icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Claude Lengrand fut le créateur des Cahiers du Réalisme Fantastique et leur premier rédacteur en chef. Sa nouvelle, "L'Aviateur et l'enfant", fut publiée en mai 1974 dans le numéro 9 des Cahiers, puis reprise dans le numéro 1 de La Revue des Soucoupes Volantes en 1977 (voir dans le Catalogue Martien). Aucune autre de ses fictions n'a été éditée.
Avec deux livres aux éditions Encrage, il a montré qu'il était un spécialiste de Jules Verne. Il travaille désormais sur un autre auteur célèbre.

La mort la plus douce

Pierre Revel tamponna son visage avec un mouchoir de papier parfumé ; gras et sanguin, il supportait mal la chaleur, et cette journée torride l’exténuait. Il ouvrit la fenêtre qui donnait sur la place Masséna et tendit le cou, dans l’espoir d’un souffle de brise marine. L’amalgame tonitruant des bruits de la circulation le fit reculer, écœu­ré ; de plus, l’air était presque aussi tiède à l’extérieur qu’à l’intérieur.

Il regarda avec envie la foule des touristes qui s’écoulait sur les trottoirs : ces hommes en chemisettes et ces femmes en robes légères paraissaient à leur aise dans cette atmosphère d’étuve. Il lui vint soudain un furieux désir d’ôter veste et cravate, mais la pensée que quelqu’un pourrait le surprendre dans cette tenue le fit se raviser.

En fin d’après-midi, après la signature du courrier, il alluma la radio afin d’écouter les informations régionales. Il sacrifiait à cette habitude sans conviction, simplement pour avoir la satisfaction de se dire : « je suis un homme d’affaires important, donc je me tiens au courant. ». Tout en étudiant un nouveau projet immobilier, il entendait la voix monocorde du journaliste égrener le chapelet des faits divers quotidiens :

« ... une terrible collision sur la Nationale 7 a fait trois morts ... ce soir les plus belles filles de la Côte d’Azur rivaliseront de grâce ... nous venons d’apprendre la nomination au poste de secrétaire général ... Emile Mariotti, libéré depuis deux jours, a regagné son domicile... »

Emile Mariotti libéré ! Ces mots heurtèrent l’attention assoupie de Revel avec une telle violence qu’il sentit son cœur s’emballer, et, pendant quelques minutes, des vagues de pensées angoissantes se bousculèrent dans son cerveau. Il tenta de les endiguer en leur opposant des idées rassurantes, mais sa couardise naturelle reprit vite le dessus et chassa impitoyablement ces faibles sursauts positifs. Il hésita un long moment avant de téléphoner au commissaire Andréani, peu désireux de re­muer des souvenirs déjà vieux de cinq ans. Et quels souvenirs !

Par bonheur, il n’eut pas besoin de s’étendre à ce sujet, car Andréani était un homme doté d’une excellente mémoire et, de plus, connaissait la nouvelle depuis la veille. Revel lui demanda s’il pouvait compter sur la protection de la police. Andréani observa un silence embarrassé avant de répondre :

– Difficile monsieur Revel. Si je disposais de suffisamment d’effectifs, je détacherais un de mes gars pour vous servir de garde du corps, mais en ces périodes de fêtes estivales, vous savez...

– Vous préférez attendre qu’il me tue ou quoi ? La voix de Revel tremblait d’in­di­gnation.

– Mais non, mais non... Vous dramatisez... Je doute que Mariotti veuille s’en pren­dre à vous maintenant, d’ailleurs c’est sa bonne conduite en prison qui lui a valu une libération anticipée.

– Bonne conduite ! Pour sortir plus vite et venir me régler mon compte, oui !

– Ecoutez – Andréani commençait à s’impatienter –, si cela peut vous rassurer je vous promets de faire passer régulièrement, et dès aujourd’hui, une voiture de pa­trouille aux abords de votre bureau, et aussi de votre domicile, disons pendant quel­ques jours.

– Et quelques nuits surtout ! quémanda Revel. Vous savez que j’habite une villa iso­lée, tout au bout d’une voie privée très éloignée de la route.

– Bon, d’accord aussi pour les nuits, mais vous verrez, il ne se passera rien.

En reposant le récepteur, Revel constata que son visage ruisselait de sueur et qu’un tremblement léger agitait ses doigts et son menton. La peur insidieuse le te­nait ferme et ne le lâcherait pas de sitôt.

•••

Marthe Revel jeta un regard réprobateur à son mari qui se servait un second whis­ky et fit remarquer aigrement :

– Tu bois trop, Pierre ! Je sais bien qu’il fait chaud, mais tout de même il existe d’autres remèdes à la soif que l’alcool !

