, la nature des réactions radioactives qui le secouaient, le cycle du carbone en pleine évolution, tout concourait à affirmer que la vie était possible sur une planète à distance moyenne de l'astre. Or justement, la mission des voyageurs consistait à déceler la vie, cette vie qui leur fournissait nourriture et main d'œuvre et dont ils avaient un besoin pressant.

Les premiers prélèvements, les premiers tests firent naître beaucoup d'espoir dans le tubercule tarabiscoté qui leur tenait lieu de cœur. Non seulement ils avaient la certitude que des êtres vivants habitaient là mais ces derniers semblaient des victimes de choix. Les proportions des gaz atmosphériques laissaient présager une vie de type humanoïde et les étrangers étaient particulièrement friands de ce genre de créatures. Ils avaient épuisé les réserves de leur galaxie et de bien d'autres coins de l'univers en ce qui a trait à ces êtres verticaux, sans poils et délicieusement tendres. Leur intelligence limitée en faisait des victimes désignées, dont l'asservissement serait facile. Les colons agitèrent leurs mandibules d'une manière significative ; ils avaient faim et n'envisageraient la déportation massive qu'une fois leur besoin assouvi.

Pour l’heure, il fallait vérifier les prédictions des appareils. Leur civilisation était si avancée qu'ils avaient appris à se méfier des machines, surtout quand ils se heurtaient aux grands mystères du cosmos ; aussi s'ingénièrent-ils à mettre en place rapidement leur vidéo-sonde.

Il leur fallait, grâce à ce viseur ultra puissant, surprendre une activité quelconque de ce monde, histoire de corroborer leurs suppositions et surtout de décider de la colonisation immédiate ou ultérieure. Certains peuples avaient nécessité quelques décades d'autonomie avant de leur imposer domination. Le fruit devait être mûr avant de le cueillir.

Le jour s'était levé sur la Terre, cachant la menace qui pesait sur les têtes. Chacun commençait la journée comme si de rien n'était. Les voitures circulaient à allure modérée, les magasins ouvraient leur vitrine, les gens, petits et grands, respiraient à l'unisson. Un accident d'automobile bénin provoquait un attroupement, la sirène d'une ambulance déchirait la rumeur de la ville. Certains s'aimaient, certains se haïssaient, en un équilibre fonctionnel parfait. Il fallait que le danger vînt du ciel pour ébranler ce monde en marche.

En fait, le péril se précisait et bientôt le cône de vision piqua vers le sol. Il balaya une petite portion de terrain et se fixa. L'agrandisseur électronique se mit à ronfler et des yeux globuleux, sans paupières, prirent place devant les écrans. Ils étaient à pied d'œuvre. Ne leur restait qu'à observer…

La clairière en forme de croissant était entourée de talus parsemés de broussailles ; un épais et obscur taillis d'arbres aux troncs droits barrait l'horizon. L'air était tranquille, nonobstant le gazouillis d'un filet d'eau qui courait dans une étroite vallée. La luxuriante végétation dissimulait le lit du ruisseau et l'enchevêtrement d'arbres et de lianes formait un rideau infranchissable en direction du bleu lumineux du ciel.

Tout à coup, il y eut un bruissement léger à quelques dizaines de mètres de la trouée. Une créature approchait se frayant un passage entre les fougères et les roseaux. Une tête apparut, vraisemblablement sur le qui-vive car elle marqua un temps d’arrêt.
Elle sortit précipitamment du fourré et courut à bride abattue en direction du ruisseau. Des étoffes bleuâtres, curieusement effilochées, tâchaient de dissimuler sa peau d'une nuance cuivrée et sa chevelure courte et drue. Deux oreilles pointues se dressaient, fixées en haut de la tête. La face était prognathe, mal formée à l'articulation des mâchoires près des oreilles ; le nez large et protubérant semblait faire un seul bloc avec le palais de la bouche. Les joues étaient inexistantes. L'animal (car c'en était un à n'en point douter) se rua les pattes en avant sur l'eau et, avec un hurlement de délectation s'abreuva. Le clapotis de sa langue fut long et, pendant ce temps, l'extrémité des pattes était révélée crûment. Les mains se réduisaient à trois doigts velus surmontés de griffes brunes et brillantes. Finalement la bête se remit debout et se précipita dans les buissons. Les jambes courtes et fines faisaient un angle avec l'abdomen et l'animal se déplaçait le mufle en avant.

Du haut de l'astronef, les visages s'assombrissaient et la faim devenait moins vive. Le cône de visée tourna légèrement vers la gauche.

Le nouveau venu semblait dormir. C'était une vague forme rosâtre aux traits doux ; le front bas et les gestes lents lui conféraient une bestialité repoussante. Deux petits yeux vifs s'ouvraient spasmodiquement, clignotaient un instant. Aucune toison, aucun pelage, la peau était nue et nette comme de la chair.

