icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Message personnel

Brigitte Maulière tendit un paquet enrubanné à Didier Valsant :
– C’est pour vous Didier. Je ne me trompe pas, vous m’aviez bien dit que vous fêtiez votre anniversaire le vingt février ?… Or, c’était hier.
– C’est exact, mais vraiment mademoiselle… je suis confus, vous n’auriez pas dû…
Les yeux gris de la jeune femme pétillèrent de malice et elle esquissa un petit geste gentiment autoritaire pour mettre fin à ces remerciements conventionnels. Didier rougit, mais demanda audacieusement :
– On s’embrasse alors ?
Elle acquiesça et il perçut son parfum discret lorsqu’elle se pencha vers lui ; un peu étourdi, il se sentit soudain très niais et ne sut plus que dire. Devinant son trouble, elle dévia la conversation vers un sujet plus sérieux, la thèse que préparait l’étudiant.
– J’ai lu attentivement votre projet et je dois dire que je l’ai trouvé excellent, ce­pendant il faudrait, à mon avis, changer le titre, faire plus court, plus direct. Par exemple Les Thèmes historiques dans l’œuvre de Jules Verne, tout simplement.
Pris par leur sujet, ils devisèrent encore un moment, puis Didier se décida à prendre congé. Une fois dans la rue, il se demanda : « Est-ce que par hasard je serais amoureux d’elle ? » Puis il se morigéna, pensant à la différence d’âge et se disant aussi que mademoiselle Maulière devait certainement avoir un ami.
En débouchant sur l’avenue de la République, il tomba en plein corso carnavalesque du Mardi-Gras et fut emporté par un flot de gens hilares et bruyants, déguisés pour la plupart, qui suivaient le cortège tout en se criblant de confettis. Pour s’extraire de cette cohue, il emprunta la première petite rue adjacente qui se présenta ; elle était déserte, car l’avenue drainait la totalité des badauds. Deux hommes, l’un corpulent, l’autre maigre, vêtus de pardessus sombres et coiffés de chapeaux melons, lui emboîtèrent le pas. Fort à propos, ils portaient des masques représentant les visages des célèbres acteurs comiques américains Oliver Hardy et Stan Laurel.
– C’est lui ? demanda Laurel.
– C’est lui, répondit Hardy.

•••

Le commissaire Servadac reposa la photographie sur son bureau et réprima un soupir d’impatience, se disant que cette absence devait avoir un motif bien banal. Eu égard à la condition sociale de son interlocuteur, il exprima cependant sa pen­sée en termes édulcorés :
– Monsieur Valsant, ne croyez-vous pas que votre fils a tout simplement passé la nuit avec quelques copains de l’Université, ou peut être avec… une copine ? C’est de son âge après tout, et comme il est beau garçon…
Jacques Valsant l’interrompit :
– Non commissaire, je connais bien Didier, découcher n’est pas dans ses habi­tu­des, ni même rentrer tard, il est constamment plongé dans ses livres, trop même à mon goût, et j’aimerais bien le voir se distraire de temps en temps.
– Cependant, vous m’avez dit qu’il rend de fréquentes visites à une certaine demoi­selle Maulière, et que, pas plus tard qu’hier après-midi, il se trouvait précisément chez elle.
– C’est vrai, mais toujours pour son travail. Brigitte Maulière est docteur ès lettres, et, en outre, une spécialiste renommée de Jules Verne, or comme la thèse de Didier se rapporte précisément à l’œuvre de cet écrivain…
– D’accord… d’accord… mais néanmoins je ferai recueillir le témoignage de cette personne, Servadac prit un ton jovial et rassurant, et nous le retrouverons ce jeune homme, je vous le garantis !

•••

J’en demeure sidéré ! Mes ravisseurs ont agi avec une audace incroyable, en plein jour, en pleine ville ! En voyant ce « Laurel » et ce « Hardy » m’aborder, j’ai d’abord cru à une blague, d’autant que le lieu et l’ambiance s’y prêtaient parfaitement ; de plus, la silhouette du maigrichon me rappelait celle de mon excellent camarade Régis. L’un m’a dit : « Monsieur Valsant, nous vous réservons une bonne surprise pour votre anniversaire, venez donc avec nous. » Il parlait d’une voix monocorde, comme un robot dans un film de science-fiction de série B. L’autre demeurait muet, mais exécutait des courbettes cocasses tout en m’indiquant la direction à suivre.
J’ai donc suivi, amusé à l’idée de retrouver quelques joyeux drilles de ma connaissance, et je suis monté sans méfiance dans le fourgon dont on venait de m’ouvrir cérémonieusement la porte arrière. A peine entré, j’ai été ceinturé, bâillonné, ligoté et déposé dans une espèce de grande caisse de déménageur. Avant de la refermer, Laurel m’a murmuré à l’oreille : « Ne craignez rien, le cou­ver­cle est percé, vous pourrez respirer, et puis ce ne sera pas long.»
Effectivement, environ vingt minutes plus tard, le véhicule a stoppé et ma caisse a été transportée lentement, puis redressée à la verticale ; j’en ai déduit que c’était pour son introduction dans un ascenseur. Déduction confirmée, car j’ai nettement ressenti les très légers chocs du départ et de l’arrêt. Et me voilà maintenant, libre de mes mouvements, mais bouclé dans une pièce sommairement meublée d’un lit, d’une chaise et d’une petite table.

•••

Le bureau de Jacques Valsant se trouvait au dernier étage de l’hôtel Impérial-Palace, un quatre étoiles luxe bâti sur une colline qui dominait la ville. La nuit tombait et une bruine légère scintillait dans les rayons des candélabres du parc. Depuis son entretien du matin, Valsant n’avait reçu aucune nouvelle du commis­saire Servadac et son inquiétude grandissait au fil des heures. Mireille Renoux, di­rec­trice financière du palace, fit une entrée discrète :
– Toujours rien, monsieur ? demanda-t-elle en lui présentant le trieur contenant les chèques à signer.
– Non Mireille, rien, Valsant commença à apposer machinalement son paraphe, je me demande si ce policier prend vraiment la chose au sérieux.
– Il faut lui faire confiance, monsieur, la jeune femme lui effleura amicalement l’é­pau­le, après tout, il s’agit peut-être d’une fugue et…
– Oh non ! vous aussi Mireille ! Vous connaissez Didier depuis des années et savez bien qu’il en est incapable. Certes, après la mort de sa mère, j’admets qu’il a traversé une période très difficile ; vous l’avez d’ailleurs aidé à la surmonter, com­me une sœur aînée aurait pu le faire, mais, maintenant, c’est fini…
Une heure plus tard, le commissaire appela enfin : interrogée, Brigitte Maulière con­firmait que Didier lui avait bien rendu visite la veille et quitté son domicile vers quinze heures trente.
– Elle lui à même offert un cadeau pour son anniversaire, ajouta Servadac.
Valsant ressentit un petit pincement au cœur en pensant que, quarante-huit heures auparavant, il fêtait cet événement avec son fils au restaurant de l’hôtel, en compagnie de Mireille. Sa collaboratrice, elle aussi, avait remis un présent à Didier, un bel exemplaire de l’édition Hetzel du Château des Carpathes. Didier était aux anges…