– Laisse-moi en paix, veux-tu ! bougonna Revel, j’ai déjà assez de soucis avec mes affaires sans que tu m’importunes avec ce genre de réflexions !

Après cet échange d’amabilités, le dîner fut morne et silencieux. Marthe, vexée, s’appliqua à ne pas desserrer les lèvres : par principe d‘abord, car elle était ran­cu­nière, ensuite parce qu’elle se torturait l’esprit pour savoir quelle robe elle mettrait ce soir là, pour assister à la bataille de fleurs de la Nuit Etincelante. Trop absorbé par ses pensées pessimistes, l’estomac noué, Revel mangea hâtivement et du bout des dents.

Au dessert, il appela Gina, la jeune bonne, et lui demanda de préparer du café. Marthe, stupéfaite, se décida à rompre le silence :

– Tu prends du café avant de te coucher, maintenant ?

– Je dois veiller... une étude urgente ... répondit-il évasivement.

Pour rien au monde il ne voulait que sa femme se doute de quoi que ce soit con­cernant Mariotti, et il souhaitât qu’il ne lui prenne pas la fantaisie d’écouter la radio, ou de prêter l’oreille aux potins qui circuleraient immanquablement, tout à l’heure, sur la promenade des Anglais.

Il but deux tasses de café, le trouvant peu corsé, et attendit que Marthe parte s’habiller. L’entendant enfin s’agiter à l’étage, il courut ouvrir le placard du vestibule et fouilla fébrilement parmi les vieilleries qui encombraient les étagères. Il finit par découvrir ce qu’il cherchait : un pistolet automatique 22 Long Rifle que Marthe uti­li­sait à l’époque où le tir à la cible la passionnait. Passion de courte durée, sup­plan­tée maintenant par celle du golf.

Il émit un juron en constatant que le chargeur était vide. Quelle ironie! Posséder une arme et pas de munitions !

– Vous cherchez les cartouches monsieur ?

Revel sursauta et demeura figé sur place le pistolet pendant au bout des doigts. Plantée devant lui, Gina le regardait d’un air goguenard. Il sentit une bouffée d‘irritation l’envahir : décidément, cette fille lui déplaisait de plus en plus avec ses ma­nières à la fois sournoises et insolentes. Marthe, avec sa légèreté habituelle, l’avait embauchée, sans certificats ni références, deux mois auparavant. Il se promit de le lui reprocher.

– Vous permettez ...

La jeune femme glissa une main au fond d’un tiroir et ramena une petite boîte qu’elle ouvrit d’un geste ostensiblement théâtral.

– Comme vous pouvez le constater, il reste plus de la moitié des cartouches. De quoi faire quelques cartons !

Revel, franchement mécontent cette fois, lui arracha presque la boîte des mains et s’éloigna sans un remerciement. En se retournant brusquement, il vit la soubrette réprimer un sourire ironique et ressentit une impression de malaise indéfinissable.

•••

Revel soupira en entendant décroître le bruit du moteur de la voiture: Marthe venait enfin de partir. Jusqu’à la dernière minute, il s’était efforcé de prendre un air na­turel, parfois faussement jovial, afin de lui donner le change. Cependant, à un mo­ment, la pensée de demeurer seul le terrifiant, il avait failli lui demander de rester et tout lui raconter ; mais, pour une fois, son orgueil l’emportant sur sa lâ­cheté, il s’é­tait tu.

Il lui fallait maintenant s’organiser, afin de prévenir toute menace extérieure. La menace d’un danger imminent lui communiquait un sentiment qui l’étonnait. De tempérament plutôt lent et indécis d’ordinaire, il se sentait ce soir-là particulièrement lucide, organisé et résolu.

Il commença par vérifier, avec une minutie de maniaque, toutes les fermetures des portes et des volets, et prit la précaution de clore toutes les fenêtres ; celles-ci étaient pourvues de vitres anti-effraction, et cela le rasséréna un peu. Il faillit aller verrouiller le portail, mais pensa que cette précaution s’avérait inutile car, vu sa fai­ble hauteur, on pouvait l’escalader facilement. De plus, si Marthe le trouvait fermé en rentrant, elle s’étonnerait et ne manquerait pas de poser des questions, alors...

