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La mer

Ramon avait fui la ville : il voulait voir la mer. Cette immensité si souvent contemplée dans les livres d’images et si propice aux rêves les plus fous. La mer que tous ses fortunés camarades avaient contemplée et qui, selon leurs dires, était si vaste, si belle et si bleue.

Le train était un moyen de transport onéreux, mais le seul qui pût le mener à bon port. Aussi ses économies avaient-elles dangereusement fondu. Peu importe ce qu’il adviendrait après puisque son petit pécule avait été amassé dans l’unique dessein de ce départ. Deux mois de labeur acharné, deux mois à vendre La Sera de Lisbonne.

Mais maintenant venait la grande récompense. Dans deux heures, il serait à Guaralmea et l’Atlantique serait à lui, rien qu’à lui, pendant tout un après-midi.
Il était la seule personne dans son compartiment et ainsi, il pouvait fabuler à loisir. De retour au pays, il pourrait faire étalage de son expérience, rivaliser d’évocations avec d’anciens compagnons qui, auparavant, se moquaient de son ignorance.
Lorsque le convoi ralentit, le chef de train cria dans le porte-voix : « Guaralmea, Guaralmea ». Ramon bondit hors du train et courut sur le quai. Aussitôt il se mêla à cette foule d’estivants et de touristes, flot déferlant en procession vers la plage. Il était intensément heureux et avait du mal à retenir l’envie de courir et imiter les autres garçons. Il voulait rester naturel et donner l’impression d’être allé à la mer tous les dimanches depuis des lunes.
Pourtant son accoutrement, un vieux complet de serge beige, le signalait à l’attention peu soutenue des baigneurs presque nus.

Ramon atteignit enfin le sable. Son cœur se mit à battre si fort qu’il crut défaillir. Il s’avança vers cet infini tout bleu. Elle était là, bien là, cette mer tant désirée. Majestueuse et silencieuse comme seules savent l’être les grandes dames. Les vagues allumaient en leur crête de multiples scintillements pareils à des diamants. L’horizon n’était troublé que par la flèche blanche d’un voilier.
Ramon n’avait pas de costume de bain mais cela lui était bien égal. Sans même relever le bas de son pantalon, il pénétra dans la mer. L’eau était tiède et douce et lui léchait les mollets en une caresse d’une ineffable douceur. Il voulut en prendre un peu dans ses mains mais elle lui glissa entre les doigts. Ramon riait. Il recommença encore et encore. Enfin, il réussit à en garder quelques gouttes au fond de sa paume. Il les porta à ses lèvres et sut alors que la mer avait le goût des larmes.

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 12 novembre 1989.
Dernière mise à jour : 26 avril 2011.



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