•••

Hier soir, j’avais dîné plutôt frugalement : un sandwich, un yaourt et de l’eau minérale. J’en avais déduit que mes geôliers s’étaient trouvés pris de court. Aujourd’hui, à midi, l’ordinaire s’est considérablement amélioré, car on me sert un repas complet comportant hors-d'œuvre, plat chaud et dessert. Et comme boisson, « Laurel» me propose du vin ou du soda ; je choisis le second, étant peu habitué à l’alcool, et puis je désire conserver mes idées bien claires.
Les deux hommes me tiennent sous clé dans ma « chambre » et me rendent visite le visage toujours dissimulé, avec cette différence qu’ils ont remplacé leurs joyeux masques de carnaval par des cagoules, plus pratiques pour eux, mais assez sinistres pour moi. Ils parlent peu, en adoptant toujours cette voix robotisée qui m’avait frappé, et ne s’appellent jamais par leur nom, ou prénom. Ce qui signifie qu’ils se montrent extrêmement prudents et ne veulent laisser apparaître aucun indice qui puisse trahir leur identité. Quoiqu’il en soit, je continue à les désigner, faute de mieux, par les patronymes que je leur ai attribués précédemment.
On me rend le paquet de mademoiselle Maulière, tombé dans le fourgon lors de ma « mise en boîte ». Il renferme une cravate en soie fort jolie ; dans ma situation, j’aurais préféré un couteau suisse ! Néanmoins, ce cadeau me réconforte et me prouve que Brigitte a remarqué que je préférais le style classique au négligé estudiantin habituel.
J’examine soigneusement ma « chambre » : papier peint récemment posé (je sens une légère odeur de colle), moquette neuve, plafond immaculé, mais pas de rideaux. En plus de la serrure, la porte est munie d’un gros verrou. Les battants de la fenêtre, réunis entre eux par un cadenas, ne peuvent s’écarter, et la manivelle ac­tionnant le volet roulant a disparu. Pas question d’ouvrir pour demander de l’aide, ni même pour admirer le paysage ! Décidément, je commence à penser que j’ai affaire à des professionnels et que le coup était soigneusement préparé.
Dix-neuf heures : « Laurel » m’apporte des sous-vêtements de rechange et deux polos (pourvu qu’ils soient à ma taille ! ) et me demande : « douche ? ». J’accepte avec empressement. Le sol du hall que je traverse sous bonne escorte est dallé de marbre et la salle de bains luxueusement équipée, mais dépourvue de fenêtre. Conclusion logique : je me trouve dans un immeuble de « grand standing », comme disent si bien les agents immobiliers, et apparemment neuf. Mais quel immeuble, et où ?

•••

Le commissaire Servadac enfila des gants de latex avant de saisir l’enveloppe ; il l’examina, tout en tiraillant sur sa barbe bien taillée.
– Pas de timbre, ni de cachet ! Où l’avez-vous reçue monsieur Valsant ?
– A mon domicile, déposée dans l’après-midi car elle ne figurait pas au courrier du matin. C’est l’écriture de Didier.
La lettre était rédigée sur un feuillet de format commercial, provenant sans doute d’un bloc :

« Cher papa,
Je te rassure immédiatement : je suis bien traité, en bonne santé et ne man­que de rien. Transmets mes amitiés à Mireille qui doit se faire également du souci à mon sujet. Pour l’instant, je ne suis pas autorisé à en dire plus. Une autre lettre, plus longue je l’espère, te parviendra bientôt afin de fixer les con­ditions de ma libération.
Je t’embrasse bien affectueusement. Didier. »

– « Ils » sont habiles, Servadac tapota une cigarette sur son sous-main, « ils » ont attendus exactement trois jours avant de se manifester, histoire de laisser mûrir l’affaire, si j’ose dire. C’est une bonne tactique et elle laisse à penser que nous n’avons pas affaire à des amateurs.
– Et maintenant ? Valsant croisa et décroisa nerveusement ses doigts.
– La routine : recherche de témoins éventuels… la lettre transmise au labo… mais à part vos empreintes et celles de votre fils… A mon avis, nous ne pourrons rien faire de concret avant l’arrivée de la seconde lettre. Néanmoins, je vais faire surveiller les abords de votre hôtel et de votre domicile, mais je doute « qu’ils » aient le culot de jouer de nouveau les facteurs.

•••

« Laurel » et « Hardy » dînaient dans la cuisine. A visage découvert. Le maigrichon – visage blafard, yeux noirs fureteurs – vida le fond d’une bouteille de vin dans son verre.
– A la tienne Marcel ! et au pognon qu’on va bientôt palper !
Le corpulent – cheveux rares, physionomie intelligente – eût un mouvement de tête agacé ; il protesta d’un ton las :
– Je te l’ai déjà dit cent fois : pas de prénom, même quand nous sommes seuls, ce­la relève de la plus élémentaire prudence. Que feras-tu de ton pognon, il insista sur le mot, si tu te retrouves derrière les barreaux ?
– Mais ici il peut pas nous entendre !...
– Ici non, mais ailleurs oui, alors fais très attention, tu comprends, très a-tten-tion…
L’autre grommela :
– Ouais, j’ai compris, pas la peine d’appuyer… Mais ça commence à me gonfler toutes ces précautions à cause de ce petit merdeux !
« Hardy » le dévisagea avec un sourire méprisant.
– Ce petit merdeux, comme tu dis, est d’une intelligence supérieure, donc apte à interpréter la moindre allusion, à tirer des déductions à partir du plus petit détail… A ce titre, il est dangereux et il ne faut surtout pas le sous-estimer, malgré son ap­pa­rence physique un peu frêle et ses yeux candides.
« Laurel », bouche bée, se leva et planta ses poings sur ses hanches, cherchant quoi dire. Il ne put trouver que :
– Mince alors ! c’que tu causes bien ! Encore mieux que mademoiselle…
Il s’arrêta net en voyant le regard courroucé que lui lança son complice.
– Oh, ça va, ça va, pas de prénoms, pas de noms également ! J’suis pas bouché !

•••

L’inspecteur Marie Lesaint avait de jolies jambes, et, contrairement à la plupart de ses consœurs, les dissimulait rarement dans des pantalons. Servadac apprécia donc sans réserve lorsqu’elle s’assit et les croisa.
– Lesaint, j’aimerais plus de détails sur votre entrevue avec Brigitte Maulière, vos impressions personnelles, en somme…
– Ma foi commissaire, je dirais que cette personne m’a paru franche et directe, et qu’elle semblait vraiment affectée par le rapt du fils Valsant. Il paraît évident qu’elle éprouve pour lui un vif intérêt, pour ne pas dire de l’affection.
– Vous pensez qu’une aventure amoureuse ?…
– Il ne faut jurer de rien, mais, à mon avis, non. Et puis, la différence d’âge…
Servadac se frotta les mains et prit un air égrillard :
– Hé ! hé ! on a vu bien des cas où l’âge importait peu !
La jeune femme considéra les tempes grisonnantes du commissaire, se de­man­dant si c’était là une allusion directe, et, machinalement, elle tira sur sa jupe qui remontait un peu trop haut.
– Voyez-vous commissaire, ils sont très brillants tous les deux, lui en tant qu’é­tu­diant, elle en tant qu’universitaire, c’est ce qui les rapproche, je crois. A propos de mademoiselle Maulière, j’ajouterai que, de son propre aveu, elle se considère com­me un esprit plutôt indépendant, voire frondeur. Après avoir enseigné en Sorbonne, elle a abandonné brusquement son poste il y a deux ans après un différend avec ses supérieurs hiérarchiques.
– Et elle vit de quoi maintenant, de ses rentes ?
– Pas du tout, elle enseigne comme professeur libre dans deux institutions privées, donne des cours particuliers, des conférences et, accessoirement, écrit des livres pour un éditeur spécialisé.
– Et côté cœur… un fiancé, un petit ami ?
– Difficile à dire, elle rencontre pas mal d’hommes dans ses activités, mais pour l’instant je n’ai aucune certitude à ce sujet.
– Tâchez quand même d’en apprendre un peu plus sur ses relations masculines Lesaint. Bonne chance !
Comme elle se levait, Servadac ajouta négligemment :
– Au fait, à propos de relations, vous sortez toujours avec ce gars de la brigade des stupéfiants ?
– Toujours commissaire, pourquoi ?
– Bof… au cas où vous auriez été libre ce soir…
Marie Lesaint sortit en réprimant une forte envie de rire ; elle pensa : « Tiens ! ça faisait longtemps qu’il n’avait pas essayé de me draguer ! »

•••

Il y a trois choses qui me manquent beaucoup : la lumière du jour, car mes gardiens ne relèvent jamais le volet roulant, de la lecture, et… un pyjama. J’ai bien tenté une démarche auprès de « Laurel » à ces sujets, mais n’ai obtenu que cette réponse gouailleuse : « Et puis quoi encore ! ». J’ai l’impression que le bougre ne m’aime guère et je crois comprendre pourquoi. C’est lui qui est chargé de mon « entretien » : cuisine, lavage du linge, surveillance de la douche et des toilettes quand je m’y trouve, aération de la pièce, etc.
Bien que je ne puisse étudier son visage, à observer son comportement vulgaire, je ne le crois pas doté d’une grande intelligence. Par contre, son complice me donne l’impression d’un homme bien éduqué, d’un bon niveau social, mais je me trompe peut-être car je le vois peu souvent. Cependant, à la première occasion, je lui reformulerai mes doléances.
Si je ne puis lire, par contre, je puis écrire, car j’ai mon stylo, et l’on m’a laissé le bloc que j’ai utilisé pour la lettre destinée à mon père. Pour ne pas « perdre la main », je commence donc à rédiger de nouveaux chapitres de ma future thèse, mais sans mes bouquins et mes notes antérieures, c’est assez difficile. Ce travail, « on » va vouloir l’examiner, bien entendu, et j’y compte, car j’ai en tête un plan qui implique que ce contrôle soit effectué. Pourvu que ce soit « Hardy » qui s’en charge !