Il réduisit l’éclairage intérieur au minimum, puis éteignit ensuite tous les luminaires du parc. Instantanément, par cette nuit sans lune, la maison parût faire bloc avec l’obs­curité, aucun rayon ne filtrant à travers les volets massifs. Satisfait de ces dispositions, il monta au premier étage et se réfugia dans son bureau. Là, au moins, il pouvait se permettre de laisser la baie grande ouverte. En effet, la villa était bâtie à la pointe extrême d’une falaise abrupte et tout son arrière donnait sur le vide. Vingt-cinq mètres au dessous serpentait le chemin d’accès qui, bien plus loin, rejoignait la grand-route ; donc il n’existait aucune possibilité d’accès de ce côté, hor­mis pour un alpiniste chevronné. Pour terminer, Revel garnit le chargeur du pis­to­let et, avant de l’enclencher, s’assura du bon fonctionnement de la culasse : il en­ten­dit avec contentement le claquement sec du mécanisme et murmura : « Avec ça, je l’attends de pied ferme ! ».

Un dernier point important encore : téléphoner à Andréani. Ce dernier lui apprit qu’un inspecteur avait aperçu Mariotti, deux heures auparavant, dans la Vieille-Ville, en compagnie de sa femme et de ses deux enfants. L’homme paraissait détendu et heureux, mais il ne fallait peut-être pas se fier aux apparences.

– Ah ! vous voilà tout à coup moins optimiste que cet après-midi ! fit remarquer Re­vel, précisez un peu votre pensée.

Andréani regretta d’en avoir trop dit, mais, ne pouvant à présent se dérober, il s’ex­pli­qua franchement :

– Vous savez, je suis Corse, comme Mariotti, et pour nous le sens du mot « ven­gean­ce » a conservé... comment dire... toute sa signification primitive. Alors, vous comprenez...

– Oui, oui, j’ai bien compris, merci de l’avertissement, grommela Revel d’une voix maussade

Le commissaire ajouta :

– Mais tranquillisez-vous, je suis de service toute la nuit et si les choses se gâtaient, malgré la surveillance de la voiture-radio, alertez-moi, je viendrai en personne.

Un peu ragaillardi, Revel pensa qu’il ne lui restait plus qu’à s’installer con­for­ta­ble­ment pour la nuit. Il posa le pistolet sur un guéridon, en compagnie d’un verre, d’un seau à glaçons et d’une bouteille de whisky ; ne laissant allumée qu’une petite lampe de lecture, il choisit un livre et se cala confortablement dans un fauteuil. La longue veille pouvait commencer.

•••

Une demi-heure plus tard, la chaleur du pur malt se combinant suavement avec la fraîcheur de la glace procurait à Revel une sensation de flottement euphorique, proche de l’ivresse légère. Un imperceptible engourdissement le gagna ensuite et, sur les pages du livre, les caractères s’estompèrent. Il reprit conscience juste à temps, alors qu’il se laissait aller, complètement flasque, dans les profondeurs de son fauteuil. Vexé, il se morigéna : « Attention ! il ne faut pas que je m’endorme, sur­tout pas ! »

Par la large baie, il pouvait voir briller les lumières de Nice. Une rumeur diffuse atteignit ses oreilles : le bruit lointain d’une foule en liesse. Il imagina les badauds se pressant sur la promenade des Anglais, acclamant les filles court-vêtues qui souriaient et prenaient la pose sur les chars fleuris. Et Marthe, dans la tribune officielle, papotant avec ses amies... Une belle et joyeuse nuit d’été en somme, tout comme cinq ans auparavant, à ceci près que, cette nuit-là, le drame avait eu lieu. Revel essaya de repousser le souvenir terrible, mais, mû par un désir morbide, il ne pût s’empêcher de reconstituer la scène dans son esprit surchauffé :

« Vers deux heures du matin, un bruit anormal me réveille. Dans le jardin, je distingue un homme qui cherche à forcer la porte de l’entrée de service. Malgré la peur qui m’étreint, je m’arme d’un antique revolver d’ordonnance et m’avance en essayant de prendre un air assuré ; mais j’arrive à peine à articuler un chevrotant “ Haut-les-mains ! ” Le malfaiteur se retourne : il est très jeune, presque encore un adolescent ; le visage crispé, il est aussi effrayé que moi et murmure : « Ne tirez pas, je vous en prie ! ». Il tremble convulsivement et laisse échapper la pince-mon­sei­gneur qu’il utilisait pour l’effraction.

