icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

La petite fille aux boules de neige

Le thermomètre indique 18 degrés, une température idéale pour prendre l'air. En plus, une brise légère renouvelle doucement l'atmosphère et, présentement, elle renferme une fragrance d'héliotrope qui serpente aussi bien parmi les frondaisons bruissantes que dans les rues sillonnées de véhicules rapides et silencieux. Passé vingt heures, la clarté du jour est encore totale. Et pourtant c'est le dernier soir de l'année 2664, le soir de la Saint Sylvestre à Paris. Luminosité, tiédeur, persistance de la végétation et parfum ambiants témoignent de la bonne orientation des miroirs et panneaux solaires satellisés et du bon fonctionnement de la gigantesque station d'épuration d'air installée au Petit Clamart.

Au centre de cet été en hiver, une petite fille vêtue d'une tunique lamée d'argent, ses cheveux blonds roulés en chignon, marche d'un pas régulier vers quelque des­tination.

En cela rien de particulièrement singulier. Pas plus d'ailleurs dans le fait que la fil­lette n'a ni parents ni domicile. Les bébés éprouvettes n'ont pas de famille, c'est bien connu ! Et, depuis un demi-siècle, il ne naît plus sur la Terre que de tels en­fants, depuis justement que la nature a été reconnue incapable de créer des êtres humains normaux...

La petite fille ne semble souffrir en aucune façon de cette situation. Ses avant-bras sont potelés et l'ovale de son visage poupin montre quel soin les ordinateurs ont porté au choix de sa nourriture compte tenu des légers dérèglements génétiques qui n'ont pu manquer d'affecter sa physiologie. Par ailleurs, il y a bien longtemps que la médecine a banni toute maladie par une série de vaccins prénataux.

L'enfant donc est en pleine forme physique ; toutefois ses grands yeux bleus sont dé­mesurément vides de tout intérêt, de toute joie de vivre. Ils sont privés de cette petite étincelle maligne si typique des gosses d'autrefois en bonne santé.

Elle marche toujours à la rencontre d'on ne sait quoi, d'on ne sait qui, mais elle y va droit sans détour, sans musardise, sans velléité de s'attarder ici et là dans une al­lu­re d'insouciance qu'on serait enclin de lui prêter en l'occurrence.

Soudain pourtant, elle sursaute car son regard lointain vient de glisser sur quelque chose d'insolite. Ou plutôt quelqu'un ! Un homme la croise. La fillette se retourne, ap­pa­remment en proie à une forte émotion. Le personnage qui s'éloigne porte un épais pardessus...

Un pardessus ! L'enfant connaît ce nom pour avoir découvert, un jour, à l'insu de ses éducateurs mécaniques, une revue illustrée d'un autre âge. En quelques secondes, son âme s'était vue dessillée irréversiblement et elle n'avait pas trop dé­sormais de toute sa vigilance d'adolescente en herbe et surdouée pour cacher ce qu'elle savait. Il était rare qu'un humain ainsi robotisé à la naissance échappe à l'envoûtement et elle n'était pas sans savoir le sort qui lui serait réservé au cas où ses sentiments sacrilèges seraient percés à jour. Personne dans sa catégorie ne devait enfreindre le black out. Un simple coup d'œil lui avait suffi pour apprendre que le monde n'avait pas toujours été réglé comme aujourd'hui. Elle savait dès lors ce que seuls certains privilégiés avaient payé au prix fort pour leur bonheur individuel. Et elle n'en tirerait que malaises, désirs rentrés et stress prolongé. Comme un poisson heureux dans son élément liquide, elle pouvait rêver d'évasion à l'air libre et ça c'était formellement interdit...

L'homme bizarrement affublé avait disparu à longues enjambées au coin de la rue voisine, mais il était sorti de l'immeuble auquel elle faisait maintenant face. Len­tement, elle fit un pas en arrière..., prenant du recul et épiant les alentours de peur de voir surgir un agent de répression.

Voilà deux ans exactement qu'elle sait... Deux ans qu'elle ne ressent plus le bonheur factice qu'on lui distribue à profusion. Deux ans qu'elle a la preuve que tout cela n'est fait que dans l'intérêt d'un système où chacun est programmé à la toute première heure de sa conception. Avec la disparition pure et simple des né­cessités, avec l'oubli total de tout tourment matériel, avec la généralisation du bien-être intégral, la classe secondaire, à laquelle elle appartient, s'est vu étouffer toutes les idées de contestation, d'objection, de discussion et à fortiori de révolte. Il s'en est suivi une liberté frelatée qui, à force de matraquage publicitaire, a fini par se fon­dre avec la Liberté avec un grand L dans l'esprit limité de ces cerveaux de clas­se B.

Au grand profit des nantis qui, lassés du confort et des pires jouissances, ont im­posé ce système diabolique où eux seuls ont alors accès à cet invraisemblable sen­ti­ment de nouveauté qui est ancré au plus profond de l'homme et qu'on nom­mait jadis espoir.

Tout en reculant, la fillette s'est engagée sur la chaussée. Aussitôt un tranporteur automatique s'est précipité vers elle. La porte s'est ouverte en une invite servile. Le micro grésille légèrement. Elle n'a qu'à prononcer quelque adresse dans Paris et l'engin se chargera de l'y conduire en quelques minutes gratuitement. Mais l'enfant continue de s'éloigner et finalement atteint le trottoir d'en face.

Le transporteur bourdonne quelques instants puis, manifestement sollicité ailleurs, s'en va.