•••

– Pas de nouvelle lettre, monsieur Valsant ?
– Non, rien encore Mireille, cette attente est intolérable ! Jacques Valsant frappa sur son bureau de son poing massif, le commissaire a raison, ces gens là sont très forts, ils jouent sur les nerfs de leur victime avec une habileté diabolique.
– Ils sont ignobles, ignobles… murmura Mireille Renoux, elle se détourna pour essuyer une larme, ce ne sont pas des êtres humains, mais des monstres ! Elle eût un mouvement de colère : et que fait la police, pourquoi cette lenteur ?
– La police dispose de bien faibles indices Mireille, et les témoignages s’avèrent pratiquement inexistants, car, un jour de corso carnavalesque le nombre de gens dans la rue se trouvant multiplié par dix, comment les commerçants du quartier pourraient-ils se souvenir d’un fait anormal ! Seule la vendeuse d’un kiosque à journaux se souvient d’avoir vu Didier sortir de l’immeuble de mademoiselle Maulière, mais parce qu’elle le connaît, c’est un de ses client. Après…
Valsant se tut. Son visage buriné de condottiere demeurait impassible, mais dans son cerveau les pensées défilaient à un rythme précipité. Hormis la douleur et l’angoisse, son orgueil se révoltait contre cet état de choses : lui, le puissant Val­sant, propriétaire du plus bel hôtel de la ville ainsi que d’une chaîne de restaurants d’autoroutes, lui qui régnait sur plus de cinq cents employés, se sentir à la merci de quelques malfaiteurs !…
Retournant à des détails plus matériels, il dit à mademoiselle Renoux :
– Mireille, il faudra m’établir une situation très précise des liquidités de nos so­ciétés, pour que, dès réception de la demande de rançon, je sois en mesure d’agir rapidement.
– J’y avais déjà pensé monsieur, et fourni les données au service informatique qui doit être en train d’éditer le listing, je vais d’ailleurs m’en assurer.
Lorsqu’elle fut sortie, Valsant téléphona au commissaire Servadac ; celui-ci s’excla­ma :
– J’allais juste vous appeler, nous avons du nouveau vous savez !
Servadac expliqua que, le jour de l’enlèvement, le patron d’un bar situé dans une rue perpendiculaire au boulevard de la République avait été intrigué par le manège de deux quidams travestis. Ils paraissaient plaisanter d’une manière burlesque avec un jeune homme qui les accompagnait, de son plein gré semblait-il, et qui était monté avec eux dans un fourgon. Quelques minutes plus tard le véhicule dé­marrait sur les chapeaux de roue.
– En voyant la photo le témoin a-t-il reconnu Didier ? demanda Valsant.
– En toute honnêteté il n’a rien pu affirmer, cependant, je crois que nous tenons maintenant un bout de piste valable.
– Et Didier aurait suivi ces hommes de son plein gré, dites-vous ?
– Là, le cafetier est formel, le jeune homme apparaissait souriant et détendu et ne subissait aucune contrainte. Compte tenu de ces détails, il va falloir chercher du côté des relations de votre fils : copains, profs, commerçants, Servadac hésita, peut-être certains parents éloignés, on ne sait jamais. En ce sens, pouvez-vous me dresser une liste, la plus complète possible ?
Valsant approuva, un peu circonspect cependant. Après avoir raccroché, il se dit que le commissaire connaissait son métier et commença à rédiger la liste de­mandée.

•••

« Hardy » entra dans le salon. Il portait un costume prince-de-galles gris-bleu, habilement taillé pour atténuer son embonpoint. « Laurel », vautré dans un fauteuil, buvait de la bière et se délectait en suivant les péripéties d’un feuilleton télévisé. Il coupa le son afin de mieux apostropher son comparse :
– Ah ! te voilà enfin ! Qu’est-ce que tu foutais, je commençais à m’inquiéter ?
– Je travaillais, mon vieux !
– A neuf heures du soir !
– Un cocktail que j’ai offert à mes clients, tout simplement.
L’autre brandit une liasse de papiers et la lui agita hargneusement sous le nez.
– Et moi, je travaille pas ? Regarde ça, heureusement que j’ai l’œil, c’était dans la piaule du petit merdeux !
Le gros homme prit les feuillets et commença à les parcourir attentivement ; au bout d’un moment il haussa les épaules et considéra son interlocuteur avec com­misé­ra­tion.
– Et alors, qu’est-ce qui t’inquiète là dedans ?
– Tout ce bla-bla, ça rime à quoi ? C’est pas un coup fourré des fois, avec tous ces noms de mecs que je connais pas ?
– Pas du tout, ce sont des noms de personnages de romans, car, autant que je sache, ce garçon prépare une thèse sur l’œuvre de Jules Verne, donc je ne trouve rien d’anormal à cela. Au contraire, j’estime qu’il vaut mieux qu’il s’occupe l’esprit, il doit trouver le temps long le malheureux. Au fait, tu lui as servi son dîner ?
– Ouais… mais monsieur fait le difficile, il voudrait moins de yaourts et plus de fruits, et puis quoi encore !
« Hardy » se versa un whisky et carra son postérieur volumineux au centre du canapé. Il commença à boire à petites gorgées gourmandes, tout en grignotant des biscuits salés. « Laurel » rétablit le son du téléviseur et s’immergea de nouveau dans les amours contrariées de ses héros favoris. Son acolyte, qui observait sa mine maussade du coin de l’œil, fut secoué par un petit ricanement intérieur et lui lança :
– A la réflexion, il a raison ce jeune homme de vouloir plus de fruits, désormais tu iras faire le marché deux fois par semaine.

•••

Ce matin, « Hardy » en personne vient me rendre mes pages. Quel soulagement ! En effet, je craignais que l’autre, teigneux comme il est, ne les mette à la poubelle sans lui en parler. Comme je le remercie, il ébauche un geste d’excuse, hésite, puis me dit :
– C’est normal… c’est très bien ce que vous écrivez là.
Pour une fois, il commet une énorme, une colossale bévue ! Il omet de prendre le ton impersonnel habituel et j’entends une voix grave, bien timbrée, qui ressemble à celle de l’acteur Philippe Noiret. J’essaye de le faire encore parler en demandant innocemment :
– Vous connaissez bien l’œuvre de Jules Verne ?
A travers les trous de sa cagoule, je distingue ses yeux bleus pâles qui clignent légérement – il doit réfléchir. Enfin il répond, mais malheureusement il a reprit une voix déguisée :
– Ma foi disons que, étant jeune, j’ai dû lire une douzaine de titres, sans plus, mais tout cela est bien lointain.
Je jubile, car voilà un renseignement capital, qui ne peut que servir le plan que je vais tenter de mettre en application. Je profite de l’occasion pour lui soumettre les trois doléances rejetées par « Laurel ». Il balance la tête, certainement embar­ras­sé ; encore un silence, puis :
– Pour le pyjama et les livres, je vais voir, quant au volet roulant il ne m’est pas possible de l’ouvrir, vous comprenez pourquoi…
Evidemment, je m’y attendais, mais je suis assez satisfait de ma démarche.
Le soir, je dîne de bon appétit et me couche tôt. Cependant, j’ai du mal à m’endormir, car une question me turlupine et je n’arrive pas à lui donner de réponse. La voix de « Hardy », si elle me rappelle celle d’un acteur célèbre, éveille aussi en moi un autre souvenir, mais confus celui-là : j’ai déjà rencontré quelqu’un qui avait cette même voix. Mais de qui s’agissait-il ?