Je continue à braquer mon arme sur lui ; mon index se crispe sur la détente. Main­tenant, un accès de colère monte en moi, effaçant le sentiment de frayeur : je me sens le plus fort ! Et je tire, stupidement, sans raison, sans que l’autre ait esquissé le moindre geste de menace. Le voleur se roule sur l’herbe...presse son ventre de ses deux mains...une plainte atroce fuse de sa bouche tordue par la douleur. L’am­bu­lance met un quart d’heure pour arriver. Quinze minutes d’horreur pendant les­quelles le pauvre gosse ne cesse de hurler, suppliant qu’on le secoure, car il ne peut supporter ce fer rouge qui lui brûle les entrailles... qui lui brûle... »

•••

En voyant les montants d’une échelle s’appliquer contre le balcon, Revel ne réalisa pas immédiatement quel danger il courait, car son cerveau embrumé ne pût ad­mettre cette anomalie : en effet, aucune échelle de modèle courant ne pouvait être assez longue pour monter si haut. « Les pompiers, peut-être ? pensa-t-il, mais que viennent-ils faire ? » Il rejeta cette idée incongrue en reconnaissant l’homme qui en­jambait maintenant le garde-fou : Mariotti ! Mariotti qui souriait méchamment en caressant une mitraillette qui pendait à son épaule. Revel, cloué par la terreur, incapable de crier, incapable de fuir, le regarda s’avancer sans hâte, comme un fau­ve s’avance vers sa proie fascinée. Il entendit sa voix qui grondait :

– Je vous l’avais promis, je vais vous tuer comme vous avez tué mon frère, d’une balle dans le ventre !

Revel sentit le canon de la mitraillette s’enfoncer dans son abdomen adipeux et les détonations, une seconde plus tard, lui crevèrent les tympans. Il se tordit sous la morsure des balles et, dans un effort ultime, tenta d’éloigner l’arme ; sa jambe droite s’étendit en un spasme violent et heurta le guéridon qui se renversa... Et le bruit du verre brisé réveilla Revel qui sentit s’éteindre au fond de sa gorge le gémissement qu’il poussait dans son cauchemar.

Une pétarade retentit et des gerbes d’étincelles multicolores s’épanouirent dans le ciel : le spectacle pyrotechnique venait de commencer, là-bas, en bordure de mer. Revel se mit à rire nerveusement et se dit qu’il suffisait de peu de choses pour déclencher un rêve dans un esprit en proie à la peur et aux remords. Quelques fusées de feu d’artifice détonnent et se transforment en rafale de mitraillette ! Mais pourtant, cette douleur lancinante qui persistait au creux de son estomac... Son ulcère, bien sûr ! Ce vieil ulcère qui protestait sous l’effet corrosif de l’alcool in­gurgité.

•••

Revel descendit à la cuisine chercher le nécessaire pour éponger le whisky ré­pandu et ramasser les débris. Tout en s’activant, il ressassait son rêve, en venant à le considérer comme prémonitoire et devant précéder inéluctablement le dénoue­ment de la tragédie qu’il vivait depuis cinq ans. Malgré lui, il reprit son monologue intérieur, que le sommeil avait interrompu tout à l’heure :

« Joseph Mariotti, le cambrioleur débutant, mourut peu après son hospitalisation. Quatre jours plus tard, alors que je montais dans ma voiture, un homme hagard surgit de la foule et tira dans ma direction plusieurs coups de pistolet. Son état d’excitation extrême me sauva la vie car il me manqua. Maîtrisé par des témoins et remis aux services de police, cet homme déclara être Emile Mariotti, le frère de la victime.

Lors de mon procès, j’apparus comme une victime grâce à l’habileté de mon avocat. Je mentis effrontément en affirmant que le délinquant avait tenté de m’as­sommer avec sa pince-monseigneur et que j’avais dû tirer en état de légitime dé­fense, et je fus relaxé. Par contre, Mariotti se vit condamner à six ans de réclusion. Au moment de quitter le tribunal, il se tourna vers moi et me cria : “ Je vous tuerai, comme vous avez tué mon frère, d’une balle dans le ventre ! ” »

Du sang sur sa main ! Absorbé par ses noirs souvenirs, Revel venait de s’entailler la paume gauche avec un éclat de verre. Il contempla sa main et elle lui rappela celle du jeune Mariotti : le sang suintait aussi entre ses doigts lorsqu’il tentait de com­primer sa blessure. Encore un mauvais présage ! Comme un fou, il courut se faire un pansement.

•••

Pierre Revel consulta sa montre : à peine onze heures. Marthe rentrerait certainement bien après minuit. « Ah ! si l’un de ses malaises coutumiers pouvait l’obliger à quitter la fête avant ! songea-t-il, mais non, madame doit s’amuser comme une petite folle ! » Le ronflement assourdi d’un moteur lui procura un instant d’espoir. Il entrebâilla une fenêtre de façade du rez-de-chaussée, risqua un regard au dehors et distingua une voiture de police qui arrivait. Revel bénit le commissaire Andréani qui, comme convenu, lui accordait ce réconfort moral. Le véhicule resta quelques minutes devant le portail de la villa, puis s’éloigna lentement.

