icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

La mission XR-2Z

L'atterrissage eut lieu le 3 août 1983, heure locale, à l'extrémité ouest d'un immense continent là où la croûte de la planète émerge de l'élément liquide. Les analyses préalables ayant montré que ce fluide, de formule H2O, possédait des propriétés étranges et un pouvoir de dissolution très élevé, la mission avait été classée comme périlleuse et ses organisateurs avaient mis tout en œuvre pour éviter la catastrophe : stabilisateurs gyromagnétiques, revêtements antioxydants, dômes protecteurs en syntron, etc.

De surcroît, pilotes et prospecteurs avaient été triés sur le volet et choisis parmi les volontaires les plus aguerris. Les techniques et le matériel de sauvegarde étaient parfaitement rodés depuis qu'ils exploraient la galaxie et, depuis des lustres, ils savaient que les chances de rencontrer des formes de vie évoluées en bordure des côtes étaient maximales.

Une fois posés, ils sortirent leur visionneur à tourelle et l'accommodèrent sur la longueur d'onde moyenne du spectre solaire. Le convertisseur se mit à transformer les signaux lumineux en rayons X mous dans la zone directement perceptible par leur peau sensible. Et là ce fut un malstrom de formes mouvantes gigantesques faisant la navette entre le sol et l'élément liquide. Un des explorateurs appuya sur le bouton d'atténuation et ces êtres monstrueux – au moins mille mandibules de haut et 100 corselets de large – remplirent tout l'écran du Xéoscope. Ils étaient hideux à faire peur avec leur énorme corps lisse à la chair flasque et humide. Seule une touffe de poil recouvrait un de leur appendice ; celui-ci était globuleux, d'une repoussante laideur. C'était littéralement indécent cette palpitation constante d'organes dont les fonctions n'étaient pas évidentes à priori.

Quant aux membres, ou du moins ce qui leur en tenait lieu, ils constituaient tous les quatre le comble de l'incongruité. Deux leur servaient au déplacement, les autres, comme atrophiés, pendant lamentablement le long du corps. Cela faisait pitié à voir. Par un incroyable prodige d'équilibre instable, ils parvenaient à se déplacer verticale­ment en une allure totalement inesthétique et surtout parfaitement inopérationnelle. Comment, dans ces incroyables conditions, ne se télescopaient-ils pas ? L'instinct ? Sûr, ces animaux n'étaient pas très avancés dans leur évolution.

Tout à coup, une de ces créatures d'épouvante approcha son ogive poilue du vaisseau. La vision fut cauchemardesque. Une ouverture sanglante en barrait la partie basse tandis que les deux organes montés sur pivots, qui ne cessaient de clignoter, plongeaient stupidement en direction des membres de la mission XR-2Z. L'intellecto-mètre bourdonna un instant. Avait-il capté une once de lucidité derrière cette face d'autochtone ? La machine hésita, et laissa tomber : boulimie dysorexi­que, lubricité érotique. Tels étaient les deux sentiments dominants de ces êtres dif­formes. En d'autres termes, leurs principales préoccupations intimes étaient unique­ment de manger et de s'accoupler ! Quelle pitoyable condition !

Une sorte de bourrasque fit vibrer l'engin interplanétaire qui ne dut de rester en place qu'à la solidité de ses stabilisateurs. Voilà maintenant que, non contents d'afficher le plus bas coefficient intellectuel de la galaxie, ces pachydermes expulsaient du gaz ambiant !

Le visionneur permuta son optique afin d'avoir une vue d'ensemble de cette population immonde et soufflante. Certains – ô inconscience ! – n'hésitaient pas à se tremper dans la solution dissolvante, ne laissant dépasser que cette boule velue. C'était certainement par cette méthode archaïque qu'ils se désaltéraient. Boire, manger, s'unir, trois préceptes indignes qu'il convenait vite d'oublier. Et de quoi était donc faite leur carapace rosâtre pour ne pas être attaquée par ce mystérieux H2O ?

Une fois abreuvés, les monstres ressortaient du liquide et, dégoulinant, ils remontaient côté sol. Mais leur fatigue semblait si grande qu'au bout de quelques mètres, ils s'effondraient à terre de tout leur long et restaient ainsi un temps pour récupérer, sans vie. Le seul mouvement dont ils étaient alors capables était de se mettre alternativement sur le dos ou sur le ventre. Plus tard, ils retournaient pesamment à l'élément liquide en un manège totalement extravagant. Cela donnait un mouvement de foule qui s'interpénétrait, les uns allant, les autres revenant.

C’est le visionneur qui permit de détecter un promontoire non loin de là. L'appareil rentra sa tourelle et le vaisseau décolla, allant se fixer au sommet de la pointe de relief où il parvint à s'accrocher non sans peine.

Le visionneur embrassa alors tout le secteur en amont du littoral. Tous les êtres de la planète n'avaient pas soif ; ils étaient par contre tous vautrés sur le sol, la plupart tournés vers l'étendue liquide. Aussi loin qu'on pouvait voir, c'était des corps inertes, serrés, engourdis.

Les données furent recueillies par l'ordinateur de bord qui, en un temps record, les analysa. Le verdict fut rendu, désolant : planète surpeuplée d'êtres informes, abâtar­dis et peu mobiles sauf quand ils ont soif. Aucun intérêt à la colonisation. Quitter la zone à la hâte.

L'engin vrombit pour s'envoler… Mais il n'en eut pas le temps...

Une plantureuse baigneuse venait de s'asseoir sur le rocher.

Ainsi se termina la mission XR--2Z avec équipage et vaisseau perdus corps et biens, écrasés par quelque cataclysme naturel. Le message avait cependant pu être transmis. Après quelques années-lumière, il parviendra aux destinataires et, de la sorte, nous ne serons pas colonisés par les cafards de Réticuli....

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 19 juin 1988.
Dernière mise à jour : 12 décembre 201
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