•••

Le téléphone mobile posé sur la table du salon sonna. « Laurel », plongé dans la lecture des pronostics hippiques, répondit sans quitter son journal des yeux :
– Ouais… c’est qui ?
– Comment qui ! (une voix sèche et autoritaire) Vous savez très bien que je suis la seule femme susceptible de connaître et d’utiliser ce numéro, alors ne répondez pas n’importe quoi !
– Ah ! excusez-moi, mademoiselle… j’étais un peu distrait.
– Distrait ! voilà un mot que je ne veux plus entendre ! Compris ?
Le voyou fit tournoyer une main en un geste qui signifiait « parle toujours… », pourtant le ton devint servile :
– O.K, mademoiselle, je ferai attention, marmonna-t-il.
– J’en prends note… Comment se porte notre « invité » aujourd’hui ?
– Il va très bien… il mange comme quatre, faut dire que, pour les repas, je le soigne comme un roi ! Après, il passe presque tout son temps à écrire sa « prothèse ».
– Thèse, pas prothèse mon pauvre ami ! la voix laissait percevoir une nuance de mépris teintée d’ironie, et bien puisqu’il se montre tellement disposé à écrire, vous direz à votre camarade de lui faire rédiger la demande de… enfin, vous voyez ce que je veux dire… J’ai terminé.
Laurel coupa la communication et, subitement enjoué, esquissa un pas de danse gro­tesque en chantonnant :
– Ça y est… ça y est… on va toucher les p’tits biffetons, on va pouvoir s’la couler douce…
Pour fêter l’événement, il décida de s’octroyer une troisième bière.

•••

J’ai eu un pyjama et trois livres ! Décidément, « Hardy » est un brave homme ! dommage qu’il soit aussi un bandit ! Le pyjama est un peu large, mais qu’importe… En ce qui concerne les bouquins, il s’agit uniquement de romans policiers. Dans ma situation je trouve cela très amusant ! A la réflexion, ce genre de littérature , – que j’aime beaucoup d’ailleurs , – va me procurer quelques moments agréables, et j’en ai bien besoin.
Jour faste entre tous : « Laurel » me paraît tout guilleret et, à l’heure de la toilette, m’informe que je peux prendre un bain au lieu de la brève douche quotidienne. Quel délassement pour mon corps déshabitué à ce luxe depuis presque une se­maine ! Le bain terminé, je décide de passer à la phase la plus délicate de mon plan : risquer une reconnaissance des lieux. Pourvu que la chance me favorise ! J’ouvre la douche en grand pour faire croire que je me trouve dessous, enfile le peignoir-éponge et glisse un regard par la porte entrebâillée ( mon gardien la laisse toujours ainsi, pour entendre ce que je fais). Miracle ! sa chaise, au bout du couloir, est inoccupée, et lui, je l’entends siffloter dans une autre pièce, vraisemblablement la cuisine.
Mon cœur s’emballe au moment où je sors de la salle de bains pour pénétrer dans la pièce voisine, la chambre de « Laurel » apparemment. Un coup d’œil sur la table de chevet : pas de téléphone, hélas ! Vite, à la fenêtre maintenant. J’écarte les rideaux et le grand jour m’éblouit un instant, puis je vois le paysage en face… un paysage que je connais bien ! Ma copine Claire réside dans ce quartier, et j’y viens souvent. Je demeure quelques secondes abasourdi, puis réalise soudain que je sais maintenant où je suis détenu, je me trouve dans la… Un bruit de porte qui se ferme… des pas qui s’approchent… Vite ! retourner dans la salle de bains !… Je surveille par l’entrebâillement : « Laurel » vient de regagner sa chaise et déploie un magazine ; sans même regarder dans ma direction, il lance à mon intention :
– Hé là-bas ! c’est pas bientôt fini ?
Ouf ! il ne s’est douté de rien ! Je suis tellement bouleversé par ma découverte que mes jambes flageolent et que mes mains tremblent au moment de fermer les robinets. Je réponds :
– Voilà… voilà… un instant… je me sèche…
En réalité, j’en profite pour m’asseoir et maîtriser mon émotion. Il faut que j’aie l’air parfaitement normal en sortant d’ici.
« Laurel » me ramène à ma chambre. Sa cagoule est mise de guingois, et, à travers l’étoffe filtre un léger relent de bière. Déjà, à dix heures du matin !
L’après-midi, je me permets quelques heures de lecture, mais je n’arrive pas à me concentrer sur le texte tant les idées tourbillonnent dans mon cerveau. Je pense en particulier à l’ingéniosité de mes ravisseurs : ils me détiennent, presque en pleine ville, à moins de quinze cent mètres à vol d’oiseau du lieu où j’ai été enlevé. Excellente initiative, car qui irait penser que je me trouve si près ; on me cherche certainement dans des villas isolées, ou dans des fermes en pleine campagne. Le soir, je bénéficie d’un dîner particulièrement soigné, avec des fruits comme dessert. Décidément « Laurel » fait des progrès !
C’est en pleine nuit qu’une espèce de flash – je ne trouve pas d’expression plus juste – me réveille en sursaut : mon subconscient vient de répondre à la question qui me tourmentait la veille. « Hardy », l’homme dont la voix ressemble à celle de Philippe Noiret, c’est Marcel !…Marcel Barney, son cousin !…Est-ce possible ?… Mais oui, j’en suis sûr maintenant ! elle me l’avait présenté l’année dernière, et son intonation si particulière m’avait frappé, ainsi que ses yeux bleus très clairs. Une interrogation douloureuse surgit aussitôt dans mon esprit : complices ? Non ! cela, je ne peux l’admettre ! Elle, si gentille avec moi, si bienveillante… Non…non… et pourtant !…
Je ne peux plus me rendormir et, lorsque les premières lueurs de l’aube filtrent à travers les interstices du volet, j’y pense encore. Je me console néanmoins en me disant que cette révélation constitue un deuxième atout pour mon plan.

•••

Le commissaire Servadac rendit la feuille à Jacques Valsant et admira furtivement les jambes de mademoiselle Renoux ; il les trouvait aussi agréables à regarder que celles de l’inspecteur Lesaint. « Mieux galbées… plus nerveuses… » se dit-il. Revenant sur terre, il affirma :
– Bon, maintenant nous voilà fixés, la teneur de cette seconde lettre est sans ambiguïté. Qu’en pensez-vous monsieur Valsant ?
Celui-ci ne répondit pas. Mâchoires crispées, sourcils froncés, il relisait la lettre de son fils.

« Cher papa,
Je commence immédiatement par le plus important : le montant fixé pour ma remise en liberté est de dix millions de francs. Compte tenu de l’importance de la somme, un délai de sept jours – à compter de ce soir minuit – est accordé pour réunir les fonds, en coupures de cinq cents francs. Ce délai écoulé, des instructions précises seront données concernant l’acheminement de cet argent.
En ce qui me concerne, rien à signaler, car, je le répète, je suis bien traité. Je ne vois même pas passer le temps puisque j’ai pu reprendre mes travaux un instant interrompus. Ma thèse avance bien et, en ce moment, je commente l’épisode de
Mathias Sandorf où l’on voit ce héros, emprisonné par Bruckmann (j’ai oublié son prénom !), s’évader du château d’If et courir rejoindre l’hélicoptère de Robur qui se trouve juste en face.
Ne te fais donc aucun souci à mon sujet et prends patience, nous serons bientôt réunis et pourrons fêter mon retour au foyer.
Je t’embrasse bien affectueusement.
P.S : une amicale pensée pour Mireille. »