Il suivit des yeux les petites lueurs rouges des feux arrières jusqu’à ce qu’elles disparaissent. Combien de temps s’écoulerait avant le prochain passage ? Une heure ? une demi-heure ? Tout compte fait, on pouvait l’assassiner en moins d’une demi-heure ! Et si Mariotti s’était embusqué avant la tombée de la nuit dans le parc, guettant le moment propice ? Précisément, comme en réponse à cette pensée, le gravier d’une allée crissa sous un pas léger et prudent. Revel sentit les muscles de sa nuque se tétaniser et retint son souffle pour mieux entendre. Silence subit. Puis encore des bruits de pas : l’homme avait attendu le départ de la voiture de police, bien entendu.

Revel extirpa le pistolet de sa ceinture et voulut l’armer. Il dut s’y reprendre à deux fois avant d’engager la première cartouche, tant ses mains étaient moites et tremblantes ; en outre, sa blessure à la paume le faisait souffrir. Le bruit de la culasse revenant en avant lui parut énorme. Mariotti devait en ce moment faire le tour de la villa, il apparaîtrait sitôt franchi l’angle du mur. Encore quelques se­con­des... Une masse noire indistincte se déplaçait maintenant entre les massifs, courant rapidement au ras du sol en haletant. Revel, déconcerté par cette vision inattendue, in­capable de se contrôler, actionna l’interrupteur commandant les lam­pa­daires du parc. Il fallait qu’il voie...

Et il vit... un grand chien roux, au poil hirsute, clignant de l’œil sous la lumière crue. L’animal, devinant un être humain derrière les volets, émit un aboiement rageur avant de s’éloigner au petit trot. Revel le vit se couler entre les barreaux du portail et disparaître. Il éteignit aussitôt et se traita d’idiot : après plus de deux heures d’une obscurité totale, il venait de signaler sa présence par cette brusque illu­mi­na­tion. Mauvais réflexe, en vérité !

Revel décida de rester un moment au rez-de-chaussée et s’allongea sur le canapé du salon, tous ses nerfs durcis par une tension exacerbée. Il essaya de se dé­con­tracter, de respirer calmement, en se répétant des suggestions apaisantes : Mariotti n’oserait pas se manifester... ou, mieux, serait appréhendé par la police au dernier moment... « C’est ça ! ironisa-t-il, comme dans tout bon film à suspense qui se respecte ! » Malheureusement, ici, il était l’acteur principal du suspense.

Les yeux écarquillés, il fixait dans le noir un point symbolique. Pouvait-il en être autrement dans ces ténèbres ? A la longue, ce point semblait se matérialiser : il grandissait, se transformait en une multitude de mouches colorées qui finissait par dessiner des images. Tantôt le visage d’un adolescent dont la bouche se convulsait, tantôt le visage d’un homme au regard dur, dont les lèvres proféraient des menaces silencieuses, mais que Revel devinaient : « Une balle dans le ventre ! Une balle dans le ventre ! ».

•••

Passé minuit, le ciel se couvrit et une légère brise souffla des risées chargées d’humidité. Pour bénéficier de cette aubaine, Revel remonta dans son bureau et alla sur le balcon pour respirer. Malgré cette fraîcheur réconfortante, il sentit s’installer dans son crâne une douleur, d’abord insidieuse, puis qui se mit à pulser sur un rythme régulier : la migraine ! Décidément, rien ne lui était épargné ! En maugréant, Revel alla chercher un comprimé antalgique ; il l’avala avec une gorgée d’eau tiède dont le goût parût détestable à sa bouche rendue pâteuse par l’alcool.

Soudain, il perçut un chuintement de pneus, puis le léger claquement d’une portière que l’on referme. Le véhicule du commissariat peut-être ? Ou Marthe qui rentrait ? Il redescendit précipitamment à son poste d’observation. D’abord, il ne vit rien et conclut que la voiture, tous phares éteints, devait stationner le long du mur. Anor­mal, cela ! Puis il perçut un mouvement : il y avait quelqu’un là, debout devant le portail, une silhouette floue, à peine discernable dans l’opacité de la nuit. On exa­minait la maison pour s’assurer que tout le monde dormait ! Entrerait-on ? Revel sen­tit une coulée de sueur descendre de son front sur son visage et l’essuya d’un revers de manche.

Et la silhouette entra ! Un homme apparemment. Il portait à l’épaule une masse volumineuse que Revel tenta d’identifier. Un sac renfermant un attirail de cambrioleur ? Evidemment ! L’inconnu devait savoir que le portail grinçait, car il l’entrouvrit juste assez pour se glisser dans le jardin. Revel remarqua aussi que l’intrus prenait bien soin de marcher sur le gazon, au lieu de se hasarder sur le gravier craquant de l’allée centrale. Plus de doute, il ne pouvait s‘agir que de Ma­riotti ! Qui d’autre que le Corse aurait pris de telles précautions ?