D'où se tient actuellement la fillette, elle embrasse du regard toute la façade de l'immeuble duquel l'homme est sorti. Elle lève les yeux et fixe son attention sur trois fenêtres puissamment éclairées. Car le soir a quand même fini par tomber. Elle tressaille... Les vitres sont rendues opaques par une épaisse couche de buée et les coins en sont marqués de larges triangles givrés. Compte tenu de la température ambiante, le phénomène ne peut être produit qu'à l'intérieur de cet appartement... Et la seule explication valable est qu'il doit y faire merveilleusement froid...

Dans la tête de l'enfant, certaines occultations mentales ont du mal à laisser passer un tel raisonnement. Inconsciemment cependant, elle est fascinée par cette vision anachronique et reste pétrifiée là à l'instar d'un papillon de nuit au soleil.

Une voix intérieure impérative lui ordonne de s'arracher à cette contemplation mal­saine. En proie à maintes pensées contradictoires, elle n'en demeure pas moins immobile et béate. Un ressort remonté par les générations passées s'est brisé dans ce petit corps, enveloppe charnelle d'un esprit désincarné. Si jamais on la surprend dans une telle pose extatique, elle sera soumise derechef au polygraphe. Il lui de­viendra impossible de tout dissimuler... D'où une séance du grand Oblitérateur qui, sous un couvert onirique, lui interdira à jamais de revivre des instants similaires d'in­terrogation lucide.

Pourquoi ne prend-elle pas les jambes à son cou et ne va-t-elle pas se jeter toute essoufflée dans un simulateur de rêve où, dans une apothéose d'ivresse et de ravissement, on la sacrera à sa guise reine de quelque planète lointaine para­di­sia­que, on lui fera vivre mille aventures enchanteresses dans des cadres grandioses ? Le bonheur lui sera injecté jusqu'à plus soif, rejetant au plus profond d'elle-même ses idées impies.

Un léger bruit lui fait baisser les yeux. C'est cette fois un garçonnet de son âge qui se matérialise devant l'immeuble. Il est lui aussi bizarrement accoutré, engoncé dans un vêtement inesthétique et boudiné qui le fait ressembler à une baudruche. Dans sa main, il tient une boîte isolante fort coûteuse dont on use habituellement dans les gaines réfrigérées des supermarchés. Comment peut-il s'en être procuré une ?

Avec effroi, la petite fille voit le garçonnet s'avancer vers elle. Arrivé à quelques mè­tres sur le trottoir d'en face, brusquement il plonge la main dans la boîte, une main protégée d'une rare façon. Il en ressort une boule toute blanche qu'il pétrit avec soin.

Et sans crier gare, il expédie la sphère immaculée en direction de la petite fille qui ne fait rien pour l'esquiver tant ce geste la surprend. Le projectile percute la joue rose de l'enfant et s'effrite. Quelle sensation inhabituelle ! Un frisson parcourt le petit corps tandis que le gosse replonge la main dans la boîte et commence à bom­barder la malheureuse fillette. Sans aucun mouvement de défense, elle s'expose librement à ces coups qui la meurtrissent mais qui, simultanément, éveillent en elle une impression inconnue jusqu'alors. Après plusieurs rudes impacts, elle tend ins­tinc­tivement ses mains en avant dans l'intention d'intercepter un de ces joyaux qu'un nanti en culotte courte lui envoie. En cela elle obéit à quelque pulsion an­ces­trale enfouie dans ses fibres.

Elle parvient, non sans mal, à se saisir d'un morceau de cette matière blanche dé­licieusement glacée, mais, comme dans un rêve, celui-ci se dissipe en fumée lais­sant au creux de sa paume quelques gouttes d'eau qui s'infiltrent entre ses doigts.

Le petit inconnu racle le fond de la boîte avec ses doigts gainés. Il se penche en arrière, ajuste son tir. La boule part, petit satellite de joie sublime. Là petite fille tend ses bras en avant dans un élan de tout son être. La boule se love exactement dans la conque formée par sa main menue à la manière d'un petit animal vaincu.

Les yeux de la fillette brillent d'un émerveillement sans nom en contemplant ce tré­sor. Elle est ronde, scintillante ; les néons y projettent mille paillettes sur son corps ventru. La petite fille s'enfuit, les poignets relevés comme dans une offrande, emportant sa perle de félicité. Sa peau vibre au contact de cette froidure si douce mais si dangereuse depuis qu'elle n'a plus droit de cité parmi les facultés d'adap­tation dont les hommes se sont privés quand ils ont domestiqué la planète toute entière.

Elle pense que cette deuxième sphère volée en quelque sorte à un autre monde va lui rester indéfiniment. Hélas, il n'en est rien. Avec horreur elle constate que la substance a déjà une forme moins ronde. Idiotement mais tellement amou­reu­sement, elle se met à souffler dessus comme si, ainsi, elle pouvait espérer pro­lon­ger sa joie éphémère. Mais contrairement à son désir, elle hâte la désagrégation des cristaux de glace. L'illumination l'atteint en cet instant ineffable où elle voit dans une extase de féerie une lueur qui lui rappelle par delà des siècles des jours meil­leurs où l'exploitation de l'homme par l'homme était encore interdite, quand la vie était autre chose qu'une hallucination perpétuelle en marge d'une réalité celée et apocryphe.

Le lendemain, on la ramassa inanimée, ses deux poings joints en une attitude d'inexprimable ferveur. Morte par congestion diagnostiquera l'autopsieur juste avant l'incinération. Une cause de décès dont le taux n'excédait pas une partie par mil­liard en l'an 2665... !

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 24/25 décembre 1988.
Dernière mise à jour : 10 décembre 2010.


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