Comment ces grotesques caricatures d'humanité avaient-elles pu tromper l'expérience des cerveaux électroniques ? Le faisceau pivota sur un certain intervalle et s'immobilisa sur un petit ravin entre deux masses écroulées de scories noirâtres et noueuses. Une obscurité relative y régnait ainsi qu'un relent que l'on trouve d'ordinaire dans les zoos et dans les ménageries. Au fond de cette cavité, sur le sol, s'entassaient une foule d'immondices nauséabondes, ce qui pouvait de prime abord expliquer l'odeur fétide.

Une réunion devait s'y tenir et des déglutitions difficiles s'effectuèrent aux confins de l'atmosphère quand l'odosection transmit la puanteur.

En premier lieu, un monstre lourd et gauche, tout en buste, surgit en se tortillant de l'un des antres qui donnaient tout au long sur cette étrange rue ; il se dressa, silhouette difforme contre le vert brillant des feuilles. Il poussa une exclamation rauque et une foule d'êtres débouchèrent des cavernes sombres. Tous avaient une liberté de mouvement extrêmement restreinte, comme sous l'action d'une pesanteur abusive. En un ballet silencieux et horrible, ils se groupèrent en cercle et s'assirent dans des poses qui dépassaient l'imagination. Ici une créature grise aux bras ridiculement faibles se grattait l'abdomen dans un geste de parfaite indécence. Là une autre bâillait en faisant briller des canines effilées comme des rasoirs.

Le monstre lourd et gauche, d'une voix forte, un peu hésitante, parla avec une intonation sifflante du plus mauvais effet. A partir de ce moment, le déchiffreur électronique des visiteurs fut en mesure de fournir la traduction:
– Ne pas marcher à quatre pattes. C'est la loi !, hurla la bête.

Tous firent chorus et alors commença une cérémonie insensée. Phrase par phrase, une folle litanie monta vers les cieux, proférée par ces monstres difformes qui scandaient chaque mot, les uns par un balancement de tout le corps, les autres par un claquement sur les cuisses. En chœur, ce n'était que serments élémentaires envers une loi primitive et délirante.

– Ne pas laper pour boire !

– Ne pas manger de chair ni de poisson.

– Ne pas griffer l'écorce des arbres.

– Ne pas s'accoupler avant la nuit.

Une sorte de ferveur rythmique s'emparait de ce monde qui, en un galimatias proche de la démence, énumérait sans relâche un chapelet de promesses simplistes à l'intention d'une vague divinité. Tandis que cette invocation se poursuivait, les attitudes des participants se détérioraient. Seule celle du meneur conservait un semblant de maintien par devers l'inanité des paroles qu'il proférait.

Couvert d'un poil terne et pisseux, les membres trapus, son œil fixe et vif, il reflétait une ébauche anachronique d'intelligence qu'on tentait en vain de deviner dans les pupilles dilatées de ses féaux. Ces derniers personnifiaient l'idiotie la plus noire, c'est à dire l'impuissante soumission d'être inférieurs à un roi tout juste dominateur.

Un remous se fit au sein de l'assemblée. Par inadvertance, le sabot qui servait de main à un individu dont le visage se résumait à trois arcades sombres, s'était trouvé en contact avec la fourrure fournie d'un de ses voisins. Ce dernier, obéissant à quelque instinct, avait poussé un grognement sourd, découvrant une dentition impeccable et avait planté ses crocs dans la gorge de l'importun.

L'agitation prit vite le chemin de l'émeute, en ce sens que chacun perdit tout à coup cette allure gauche et embarrassée inhérente à sa position verticale, pour mettre les quatre pattes à terre et un charivari monumental s'ensuivit. Une clameur indéchiffrable, faite de rugissements, de beuglements et de feulements, monta au dessus de cette foule de cauchemar. Pareils à des démons sortis de l'enfer, les êtres s'entretuaient avec une hargne bestiale qui confinait à l'horreur la plus noire...

En haut, on coupa le contact de la vidéo-sonde et les yeux se fixèrent trois par trois. Sans un mot, la décision fut prise ; on rabattit le couvercle métallique sur le grand hublot et chacun se mit en devoir de regagner sa place de vol. L'opération prit un temps inhabituel et on perçut maints frottements d'écailles du plus mauvais goût. Comment les sélecteurs avaient-ils pu mentir à ce point ? Les gros ventres ballonnés se secouaient d'un dégoût abject, car, malgré la faim qui les tenaillait depuis si longtemps, les créatures qu'ils avaient découvertes se révélaient incomestibles et inexploitables.

Les moteurs nucléaires bourdonnèrent un instant et, vif comme l'éclair, l'astronef échappa à l'attraction planétaire, emportant avec lui le pire danger qui eût de tout temps menacé la Terre.

Au même moment, à l'extrémité sud de l'Amérique du Nord, dans des décors fantastiques, la Hitchcock Corporation Ltd, dirigée par le célèbre metteur en scène, mettait un point final à la superproduction qui, cette année-là, devait gagner tous les oscars : L'île du Docteur Moreau de H. G. Wells…

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche, 13 septembre 1987
Dernière mise à jour : 15 novembre 2010

 


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