Vite ! il devait alerter le commissaire avant que le tueur ne s’introduise dans la villa. Revel monta l’escalier de toute la vitesse dont ses courtes jambes étaient capables. Certes, les portes blindées et les volets renforcés tiendraient Mariotti en échec pendant un certain temps, mais plus l’intervention serait rapide... « Mon Dieu, pour­vu que la ligne soit libre immédiatement ! » implora mentalement le gros homme.

Elle l’était ! Dès les premières phrases hachées que prononça Revel, Andréani comprit l’imminence du péril :

– J’arrive immédiatement, dit-il, et j’alerte les voitures de patrouille les plus proches de chez vous. Au fait, êtes-vous armé ?

– Oui, murmura Revel dans un souffle.

– Bien ! N’hésitez pas à tirer si Mariotti parvient à entrer dans la maison avant notre arrivée, vous serez en état de légitime défense.

Revel raccrocha le combiné et s’empara du pistolet. Il venait brusquement de décider de prendre les devants. Le commissaire en avait de bonnes ! Pourquoi attendre que Mariotti soit dans la place pour ouvrir le feu ? Avec les outils qu’il portait dans son sac, peut-être viendrait-il à bout de la serrure en un temps record. Oui, mais tirer avant que... Le commissaire avait parlé de « légitime défense »... S’il tuait Mariotti comme il avait tué son frère, cette fois la justice ne serait pas aussi clémente que par le passé... Ces pensées contradictoires virevoltèrent et se heur­tèrent dans sa tête, comme des insectes affolés. Puis il redevint brusquement lucide et se dit : « Pourquoi ne pas vider un chargeur en l’air ? Voilà qui donnerait à réfléchir au Corse, et le retarderait à coup sûr, ou même lui ferait prendre la fuite ! ».

Revel sortit sur le balcon, brandit l’arme au dessus de sa tête et pressa sur la dé­tente, mais, au lieu de la détonation attendue, il n’entendit que le petit bruit du per­cuteur. Une cartouche défectueuse ! Il réarma d’un geste fiévreux et obtint le même résultat. Il ne put croire à la réalité d’un tel phénomène que lorsqu’il arriva à la hui­tième cartouche : le pistolet, pour une cause inconnue, refusait de fonctionner. Les jambes lui manquèrent ; il s’appuya contre le garde-fou et contempla d’un œil in­cré­dule les petits cylindres de cuivre épars sur le carrelage. Il murmura : « Ah ! si j’a­vais encore le vieux revolver d’ordonnance, ce n’était pas une arme de pacotille ! ». Mais cette pensée, liée à la mort du jeune Mariotti, ne fit que l’accabler davantage.

Il eût un sursaut d’espoir en se disant que la police serait là dans quelques minutes, car, à cette heure tardive, la circulation était plus que fluide. Et que l’agresseur n’aurait jamais le temps de fracturer une issue ; après tout, ce n’était pas un cambrioleur professionnel ! Mais quel était ce bruit familier ? Revel n’en crut pas ses oreilles : il venait de reconnaître le déclic caractéristique du triple verrou de la porte palière, mais légèrement assourdi, comme si celui qui ouvrait retenait la clef pour éviter un bruit intempestif. A nouveau, il se retrouvait plongé en plein cau­chemar, mais avec une différence de taille : il ne rêvait pas ! Comme un som­nambule, il s’avança au sommet de l’escalier obscur pour mieux écouter. Nouveau bruit. Celui, très léger, du battant qui pivotait lentement.

Revel sentit tous les poils de son corps, ainsi que ses rares cheveux, se hérisser, et il éprouva, au creux de l’estomac, un pincement insupportable. Mariotti possédait la clef de la villa ! Il venait d’ouvrir la porte ! Il entrait maintenant dans le hall ! Comme un flash éblouissant, la vérité apparut brutalement à Revel : Gina, bien sûr ! La petite bonne possédait une clef, afin de ne pas déranger ses employeurs le matin ; soudoyée par Mariotti, elle la lui avait remise. Vraiment, l’homme ne perdait guère de temps : libéré depuis deux jours, il se trouvait déjà à pied d’œuvre.
Et c’était Gina, aussi, qui, à la demande du Corse, avait saboté le mécanisme du pistolet ! Il se souvint de son ton ironique lorsqu’elle le regardait, fouillant dans le placard : « Vous cherchez les cartouches monsieur ? ». Gina... ce prénom... mais oui, la fille devait être une compatriote de Mariotti ! Et Revel, ne s’était pas méfié. Il réalisa alors qu’il ne connaissait même pas le patronyme de sa domestique !