Valsant reposa la lettre et un sourire détendit son visage.
– Il est étonnant mon fils ! Même dans sa situation, il continue de travailler et de parler de ce qu’il fait comme si de rien n’était ! Il s’adressa à sa collaboratrice : vous avez lu comme moi Mireille, la somme est considérable, mais il va falloir la réunir quoiqu’il en coûte... tout de même, sept jours, c’est bien court.
– Vous pensez y arriver? demanda Servadac qui tétait voluptueusement le cigare que lui avait offert l’homme d’affaires.
Ce fut Mireille Renoux qui répondit :
– Certainement, bien que la vente massive de valeurs mobilières ne soit guère indiquée en cette période d’agitation boursière. De plus, j’ai déjà obtenu l’accord de trois de nos banquiers qui se disent prêts à nous soutenir pour un certain montant.
– Des banquiers se mouillant pour une affaire de rapt, là vous m’étonnez ! fit Servadac goguenard.
La jeune femme désigna un listing couvert de chiffres d’un doigt impératif. Elle condescendit à lui expliquer que la situation financière de la société faisait ressortir des avoirs pour un montant de cent douze millions, et que la seule valeur de l’hôtel où ils se trouvaient présentement réunis représentait déjà le triple du montant de la rançon. Alors, les banquiers ne prenaient pas de grands risques…
– Hon… hon, Servadac souffla un joli rond de fumée, si vous le dîtes… Il avait repris la lettre et la relisait à son tour, semblant se concentrer sur certains mots. C’est curieux, mais le paragraphe où votre fils parle de son travail me semble assez… comment dire… insolite… incongru… Vous savez à quoi il me fait penser ?
– Ma foi non, Valsant le regarda d’un air perplexe, Didier parle de son sujet favori, rien de plus, non, je ne vois vraiment pas…
– Il me fait penser à ces messages personnels que Radio-Londres diffusait, durant la seconde guerre mondiale, à l’intention des maquisards français. Du genre : « Le petit chat a mangé le pot de crème… » ou bien : « Le cousin Léon viendra déjeuner ce soir… ». Ces messages, incompréhensibles pour les Allemands, renfermaient pour­tant une signification bien réelle pour les résistants, vous voyez ou je veux en venir ?
– Par exemple ! le visage de Valsant exprimait l’étonnement le plus profond, vous croyez que Didier a voulu nous donner là une indication déguisée, qui passerait inaperçue de ses ravisseurs ? Mais à quoi cela rime-t-il, puisque nous n’en pos­sédons pas le code ?
Constatant que son cigare était maintenant plus qu’à moitié consumé, le com­mis­saire, en aspira une bouffée très parcimonieuse, pour faire durer le plaisir. Il se leva brusquement, endossa son pardessus et déclara :
– Je l’avoue monsieur Valsant, je ne suis nullement un expert de Jules Verne, mais cette histoire de château d’If dans un roman de cet écrivain, je la trouve plutôt bizarre. S’agissant d’Alexandre Dumas, j’aurais immédiatement pensé à cette œu­vre célèbre qui s’intitule Le comte de Monte-Cristo, bien évidemment, d’autre part, je vois mal votre fils commettant une telle confusion, vous me suivez ?
– Votre raisonnement me paraît plausible, mais comment découvrir la véritable si­gni­fication de ce texte, en admettant qu’elle existe ?
– En demandant conseil à une spécialiste, en l’occurrence une certaine Brigitte Maulière. A vous revoir bientôt, mademoiselle, monsieur…
Sitôt sorti de la tiédeur de l’atmosphère de l’hôtel, Servadac fut giflé par une rafale de vent glacé, porteur de minuscules flocons de neige ; il releva le col de son par­dessus en jurant et abrita de la paume de sa main le bout incandescent de son cigare. « Pourvu qu’il dure jusqu’au domicile de la donzelle ! » murmura-t-il.

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Aujourd’hui, je me sens un peu déprimé et la sensation de triomphe que j’éprouvais la veille a disparu. Après tout, il n’est pas dit que quelqu’un comprendra ce que signifient les allusions glissées dans ma lettre ! Certainement pas mon père, qui ignore superbement l’œuvre de mon écrivain favori, ni Mireille… la police peut-être ?… J’en doute !
Hier, je dois avouer que j’ai ressenti un moment d’angoisse lorsque « Hardy », soi­gneusement ganté, a lu ma missive avant de la mettre sous enveloppe. Il m’a semblé qu’il hésitait imperceptiblement, si tant est que l’on puise déceler une hésitation sur un visage masqué, mais une certaine attitude corporelle le trahissait. Ces quelques secondes m’ont paru une éternité, et puis il a plié la feuille et l’a introduite dans l’enveloppe pendant que je feuilletais un livre d’un air que je m’ef­forçais de rendre naturel.
Cependant, je me répète que si cet essai échoue, je sortirai quand même d’ici, car papa versera l’argent, ça j’en suis sûr. Une petite pensée sournoise se glisse alors dans mon esprit et me susurre : « Tu sortiras, oui… Mais seras-tu vivant ? On a souvent vu des otages exécutés après paiement de la rançon ! Et puis il se pourrait que…»
– En place pour le déjeuner !
« Laurel » vient d’entrer, porteur d’un plateau qu’il dépose sur la table ; il chantonne (quand il ne sifflote pas) constamment le même refrain, l’air bien connu du « toréador » dans Carmen. Serait-il amateur d’art lyrique ? Je n’ose lui poser la question !

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Brigitte Maulière termina la lecture de la lettre de Didier Valsant et resta songeuse. Servadac remarqua la pâleur de son visage, ainsi que son regard devenu soudain anxieux. Impatienté, il interrompit sa réflexion :
– Alors, votre avis ?…
– Je suis troublée, je ne sais trop que penser commissaire, la jeune femme croisa les mains sur sa poitrine comme pour comprimer les battements de son cœur, comment Didier a-t-il pu écrire une telle chose ! Peut-être est-il malade…fiévreux… à cause de cette captivité qui se prolonge…
– Donc, vous admettez que ce passage comporte des anomalies flagrantes ?
– Cela saute aux yeux, cependant...
– Alors énumérez-les moi, bon sang ! le ton de Servadac devint cassant, réalisez-vous que le plus infime détail peut me fournir une indication précieuse ?
Mademoiselle Maulière tressaillit et une légère rougeur colora ses joues ; vexée par cette brusquerie, elle décocha au commissaire un regard peu amène.
– Inutile de vous énerver, commissaire, je comprends très bien… Donc, voici : Didier réunit trois personnages de Jules Verne qui n’ont strictement aucun rapport entre eux. D’abord Mathias Sandorf est le héros du roman du même nom, quant à Bruckmann, il figure dans Les Cinq cents millions de la Bégum, donc le premier ne peut être le prisonnier du second. En outre, et il y a là une énormité, Sandorf ne s’évade pas du château d’If, mais de la forteresse de Pisino… du donjon de Pisino très exactement.
– Ah ! ça, j’en étais sûr ! Je l’avais dit à monsieur Valsant, le château d’If, c’est dans « Monte-Cristo » ! Servadac lissa sa barbe d’un air satisfait, et le troisième larron ?
– Robur, on le trouve dans le roman intitulé Robur le conquérant, donc aucun rapport non plus avec le deux autres. Par contre, comme le dit Didier, il est bien l’inventeur d’une espèce d’hélicoptère géant baptisé l’"Albatros".
– Oui… oui… oui, je me souviens de cette histoire. Le policier fouilla toutes les poches de sa veste et finit par exhumer un paquet de cigarettes et un briquet. A la lumière de vos explications, j’en reviens à mon hypothèse du message personnel.
– Si vous y tenez, Brigitte déposa un cendrier sur le guéridon et toussota pour bien faire comprendre que la fumée la dérangeait, encore faudrait-il étayer cette hypothèse ; pour ma part, je crains qu’elle ne s’avère hasardeuse.
Servadac, excédé, leva les bras au ciel et roula des yeux furibonds ; il faillit laisser échapper une insanité, se retint juste à temps et essaya de modérer sa nervosité. En réalité, cette jolie femme à la voix posée, à l’attitude réservée, à l’élégance raffinée, l’impressionnait. Elle n’était pas de son monde, il le sentait bien, et cela l’irritait. Il dût faire un effort louable pour demander, d’une vois adoucie :
– Encore une question : pensez-vous vraiment que Didier ait oublié le prénom de ce Bruckmann ainsi qu’il l’écrit, avec un point d’exclamation d’ailleurs, comme pour attirer l’attention sur ce détail ?
– Non, je ne pense pas, car il connaît tous ces personnages presque par cœur, si je puis dire, et qu’il ait oublié que Bruckmann se prénomme Marcel…
– Ah ! Marcel ! voilà un détail peut-être important, Servadac commença à écrire sur un carnet à la couverture fatiguée, maintenant écoutez attentivement, voici la version du message de Didier que je propose : « …je commente l’épisode de Ma­thias Sandorf où l’on voit ce héros, emprisonné par Marcel… (patronyme inconnu), s’évader du donjon de… (lieu inconnu) et courir rejoindre l’"Albatros"… (moyen de transport inconnu) qui se trouve juste en face. ». C’est déjà plus clair, non ?
– Ma foi, le ton narquois de mademoiselle Maulière en disait long, la tournure n’en demeure pas moins kabbalistique, vous ne croyez pas ? Avec toutes ces inconnues…
Le commissaire feignit d’ignorer cette pique, mais sa physionomie se renfrogna et il éteignit rageusement sa cigarette – seulement à moitié consumée – manière de signifier qu’il mettait un terme à l’entretien. Comme la jeune femme le rac­com­pagnait, il regretta son attitude agressive et, toute honte bue, il le lui dit, bien que cela lui en coûtât. Elle le regarda droit dans les yeux, le gratifia d’un sourire dé­sarmant et déclara simplement :
– Sans rancune, commissaire !
Une fois dans sa voiture, Servadac pesta contre le chauffage qui débitait un souffle d’air à peine tiède et fit grincer outrageusement la boîte de vitesses mal lubrifiée. Il se sentait à la fois heureux et dépité par le résultat de cette entrevue.
Il pensa : « Toi, ma belle avec ton sourire enjôleur, n’imagine surtout pas que je relâche mon attention !… Si tu pouvais te douter que depuis déjà trois jours tes allées et venues sont surveillées ! ».

