icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
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Le médium

Léon Tremblay gagnait bien sa vie, mais cette situation confortable ne datait pas de toujours. Il y avait eu jadis des années difficiles parsemées de traites non payées. Une horde de créanciers lui rendaient alors l'existence invivable. Puis, tout cela avait pris fin le jour où Léon était devenu le Professeur Nostralesco.
A présent, le passé ne l'intéressait plus. C'était plutôt vers l'avenir qu'il tournait ses grands yeux verts.

Le Professeur Nostralesco était un expert en sciences occultes; il excellait dans la lecture des lignes de la main et du marc de café. Quant à l'astrologie, il en était le maître incontesté à Montréal.
Vraiment, il avait eu une idée de génie de se déceler ainsi subitement un don de clairvoyance.

En fait, il était véritablement un esprit supérieur et en prise directe avec les grandes vérités du cosmos pour de nombreuses âmes simples et généreuses, lesquelles se recrutaient dans toutes les couches de la société. Il avait su se constituer une clientèle soumise, fidèle et dévouée.
Il faut dire que le Professeur Nostralesco avait le physique de l'emploi. Son teint mat lui avait permis de se forger quelque descendance orientale, et une calvitie prononcée en imposait tout de suite. La taille menue et les gestes feutrés finissaient de créer le halo au sein duquel il aimait évoluer.

Aujourd'hui, il ne recevait plus que sur rendez-vous et ceci deux jours par semaine seulement : le vendredi, puisque c'est un jour prédestiné, et le jeudi qui, tous les astrologues vous le confirmeront, est gouverné par Jupiter et de surcroît, conséquence divine, se trouve être la veille du vendredi ! Il lui était inutile de travailler plus car, au delà du revenu annuel que ces deux jours d'office lui assuraient, le gouvernement fédéral et provincial se chargeait de le délester de la différence. Il avait dû bien sûr engager une secrétaire pour noter l'heure des rendez-vous et les coordonner, et aussi pour introduire les clients, phase capitale en l'occurrence. A cet effet, le Professeur Nostralesco avait fait un choix méticuleux. Le résultat était là en la personne d'une fille atone, aux cheveux tirés et à la peau presque blafarde, vêtue de noir de la tête aux pieds. Les allures mystérieuses qu'elle se donnait étaient en parfaite harmonie avec notre Professeur, Docteur ès Sciences occultes...

Ce jour-là, le Professeur Nostralesco trouva dans son cabinet tendu de velours mauve un client étrange. Il était rare en effet, pour ne pas dire exceptionnel, qu'une personne se permette de pénétrer dans la pièce tendue de rideaux noirs sans qu'elle en ait été invitée par le Maître. Et cette fois, Nostralesco n'eut même pas le temps de jeter un œil furtif dans la salle d'attente histoire d'évaluer le nombre des malheureux qui espéraient en sa médecine. Le client était là, et tout de suite son allure piqua la curiosité du Professeur. Instinctivement, il devina qu'il avait affaire à un confrère. L'homme avait les yeux couleur de nuit sans lune, des yeux qui lui dévoraient la moitié du visage et son nez rappelait étrangement le bec de certains oiseaux nocturnes qui se heurtent aux vitres quand le vent hurle à la mort justement ces nuits-là. Les pommettes saillantes abritaient un creux d'ombre. Deux mains démesurées et fines couraient sur la tranche de son chapeau.

Lorsque l'inconnu lui tendit sa carte, le Professeur Nostralesco sourit. Son flair n'avait pas failli: il se trouvait face au Docteur Alcibios, médium... Malgré un violent effort de mémoire, il ne parvint pas à se rappeler avoir entendu parler d'un médium de ce nom.

Et Alcibios parla ; il avait un cas particulièrement insoluble qui le hantait depuis des années et il voulait savoir comment Nostralesco le solutionnerait. Mais auparavant, il fallait échanger les civilités d'usage et deviser sur le métier. Nostralesco se rendit vite compte que son interlocuteur ne pratiquait pas uniquement pour la raison qui l'avait lui-même amené à cette activité singulière. D'ailleurs, Alcibios s'insurgeait contre les médisances qui faisaient de leur profession une pépinière de charlatans. Qu'il fût une personne éminemment éclairée ou un fieffé comédien, Nostralesco devait s'incliner devant sa force de persuasion. Du reste notre pseudo-astrologue se sentait de plus en plus mal à l'aise...

Mais Alcibios aborda le véritable motif de sa venue et peu à peu le Professeur Nostralesco sentit sa belle contenance habituelle s'effilocher. Bien sûr son visage n'en laissa rien paraître (il avait quand même du métier !) et aucun de ses traits ne trahit l'embarras dans lequel il entrait progressivement. Alors qu'il avait cru dès l'abord qu'Alcibios n'était, comme lui, qu'un membre de cette mafia d'escrocs abritée sous l'égide honorable de la magie, tout le portait à croire maintenant que, peut-être pour la première fois de sa carrière, il était en présence d'un véritable devin. Chaque mot d'Alcibios le glaçait; sa science paraissait innée son extra-lucidité authentique. Alcibios semblait communiquer avec l'autre Monde sans difficulté aucune, ce qui ajouta à l'effroi de Nostralesco. A mesure que l'autre parlait, l'espace se faisait plus dense comme si ses propos avaient fait surgir d'ailleurs une multitude de spectateurs des ténèbres. Subitement, le problème d'Alcibios prenait une résonnance insoupçonnée et, devant tant de perspicacité, Nostralesco eut peur lui-même d'être découvert. Aucune dérobade n'était possible et il sentait bien qu'il serait dangereux d'abuser cet inconnu…

Nostralesco n'était pas au bout de son angoisse ; quand Alcibios lui tendit sa main gauche, il crut défaillir... Sur cette main blanche et fine, pas une ligne, pas une ride ne se dessinait. Rien. Elle ressemblait à un morceau de marbre poli.

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 21 février 1988.
Dernière mise à jour : 6 décembre 2010.


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