Le sentiment de rage impuissante qu’il ressentit lui fit momentanément oublier sa peur de la mort. La petite garce ! Elle ne l’emporterait pas en paradis ! Avant que Mariotti ne le tue, il dénoncerait sa complice. Revel griffonna quelques lignes sur un bloc, détacha la feuille et prit la précaution de la mettre dans la poche de sa chemise. Mariotti ne prendrait pas la peine d’examiner son cadavre, mais la police, par contre...

L’assassin montait déjà l’escalier, lentement, précautionneusement, en éclairant les marches avec une de ces lampes de poche miniature qui projettent un rond de lumière minuscule, mais suffisant pour éviter les obstacles. Arrivé sur le palier, il marqua un temps d’arrêt ; Revel l’entendit respirer tant le silence était total, mais ne put distinguer ses traits. Et quelle importance d’ailleurs, il savait bien que c’était son bourreau. Puis le rond de lumière balaya le couloir, sur la gauche, pendant un bref instant. Mariotti reconnaissait les lieux ! Comme il ne trouverait personne dans les chambres, il irait ensuite vers le bureau, la dernière pièce de l’étage, où lui, Revel, se trouvait acculé. Et dire que la dérisoire porte capitonnée ne comportait pas de serrure, comme toutes les autres portes intérieures d’ailleurs ! Et ce serait la fin. Une balle dans le ventre... l’agonie épouvantable qui durerait de longues minutes... Si encore Mariotti tirait au cœur ! Mais non, il tiendrait parole : « Une balle dans le ventre, comme pour mon frère ! »

Et tout à coup Revel trouva la solution, car, en une fraction de seconde, il venait de se remémorer une scène atroce, diffusée la veille à la télévision :

« Un building en feu... les pompiers ne peuvent accéder au dernier étage... un hom­me est là, en équilibre sur le bord d’une fenêtre. Les flammes l’atteignent et ses vêtements commencent à flamber. Alors, il semble hésiter, puis se laisse basculer pour s’écraser trente étages plus bas . » Le commentateur avait conclu par cette phrase terrible : « Le malheureux vient de choisir la mort la plus douce ! ».

Revel entendit grincer légérement une poignée de porte : celle de la première cham­bre ! Encore quelques bribes de temps avant le coup de feu. Ensuite, il brûlera : pas comme l’homme du building, mais intérieurement... avec une balle dans le ventre ! Revel courut au balcon, enjamba le rebord, et, cramponné d’une main, regarda au dessous de lui, devinant plutôt qu’il ne le voyait le chaos rocheux qui bordait la falaise. Lorsqu’il lâcha la rambarde, il ne pût retenir un hurlement d’épouvante et tenta de la ressaisir dans un ultime réflexe. Mais il était déjà trop tard, lui aussi venait de choisir la mort la plus douce.

•••

Marthe Revel, prostrée dans un fauteuil pleurait à gros sanglots nerveux. Age­nouil­lé près d’elle, un jeune homme lui tenait les mains et lui chuchotait des paroles de réconfort. Andréani, le visage fermé, demeurait songeur car une foule de questions se pressaient dans son esprit. A contrecœur, il demanda au jeune homme :

– Excusez-moi, monsieur Revel, mais il faut que vous me donniez quelques pré­ci­sions sur les circonstances de votre arrivée ici... croyez que je suis désolé, en un moment pareil...

Edouard Revel passa une main sur son front d’un geste las.

– Mais non commissaire, vous faîtes votre travail, et tout cela tient en peu de mots : bénéficiant d’une permission de quatre jours, j’ai quitté l’école de cavalerie de Saumur ce matin. J’aurais dû atteindre Nice beaucoup plus tôt, mais un incident mécanique m’a contraint de m’arrêter dans un garage pour faire réparer ma voiture. Il était donc minuit et demi quand je suis arrivé, et...

– Pardon de vous interrompre, mais aviez-vous prévenu vos parents?

– Pas du tout, je voulais leur faire la surprise.

– Oui, bien sûr, Andréani hocha pensivement la tête, et vu l’heure tardive, vous avez préféré entrer discrètement ?

– Exact, car en voyant la villa complètement obscure, je n’ai voulu réveiller per­sonne. J’ai laissé mon véhicule à l’extérieur et suis entré à pas de loup, en m’éclairant avec une lampe de poche. Aucun bruit à l’étage... j’ai pensé que, effec­tivement, mes parents dormaient... A peine entré dans ma chambre, j’ai entendu ce cri, qui venait du bureau de mon père. Mon Dieu, ce cri ! Alors, j’ai couru jusqu’au bureau et, n’y trouvant personne...