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Dans les vieux récits de naufragés, il est presque toujours question d’un message dans une bouteille, le tout jeté à la mer, et le hasard faisant le reste. Je décide donc d’adapter cette méthode à mon cas en laissant un message écrit dans un angle du mur de ma chambre, là ou se trouve le lit. J’indique mon nom et mon prénom et la date du début de ma détention, quant à la date de fin… Ainsi, en admettant que cette inscription ne soit pas effacée par mes « anges gardiens », la police pourra découvrir éventuellement dans quel appartement j’ai été détenu, puisque je sais maintenant dans quel immeuble je me trouve. Mais encore faut-il que je parvienne à en sortir… vivant !…
Allons, encore cette pensée pessimiste ! Je la chasse en me disant que si ma mort avait été décidée d’avance, les organisateurs de mon enlèvement ne s’entoureraient pas de ce luxe de précautions pour garder l’anonymat. Et ne me traiteraient pas aussi correctement. Je ressasse aussi cette question qui me tourmente plus peut-être que la perspective du trépas : « Marcel Barney a-t-il agi de sa propre initiative, ou bien est-il le complice de sa cousine ? ».

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Le commissaire Servadac affichait sa physionomie des mauvais jours. Il se leva, redressa sa petite taille et, les mains appuyées sur son bureau, toisa ses trois subordonnés sans prononcer un mot. L’inspecteur Holmaisse se dévoua et parla le premier :
– Je n’ai rien découvert de concret au sujet de « Marcel ». L’un des employés du palace porte ce prénom, mais il a un alibi irréfutable pour le jour de l’enlèvement. Dans l’entourage de Valsant, j’ai trouvé un vieil oncle impotent qui réside à Amiens donc hors de cause, ainsi que l’un de ses amis intimes qui répond à ce prénom, mais il est premier substitut du procureur de la République, alors…
L’inspecteur Lesaint prit la relève :
– Côté châteaux avec donjons, aucun résultat. Sur les trois manoirs les plus pro­ches de la ville dans un rayon de cinquante kilomètres, un seul possède un donjon, seulement l’édifice est inhabité pour cause de vétusté avancée.
– Qui dit que Didier est détenu dans un donjon situé dans le département ? ha­sarda l’inspecteur Cherloque ravi de faire du zèle et de contrarier sa collègue.
– Non ! mais tu me vois en train de visiter tous les châteaux de France et de Navarre !… Et puis d’abord…
– Silence Lesaint !
Servadac venait de se rasseoir et se sentait de plus en plus agacé. Cette histoire le déconcertait, car il n’avait jamais rien vu de semblable au cours de sa carrière. Des rapts oui, mais un prisonnier qui tente de communiquer en termes sibyllins, jamais. Après tout, il se considérait comme un flic ordinaire, un bon flic certainement, mais pas un détective de polar au raisonnement infaillible. Il s’adressa à Cherloque :
– Et vous, ça donne quoi, côté aérodrome et port fluvial ?
– Rien non plus, patron. Aucun avion ou hélicoptère ne s’appelle « Albatros », et côté rivière non plus. Il y a bien une péniche transformée en restaurant qui porte un nom d’oiseau, mais c’est « La Mouette Rieuse ». Cependant, un bateau ça navigue et un avion ça vole, et si cet « Albatros » existe, il est peut-être loin à présent.
Servadac reprit le carnet sur lequel il avait noté son « interprétation » et le relut pour la centième fois, comme s’il espérait y découvrir un nouvel indice. Il en était sûr, Didier Valsant voulait faire passer un message, sinon pourquoi l’étudiant au­rait-il tenté d’attirer l’attention en commettant de grossières erreurs au sujet d’une œuvre qu’il maîtrisait parfaitement. La clef de cette énigme se dissimulait forcément dans les trois mots : Marcel, donjon et « Albatros ». Le regard fixé au plafond, le policier se mit à soliloquer tout haut :
– Bien évidemment, il ne pouvait pas désigner son ravisseur par son prénom et encore moins par son patronyme, ni parler du donjon, ni nommer l’aérodyne ou le bateau, sans encourir la censure du dénommé Marcel. Alors il a agi avec une gran­de subtilité, en se référant à des personnages, des lieux, des situations qui se trouvent décrits noir sur blanc dans les romans de Jules Verne. Et l’autre n’y a vu que du feu !
Un ange passa. Le regard du commissaire semblait à présent comme hypnotisé, à un point tel que les trois inspecteurs regardèrent eux aussi au plafond. Holmaisse chuchota à Lesaint :
– Là, il est, comme qui dirait, en transe… Je l’ai déjà vu ainsi… Il va nous sortir un truc invraisemblable !
Bien qu’il n’ait rien entendu, Servadac réintégra la réalité, regarda ses adjoints d’un œil redevenu limpide et leur posa cette question :
– Et si les mots « donjon » et « Albatros » désignaient autre chose que la tour d’un château et un engin de transport, hein ?

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Marcel Barney courbait le dos, comme si une pluie diluvienne s’abattait sur lui. Il éloigna le téléphone de son oreille tant la voix qui en sortait lui heurtait le tympan :
– Encore une fois, pourquoi lui as-tu laissé écrire ça ? Maintenant, le commissaire se doute de quelque chose ! Ah ! c’est du joli !
– Mais non, ma grande, je suis sûr que…
– Et arrête de m’appeler ma grande !…
Marcel s’affaissa encore davantage sur lui-même, et son ventre proéminent se plis­sa ; il insista :
– … je suis sûr que ce texte n’a aucune signification, il parlait de sa thèse, voilà tout. J’ai lu tout ce qu’il a écrit par ailleurs et je n’ai rien trouvé d’anormal. Ce flic invente n’importe quoi pour dissimuler son incompétence, crois-moi.
– Ça m’étonnerait ! Enfin, ce n’est pas impossible non plus ! En tout cas, tenez-vous tous les deux prêts pour la procédure d’urgence. On se sait jamais. Bien compris ? A demain.
Barney soupira et reposa le combiné; il marmonna :
– Elle me rendra fou ! On n’aurait jamais dû faire ça, jamais !

