icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Noël en Ovalie

Il fait froid en cette matinée de Noël, surtout au pied des Pyrénées dont les som­mets blanchis de neige fraîche dominent le petit stade Guy Boniface (1), stade du vaillant petit club de rugby de Coussens-sur-Arros -– celui-là même qui fut, sou­venez-vous (2), champion de France de 2ème série après un match dont le dé­noue­ment quasi miraculeux hante toujours les mémoires.

Aujourd'hui, sur ce stade, un jeune garçon se démène, tout seul. On dit qu'il est le fruit, justement, des libations qui suivirent cette victoire historique. C'est le fils du capitaine de l'époque, Olivier Ducain, dit Olive Duquinze. Il a été baptisé Yves, en hommage à Yves Du Manoir, ce joueur légendaire dont un challenge célèbre per­pétue le nom. Yves a été gâté, cette année. Dans ses souliers, au petit matin, il a découvert un ballon de rugby, un vrai ; qui plus est, une pièce de collection dont on ne sait guère comment Olive a pu se la procurer : c'est un ballon autographié par toute l'équipe de France du moment. Sella, Blanco, Garruet, Champ et les autres y ont tous apposé leur signature... Yves l'a contemplé, longuement. Puis, il s'est équi­pé. Il a enfilé la tenue de l'équipe des cadets du Sporting-Club qu'il a complétée par son survêtement et, caressant son beau ballon des yeux et des mains, il est parti pour le stade.
Ah ! Le roi n'est pas son cousin. Ce ballon, il le manipule avec un amour passionné. Il mime une passe, il feinte la passe, il le met au creux de son épaule pour raffûter (3) avec sa main libre, il plonge dans l'en-but pour marquer l'essai. Il le laisse au sol pour revenir le ramasser en souplesse.

Jusqu'à présent, il n'a pas osé le frapper avec le pied. Donner un coup de botte dans Lagisquet ou dans Berbizier, est-ce pensable ? Pourtant, ce ballon, il est fait aussi pour ça. Alors, Yves se décide. C'est d'abord un tout petit coup de pied, un coup de pied à suivre qui lui permet de rattraper son ballon avant qu'il ne touche le sol. Puis il s'enhardit et frappe de plus en plus fort, de plus en plus loin. Il lui faut ensuite courir, le ramasser, le reprendre en main. Le long de la touche, à un mo­ment, On arrête le ballon pour l'empêcher d'aller trop loin. On ? C'est un homme d'âge mûr qu'Yves n'a pas vu arriver. Souriant, la moustache grisonnante, coiffé d'un béret basque et vêtu d'un long pardessus qui lui tombe presque jusqu'aux chevilles, il observe le jeune garçon avec un air de grande sympathie. Yves est un peu gêné mais, repris par sa passion, il se remet à courir, à donner des coups de pied, à ramasser son ballon. Le voilà, maintenant, face aux poteaux, qui tente un drop. Il échoue piteusement. Vexé, il recommence, sans plus de succès. « On » s'est rapproché.

– C'est une question de rythme, dit l'homme. Tu ne frappes pas ton ballon au bon moment. N'attends pas trop longtemps. Dès qu'il touche le sol, tu frappes. Top-top. Tu comprends ? Ecoute les bruits du ballon et de ton soulier. Top-top.

Yves est attentif. Il essaie. Top-top... un peu trop tôt. Top-top... un peu trop tard. Top-top. Ça y est. Il a frappé au bon moment. Le ballon fuse à toute vitesse.

– Maintenant, il faut apprendre à le diriger. Ne frappe pas de la pointe, mais avec le dessus du pied. Sers-t'en comme d'une cuillère.

Un sourire, un clin d'œil complice accompagnent les conseils. Yves sourit aussi et s'applique à soulever le ballon comme avec une cuillère. Il lui faut tâtonner, re­com­men­cer, modifier la manière de lâcher le ballon, de placer son pied d'appui, de pré­parer la jambe de frappe. Tout cela avec les remarques, les explications, les en­cou­ra­gements de son mentor du moment. Petit à petit, il maîtrise mieux son geste. Le voilà qui a réussi un drop de près de vingt mètres, juste en face. Il se recule un peu, se décale à droite, puis à gauche et maintenant, à tous les coups ou presque, le ballon passe entre les poteaux.

Son visiteur s'est maintenant un peu éloigné. Yves, les yeux embués par le froid, le voit moins nettement, comme dans le brouillard. Mais les courses, les feintes de passe et surtout les drops se poursuivent.

– Bravo, Yves!

Depuis la petite porte du stade, Olive, qui vient d'arriver, crie son enthousiasme devant le magnifique drop de 35 mètres réussi par son fils. Celui-ci court vers son père, hilare, fier. Il veut expliquer tout de suite.
– Papa ! c'est ce monsieur-là qui m'a conseillé.
– Ce monsieur ? Quel monsieur ?
– Lui ! là !... Et Yves tend la main pour désigner... pour désigner qui ? Il n'y a per­sonne. Effaré, Yves regarde une bulle de brouillard qui s'élève du bord de la touche et va se perdre dans les nuées légères qui parsèment le ciel clair de ce matin de Noël.

Alors, du fond du cœur, il remercie pour le beau cadeau qu'On lui a fait.

Toute la journée, Yves a vécu dans les nuages. Le soir, toujours rêveur, il feuillette distraitement un des nombreux Grand Livre du Rugby de son père. Tout à coup, il s’arrête et fixe avec avidité un visage de la galerie de portraits des grands trois-quarts centres. Ce sourire, ces yeux attentifs, cette forme de visage… Yves essaie de lui adjoindre une moustache, un béret… Oui, aucun doute, c’est lui. Son nom, vite son nom : Guy Boniface.

Michel GRANGER & Louis DIONNET

Inédit.
Dernière mise à jour : 25 novembre 2010.

1- International français décédé dans un accident de la route.
2- Voir Le Progrès-Dimanche du 22 septembre 1991.
3- Repousser l'adversaire.


© Michel Moutet, 2017
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