Edouard, suffoqué par l’émotion, ne pouvait continuer. Andréani lui tapota amica­le­ment l’épaule, comme pour dire « C’est fini, on arrête, j’en sais assez maintenant...» Marthe ne pleurait plus et regardait d’un air hébété le va-et-vient des policiers dans la maison.

Un inspecteur entra, attira Andréani à l’écart et lui remit un carré de papier.

– Nous avons trouvé ça sur la victime, commissaire. A mon avis, je pense que ces quelques lignes devraient fournir la clef de l’énigme.

Andréani lut le message posthume : « C’est Gina qui a donné la clef à Mariotti et détérioré volontairement le pistolet pour m’empêcher de me défendre. ». Une expression d’incrédulité passa dans son regard et il relut, mais à mi-voix cette fois, comme pour bien s’imprégner du sens de ces paroles accusatrices. Il resta muet quelques secondes, le temps d’ordonner ses idées à la lumière de ce fait nouveau. Ses bras esquissèrent un large geste, comme pour marquer à la fois son im­puis­sance et son dépit. Il murmura :

– Vous avez raison Marot. Maintenant, je crois avoir compris, mais je n’aurais ja­mais imaginé qu’un tel concours de circonstances puisse inciter Revel à en arriver là. Ah ! encore un détail, il s’adressa à Marthe en lui montrant le pistolet :

– Une dernière question madame Revel, cette arme, que votre mari a tenté d’u­ti­li­ser, est-elle hors d’usage depuis longtemps ?

– Cette arme ? Marthe fit un effort pour reprendre ses esprits. Ah, oui, mon pis­to­let... Le percuteur est cassé depuis plus de trois mois... j’ai complètement oublié de le faire réparer.

Andréani et Marot échangèrent un regard éloquent. Edouard devint blême et de­man­da à voix basse au commissaire :

– Alors mon père aurait d’abord essayé... il eût une expression horrifiée... de se tirer...

– On peut le penser... avec toutes ces cartouches non percutées trouvées sur le bal­con.

– Mais pourquoi ce suicide ? Pour quelle raison ?

– Il existe certainement une raison, mais nous ne la connaîtrons sans doute jamais, répondit Andréani d’un ton trop emphatique pour être sincère. Et il enfonça au plus profond de sa poche le billet de Pierre Revel.

•••

Dans la voiture qui le ramenait, Andréani gardait un silence obstiné. Marot, qui con­nais­sait bien son supérieur, fit le premier pas :

– Vous avez eu raison commissaire !

– Bien sûr que j’ai eu raison, bougonna Andréani satisfait d’être sollicité, pouvais-je révéler à ce jeune officier qu’il avait, en toute innocence, provoqué la mort de son père ? Vous imaginez ce remords, pesant sur les épaules de ce garçon durant toute sa vie ?

– J’imagine ! Mais, si j’ai bien saisi le déroulement des événements, alors Revel s’est suicidé pour rien ?

Andréani esquissa une moue dubitative.

– Oui et non, Marot, oui et non...

– Comment ça, oui et non ? D’après ce que nous savons maintenant, Revel a été victime des apparences jusqu’à la dernière seconde... il a cru dur comme fer qu’il était victime d’une machination et qu’il allait être exécuté par Mariotti !

Andréani se taisait de nouveau : il songeait à ces divinités de la mythologie grecque qui pourchassaient sans relâche les meurtriers. Il demanda à brûle-pourpoint :

– Dîtes-moi Marot, comment les nommait-on ?

– Qui donc ? Marot le regardait, interloqué.

– Excusez-moi – Andréani sourit – je poursuivais une pensée. Oui, je cherchais le nom de ces déesses de la Vengeance... On les représentait armées d’une torche et d’un poignard, avec des cheveux entrelacés de serpents... Vous savez bien, celles qui traquèrent Oreste !

– Ah! vous voulez dire les Erinyes ! s’exclama l’inspecteur, et il commença à réciter d’une voix mélodramatique : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent... ».

Andréani lui jeta un regard peu amène et lui coupa la parole :

– Ne plaisantez pas Marot, ne plaisantez pas... quoi que vous pensiez, je crains fort que, tout à l’heure, ce pauvre Revel ait entendu le sifflement de ces fameux serpents !

Claude LENGRAND

Inédit, septembre 1998.
Mise à jour, années 2000.



© Michel Moutet, 2017
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I
SOMMAIRES