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Mireille Renoux déposa les sacs dans la chambre forte de l’hôtel, referma la porte massive et brouilla soigneusement la combinaison. Elle se tourna vers Jacques Valsant qui la regardait faire.
– Nous avons déjà réuni trois millions, le reste suivra dans les jours à venir et, de toute façon, nous serons prêts dans les délais.
Valsant hocha la tête, la mine soucieuse. Il essayait d’imaginer de quelle manière les kidnappeurs demanderaient l’acheminement de cette masse de vingt mille billets de cinq cents francs, et en quel lieu. Ce qu’il redoutait, c’était une in­ter­vention intempestive de la police ; il se dit qu’il exigerait du commissaire Servadac de renoncer à toute action au moment de la remise des fonds. Peut-être même lui cacherait-il les modalités de cette remise, car la vie de Didier se trouverait cer­tainement menacée à cet instant critique.
– Monsieur !… tout va bien ?
La voix de Mireille le ramena à la réalité. Elle le regardait avec un étonnement mêlé de compassion et il en fut ému. Elle ajouta :
– Je voulais vous dire… elle hésita, un peu embarrassée, si au dernier moment la totalité de la somme n’était pas tout à fait réunie, et bien je pourrai y apporter un complément, en attendant…. Oh ! bien sûr, ce sera peu, environ cinq cent mille francs, je les possède en diverses liquidités que je pourrai réunir facilement.
– Mireille, vous n’y pensez pas !
– Mais si ! mais si ! il s’agit d’un prêt, voilà tout !
Alors Valsant le dur, le coriace, « l’homme de fer », comme le surnommaient ses con­currents, eût un geste qui le surprit lui-même : il étreignit longuement sa col­laboratrice sans dire un mot. Un groom qui furetait par là en resta bouche bée !

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J’ai lu les trois romans policiers obligeamment prêtés par Marcel Barney ,– autant l’appeler par son nom, maintenant que je l’ai « démasqué », c’est le cas de dire ! Dorénavant, ma seule distraction demeure l’écriture, mais le bloc diminue à vue d’œil et je crains que son renouvellement demeure aléatoire.
Il me semble maintenant que je suis emprisonné depuis une éternité, et pourtant cela ne fait que neuf jours. Je pense souvent à ce que sera mon retour à la vie normale : l’Université, mes professeurs, les copains… papa, bien sûr…, mais aussi à toutes les innombrables petites choses que l’on apprécie seulement quand elles nous manquent. Mon café au lait matinal par exemple, avec des tartines grillées à point, et du beurre… et de la marmelade d’oranges amères !… Ici, je n’ai droit qu’à un bol de « jus » noir, accompagné de biscottes insipides ! Heureusement que déjeuner et dîner sont plus substantiels, et surtout plus variés ! Enfin, patience et longueur de temps !…

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La manchette du Patriote Libéré captait le regard à dix mètres :
« Coup de théâtre dans l’affaire de l’enlèvement de Didier Valsant.
Une personne proche de l’étudiant vient d’être placée en garde à vue. Il s’agit de mademoiselle Brigitte Maulière, docteur ès lettres, sur qui pèsent les plus graves soupçons. C’est à la suite d’une filature discrète de plusieurs jours que la jeune femme a été interpellée. Le commissaire Servadac, qui dirige l’enquête, a immé­dia­tement demandé à monsieur Valsant de suspendre la constitution de la rançon. En effet, il affirme que les ravisseurs, complètement désorientés par l’ar­res­tation de leur chef, renonceront à réclamer cette rançon et libéreront Didier avant de tenter de prendre le large
Il se refuse à tous autres commentaires, mais nous avons cru comprendre que les complices de celle qui apparaît comme le « cerveau » de cette diabolique ma­chi­nation ne tarderont pas à être identifiés. »
Les photos de Didier, de son père et du commissaire figuraient aussi en première page. Suivait un article qui, faute de matière première, se contentait de délayer une foule d’hypothèses rocambolesques.

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Que se passe-t-il ? Mes gardiens paraissent en proie à une agitation anormale, si j’en juge par une conversation que je viens de surprendre en collant mon oreille à la porte de ma chambre. Perdant toute prudence, ils se sont mis à discuter à voix haute dans le hall :
– T’as lu le journal comme moi ? demande « Laurel », alors qu’est-ce qu’on fait main­tenant ?
– On attend, répond Marcel Barney, mais sa voix manque d’assurance.
– On attend, c’est bien beau !… et le fric ?
– Rien de changé à ce sujet, on fixe à Valsant les modalités de versement à l’ex­pi­ration de la date prévue, c’est tout.
– Et si on lui demandait avant ? Si on menaçait de zigouiller son fils ?
– Pas question, il ne faut surtout rien changer aux ordres de…
A ce moment, ils s’éloignent, et leurs paroles deviennent indistinctes, je perçois cependant encore ceci :
– Tu crois qu’elle va nous… (le reste incompréhensible).
J’ignore ce que peut raconter le journal en question, mais j’ai comme l’impression que quelqu’un vient de donner un grand coup de pied dans la fourmilière.

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Servadac parcourait d’un regard distrait les colonnes des annonces immobilières. Depuis trois mois, il cherchait un nouveau logement – sans résultats. En fait, si les propositions alléchantes abondaient, les prix des loyers le faisaient toujours reculer. Il ronchonna :
– Cinq mille francs pour un trois pièces ! non mais, ils sont fous ces propriétaires !
Dépité, il s’apprêtait à balancer le quotidien à la corbeille lorsqu’il se ravisa et le rouvrit fébrilement : un mot familier, un mot qui le tourmentait depuis plusieurs jours, venait d’attirer son attention. Stupéfié, il lut l’annonce à haute voix pour mieux s’en imprégner : « Résidence « le Donjon », 42, boulevard du capitaine Hatteras. A vendre, du deux au quatre pièces, des appartements aux finitions luxueuses. Situation exceptionnelle dans le calme et la verdure d’un parc arboré. Bureau de vente dans l’immeuble. ». Suivait le numéro de téléphone.
Servadac appela immédiatement en se présentant comme un client éventuel ; cou­pant court au dithyrambe que l’hôtesse commençait à lui débiter, il lui demanda abruptement :
– De cet immeuble, que voit-on ?
– Mais… l’immeuble d’en face, monsieur…
– Est-ce qu’il porte un nom, lui aussi ?
– Bien sûr, il s’agit d’une autre de nos réalisations, la résidence L’Albatros, mais il n’y a plus rien de libre dans cet…
Sans remercier, Servadac raccrocha et se rua dans le bureau des inspecteurs en beuglant :
– Tous en piste ! Surtout pas de brassards "police" ! Et je veux des voitures bana­li­sées !… Plus vite, bon sang !
Il sortit en gesticulant, tout en enfilant son pardessus de travers.

•••

Le carillon de la porte d’entrée fit entendre sa petite musique. « Laurel » sursauta, visiblement nerveux ; il hésita, se demandant s’il devait manifester sa présence. Au deuxième coup de sonnette, il se résolut à regarder par le judas optique et laissa échapper un soupir de soulagement. Ce qu’il voyait, c’était une jeune femme en peignoir court, chaussée de mules, qui, à en juger par cette tenue, devait sortir de son bain. Il ouvrit à demi le battant pour s’enquérir et s’entendit répondre :
– Excusez-moi, monsieur, je suis votre voisine de palier, je ne sais pas ce qui ar­rive, mais je ne parviens pas à vider ma baignoire, le clapet est sans doute coincé, vous ne voudriez pas m’aider s’il vous plaît ?
Elle était aussi charmante que volubile. Par l’entrebâillement du peignoir largement échancré on apercevait des rondeurs prometteuses qui exhalaient des fragrances d’eau de Cologne fleurie.
– Ben, c’est que…
– Oh ! soyez mignon, ça ne vous prendra que cinq minutes… et puis, on pourra fai­re connaissance !…
Définitivement conquis, « Laurel » la suivit après avoir refermé soigneusement derrière lui. Après tout, le prisonnier était cadenassé dans sa chambre, et, quant à lui, un tête à tête avec cette délicieuse enfant lui changerait les idées, et qui sait si ... Dès qu’il eût franchi le seuil de l’appartement de la voisine, il fut littéralement harponné par deux costauds, jeté à terre et menotté. Il émit une espèce de râle de fureur mais se tût en entendant la baigneuse lui déclarer, toute amabilité disparue :
– La ferme salopard, ou je t’éclate la tête !
Et il sentit contre sa tempe le contact d’un objet froid qui le fit frissonner. L’un des costauds le fouilla, lui prit son trousseau de clefs et sortit en courant.
Le commissaire Servadac surgit dans le hall, accompagné d’une autre jeune fem­me qui paraissait particulièrement émue. Très vieille France, il s’inclina devant elle.
– Merci infiniment madame, pour avoir bien voulu nous prêter un instant votre ap­par­tement, et aussi votre… peignoir, que l’inspecteur Lesaint va vous rendre im­mé­diatement.

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– Didier ! mon petit ! Enfin ! Jacques Valsant étreignit son fils, tu vas bien ?
– Aussi bien que Dantès après son évasion du château d’If !
– Ah ! ça ! astucieuse cette trouvaille du message personnel ! s’exclama Servadac, mais je dois avouer que j’ai eu de la peine à comprendre, et sans l’illumination provoquée par les annonces immobilières !…
Il se tourna vers Mireille Renoux, qui, le visage exsangue, paraissait sur le point de défaillir et s’appuyait des deux mains sur un angle du bureau.
– Eh bien mademoiselle, vous n’embrassez pas Didier ? N’êtes vous pas heureuse de le revoir ?
– Si, évidemment… mais c’est l’émotion… vous comprenez ?… sa voix devint un murmure, une telle joie… si brutale...
– Vous voulez dire une telle déception ! Servadac la regardait maintenant avec répu­gnan­ce, Mireille Renoux vous êtes en état d’arrestation pour complicité d’enlè­ve­ment et de séquestration sur la personne de Didier Valsant !
Elle eût un sursaut de révolte et fit un effort pour raffermir sa voix.
– Mais vous êtes fou ! C’est cette Maulière… que vous avez appréhendée ré­cem­ment qui…
Le commissaire émit un petit rire sarcastique et déclara :
– Brigitte Maulière, bien que je l’aie soupçonnée un moment, n’a rien à voir dans cette affaire. C’est de son plein gré qu’elle a accepté de jouer ce rôle de fausse coupable, dans le but de désorienter vos complices et vous même. En réalité, en fait de garde à vue, elle passe simplement quelques jours chez ses parents, en Touraine. Et puisque je parle de complices, j’ajouterai que ceux-ci, déjà arrêtés, n’ont pas hésité à vous charger immédiatement de toutes les responsabilités possibles et imaginables.
– Ça ne m’étonne pas, ce sont des lâches et des incapables, fit Mireille Renoux en redressant la tête d’un air de défi.
Elle n’ajouta rien d’autre et sortit, escortée par Marie Lesaint. Lorsqu’elle passa de­vant Didier, elle détourna la tête pour se dérober au geste de commisération que le jeune homme esquissait vers elle.
– Pauvre Mireille ! Quel démon l’a poussée ? dit-il au commissaire.
Celui-ci se contenta de répondre par un geste évasif, mais pensa : « Quel domma­ge ! une fille avec de si jolies jambes, en prison !… »

•••

Servadac sectionna d’une main experte le bout du cigare et l’alluma reli­gieu­se­ment. Il songea mélancoliquement que c’était le dernier qu’il savourerait avant longtemps. Des cigares de cette qualité, il ne pouvait s’en offrir, et comme ses relations avec le multimillionnaire amateur de havanes devaient s’arrêter là…
Les deux hommes fumèrent un moment sans mot dire. Didier venait de passer dans un autre bureau afin de commencer sa déposition avec l’inspecteur Cherlo­que. Valsant fut le premier à rompre le silence :
– Une question commissaire : après avoir identifié l’immeuble, comment avez-vous fait pour, en moins de quatre heures, localiser exactement l’appartement où était détenu mon fils et arrêter ces deux individus?
– Voilà en effet une bonne question, Servadac se laissa aller bien à l’aise dans son fauteuil en prenant un air modeste, en fait cela fut fort simple. Au bureau de vente du « Donjon », j’ai tout bonnement demandé à consulter la liste des personnes ayant déjà acquis un appartement, et découvert qu’un certain Marcel Barney était, depuis deux mois, l’heureux propriétaire d’un luxueux quatre pièces.
– Ah ! Marcel ! le premier indice donné par Didier.
– Exactement. Mais cette similitude des prénoms, bien que troublante, pouvait n’ê­tre que fortuite et il fallait se montrer prudent, ne pas commettre une bavure re­gret­table. Une consultation de notre ordinateur central m’a permis de découvrir que Barney, directeur d’une galerie d’art moderne, avait été compromis deux ans au­pa­ra­vant dans une affaire de tableaux volés, mais relaxé faute de preuves. Un mau­vais point pour lui cependant. Quant à sa parenté avec votre collaboratrice, je l’i­gno­rais jusqu’à aujourd’hui, mais en enquêtant sur Mireille dans les jours suivant l’enlèvement je découvris ceci : son état civil faisait apparaître qu’elle était née de l’union d’une demoiselle Barney et d’un monsieur Renoux.
– Ce qui signifie que vous la soupçonniez depuis le début ?
– Bien sûr, car c’est bien connu, un bon policier doit soupçonner tout le monde. Or, la similitude des deux patronymes a été pour moi une révélation et je me suis rendu immédiatement chez Barney. Ce dernier, déjà terrorisé par mon irruption soudaine, ne fit aucune difficulté pour reconnaître qu’il était le cousin germain de made­moi­selle Renoux ; alors, je l’ai eu au bluff…
Servadac se tût un instant, son regard perdu dans le vague, comme s’il se re­mé­morait en accéléré le déroulement de cette folle journée.
– Au bluff ?… demanda Valsant intrigué.
– Absolument, car il fallait agir vite. J’ai donc menti effrontément en lui annonçant l’arrestation de sa cousine et en affirmant qu’elle venait de me révéler sa par­ti­ci­pation active dans l’enlèvement. C’était risqué, mais le stratagème a réussi ; Bar­ney s’est « déballonné », comme on dit vulgairement, et a tout avoué, y compris l’identité de son complice, un certain Etienne Ramirez qu’il emploie comme en­cadreur. Or, ce loubard est déjà bien connu des services de police : port d’armes prohibées, coups et blessures, et j’en passe.
– Certainement le plus dangereux de la bande, alors ?
– Je ne vous le fait pas dire ! Et comme je redoutais une réaction imprévisible de ce voyou à l’encontre de votre fils, j’ai imaginé, avec l’aimable coopération d’une ha­bitante de l’immeuble, la petite supercherie que vous connaissez. Subjugué par les charmes de l’inspecteur Lesaint qui jouait la nymphe sortant du bain, il l’a suivi dans l’appartement voisin où nous l’avons appréhendé en douceur… enfin, pres­que !
– Et Didier, qu’a-t-il dit en voyant surgir ses libérateurs dans sa… disons…cellule ?…
Servadac prit un ton admiratif :
– Alors là, il nous a estomaqués ! Il a dit simplement : « Toutes mes félicitations messieurs, je constate que mon message a été bien interprété ! ».

•••

J’ai longuement bavardé au téléphone avec mademoiselle Maulière. Elle rentrera demain, car maintenant son absence n’a plus de raison d’être. Je me demande ce que je pourrais lui offrir, pour la remercier de sa collaboration avec la police, ainsi qu’à la jeune femme qui était ma voisine de palier dans mon immeuble-prison. Des fleurs, peut-être… où des chocolats… Je suis perplexe… Et je n’ai plus Mireille pour me conseiller ! Mireille en apparence si gentille, mais si perverse, si ma­chia­vélique… Je crois que, dans l’épreuve que je viens de traverser, ce qui m’a le plus affecté c’est bien son attitude. Enfin, il faut que j’en tire un enseignement positif.
Je viens de lire le Patriote Libéré, qui fait la Une avec mon histoire. J’ai souri, et même ri, en voyant à quel point les journalistes pratiquent l’art de la déformation et de l’amplification des faits. Ainsi la manchette qui proclame :
Fantastique ! La su­per-intelligence du jeune surdoué triomphe de la force brutale des redoutables malfrats !.
Surdoué... surdoué... le reporter exagère. D'accord, j'ai décroché mon bac à l'âge où d'autres entrent en sixième ; d'accord, je suis déjà licencié en lettres, et à présent je commence à préparer ma future thèse de doctorat, mais j'ai quand même eu dix-sept ans le mois dernier !

Claude LENGRAND

Inédit, septembre 1998.
Mise à jour, années 2000.


© Michel Moutet, 2017
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES