icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Maître Lucène

Dominique lança la cuiller, amortit la chute par un petit coup de poignet et récupéra, canne haute, pour ne point accrocher les rocs. Le leurre manié avec adresse imitait à ravir la marche désordonnée et fuyante du poisson blessé. Dominique sentit dans son dos les ultimes crispations du beau brochet de huit livres qu'il avait tiré de l'eau une heure auparavant, la gueule clouée par l'hameçon triple. Cette prise était suffisante pour marquer d'un souvenir indélébile ce jour de mai. Le relief vallonné de la région avait contraint l'Allier à serpenter et s'incruster, conférant au site cette beauté grandiose si typique du Massif Central. Là-bas, dans le creux, se tenait Cussey et, plus au Sud en suivant le cours d'eau, cette grande ville touristique qu'est Vichy.

La canne sursauta et Dominique crut bon de ferrer. Fausse alerte ! Un de ces maudits limons ! Cette dernière déception lassa l'adolescent. A quoi bon s'obstiner puisqu'il ne rentrerait pas à Cussey bredouille ? Papa Darbot serait fier de son fils et, dès le lendemain, le poids de sa prise aurait au moins triplé.

Il lança une dernière fois et c'est à ce moment qu'il le vit, flottant entre deux eaux, obéissant aux caprices du courant. Tout d'abord, il ne le reconnut pas. C'était, à n'en point douter, encore un de ces vieux arbres morts poussé dans l'onde par une brusque bourrasque et détaché de la rive un soir d'orage. Et à mesure qu'il se rapprochait, Dominique révisa son pronostic en même temps qu'il sentait l'horreur s'infiltrer sous sa peau.

Ventru, gonflé, blême, il heurta un rocher émergeant à dix mètres à peine et le cercle qu'il décrivit le découvrit à Dominique dans toute sa hideur. Aussitôt, le jeune homme pris de panique, recula précipitamment, permettant à un filet d'eau glacée de s'insinuer dans sa cuissarde droite. Epouvanté, il le vit venir à sa rencontre, majestueux dans sa blancheur, monstrueux autant que faire se peut. Par un malin tourbillon de l'eau, il se réfugia dans cette petite crique où Dominique aimait traquer Maître d'Essox et ainsi, sans aucune pudeur, se révéla aux yeux écarquillés du pêcheur. Le corps buta sur une racine et s'immobilisa... Et Dominique vit ce qu'il prit de prime abord pour un noyé. Les bras étaient écartés comme Jésus sur la croix et de vilaines traces brunâtres fleurissaient sur la peau, attestant de l'état de décomposition avancée. L'adolescent, sans demander son reste, courut vers l'endroit où il avait laissé son vélomoteur. Cependant, dans sa précipitation, il n'avait manqué de remarquer que la tête manquait au cadavre que l'Allier avait mis sur sa route.

Le commissaire était accompagné de Maître Lucène, bien connu dans la région, quand les deux voitures de police stoppèrent à l'orée du bois de sapins.

Le petit Darbot passait pour un garçon plein de bon sens et intègre jusqu'au bout des ongles. C'est pourquoi sa parole n'avait pas été mise en doute un seul instant lorsqu'il avait fait irruption dans la gendarmerie, les mains tremblant d'effroi. Maître Lucène, avocat à la cour de Vichy et fervent d'énigmes policières, se trouvait opinément en visite chez le maire de Cusset et le commissaire était fier de cette illustre compagnie.

Il serra son ceinturon sur son ventre replet et, faisant face à Lucène, moustache frissonnante et œil allumé, il dit :

– Allons voir l'objet du litige !

Et il rit bruyamment de ce qu'il prit pour un bon mot.

Dominique, qui n'en menait pas plus large que l'Allier à sa source, conduisit la petite troupe aux abords de la crique. Il ne lui plaisait pas outre mesure de revoir sa découverte, mais un garçon de seize ans a toutes les audaces. D'autre part, la présence ici même de Lucène laissait prévoir qu'il pourrait se voir le lendemain cité à la une de l'Auvergnat de Vichy.

Il était toujours là, qui les attendait, une main violacée coincée dans les branchages, ne sachant où donner de la tête puisqu'il n'en avait plus. Le policier demanda qu'on tire le mort sur l'herbe et se pinça les ailes du nez en un mouvement qui ne manquait pas de grâce. Maître Lucène se tint à l'écart de ces opérations peu ragoutantes, arpentant calmement, les poings profondément enfoncés dans les poches de sa jaquette. Il avait atteint à la notoriété publique dont il jouissait en dénouant des intrigues jugées insolubles et avait envoyé un bon nombre de meurtriers derrière les barreaux dès lors qu'ils se croyaient au seuil de l'impunité. La grosse théorie préconisée par Maître Lucène était toute cérébrale. Il assurait que l'homme avait dans sa tête tous les moyens nécessaires à l'élucidation des mystères de notre monde. Encore fallait-il qu'il sache s'en servir. Connaissant toutes les données du problème, il se faisait fort de le résoudre dans la nuit même. Son action se passait dans son château, situé à une vingtaine de kilomètres de Vichy, et mille langues fourchues affirmaient avoir vu courir, entre chien et loup, d'étranges créatures dans la lande qu'il dominait de ses tourelles. D'autres, qu'on avait pris pour des hallucinés, narraient d'une voix hésitante les fantastiques clameurs qui s'échappaient des créneaux, sous la lune de minuit, les jours de grand vent. Dans cette région principalement paysanne des croyances moyenâgeuses subsistaient dans les esprits, croyances qui faisaient dire que Maître Lucène n'était qu'un sorcier de grande envergure lequel, la nuit tombée, invoquait et torturait les créatures du mal pour leur extraire des vérités cachées et obscures.

Quoi qu'il en soit, Maître Lucène sortait au petit matin, les yeux fiévreux, frais rasé, montait dans sa vieille Peugeot démodée et gagnait le palais de justice où il exerçait son honorable profession. Bien des erreurs judiciaires avaient été évitées grâce à ses déductions et à la clarté de son raisonnement, au point qu'on le considérait, à juste titre, comme la plus forte intelligence de la région. Les ragots qui couraient étaient la conséquence de cette magie de l'entendement dont il savait user avec tant de succès et peut-être aussi l'indice d'une certaine jalousie issue de cette flopée de guérisseurs et rebouteux qui pullulent encore au centre de la France. Maître Lucène n'implorait pas Satan pour faire triompher la vérité, alors on le soupçonnait de cacher quelque chose.

Pour l’heure, il s'était agenouillé auprès du corps sans tête et promenait, sans ciller, son nez aquilin au dessus de cette chose malodorante et mouillée. Le commissaire, lui, se tenait à l'écart, lissant sa moustache et regardant l'étrange attitude de l'avocat qui semblait vouloir recueillir les relents d'âme que pouvait recéler encore ce cadavre mutilé.

Le manège dura bien un quart d'heure, ce qui sembla presque inconvenant à l'homme de police. Maître Lucène s'attarda à la blessure que l'eau avait quelque peu abîmée. Malgré tout, il n'y avait aucun doute que la décapitation avait été faite par un connaisseur. La coupure était franche et la lame avait trouvé du premier coup le joint des deux vertèbres. Il était difficile de donner un âge à l'individu de sexe masculin et les longues heures écoulées depuis la mort n'étaient pas là pour faciliter l'identification.

Maître Lucène se releva, plia ses lunettes et les remit dans leur étui. Le commissaire lui sourit et demanda :

– Alors, Maître Lucène ?

– Il s'agit d'un nommé Paul Guillon, professeur de physique à Saint-Yorre, parti soi-disant pour assister à une conférence sur la propulsion des objets volants non identifiés à Moulins. Il avait quarante ans, un penchant bien excusable pour les sciences parallèles mais la fâcheuse habitude de griller cigarette sur cigarette. Il a fait ses études à la Faculté de Clermont et possède une charmante femme et des enfants, l'un de sept ans l'autre de cinq. Pas d'ennemis, un homme sans histoires ; un crime de sadique, quoi ! Demain je vous révélerai le nom de son assassin. Bon courage, commissaire. Faites enlever le corps.

Le petit Darbot entendit le policier s'enquérir :
– Bon sang, Maître Lucène, vous connaissiez la victime ?

– Bien sûr que non, voyons !

Le scandale mit toute la vallée en émoi. Et, pour en comprendre l'ampleur, suivons l'ordre chronologique des événements.

Le lendemain de la découverte macabre, Maître Lucène rendit visite au commissaire de Cussey ; ce dernier l'attendait avec une impatience non dissimulée. Il ne fut pas déçu. L'avocat lui dévoila le nom du meurtrier, le mobile et le tout avec preuves à l'appui. Il ne s'agissait pas d'une affaire captivante mais tout simplement l'acte d'un maniaque. Comme l'indiqua Maître Lucène, on trouva la voiture du professeur toute barbouillée de sang, un peu en amont, non loin de la nationale. L'affaire se résumait ainsi et revêtait le masque de la plus affligeante banalité : le professeur se rendait à Moulins par la nationale. Le tueur avait fait stopper Guillon par un subterfuge qui restait à déterminer et, peut-être sous la menace d'une arme, l'enseignant avait embarqué le personnage. La suite n'était que supposition mais conduisait à l'épilogue tragique. Une dispute avait dû opposer les deux hommes, ou bien Guillon avait tenté un geste désespéré. Ils en étaient venus aux mains. Le vagabond avait sorti une lame et avait tranché la gorge de son interlocuteur. La tête s'était détachée du tronc sous la force de la brute qui s'était débarrassé du corps en le balançant dans l'Allier, non sans avoir pris le soin de lui faire les poches auparavant. Repêcherait-on un jour la tête sans corps... ?

La descente de gendarmerie sur la place de Sussey attira les curieux. Raphaël regarda bêtement le brigadier lui passer les menottes et bredouilla des mots inintelligibles quand il apprit de quoi on l'accusait. Sa mère pleura et avoua qu'elle s'était toujours doutée qu'il finirait ainsi.

Les preuves s'amoncelèrent. On découvrit dans le fournier, à côté du billot de bois, une hache ensanglantée et, dans une boîte en fer blanc juchée sur le rebord de la fenêtre, six-cent francs en billets de cent. Non content de proférer des insultes, Raphaël fit usage de sa force physique en assommant un gendarme et en en blessant un autre, ce qui fit dire à tous qu'il était bien capable de décoller la tête de son prochain d'un seul coup de hache.

Le jour même, il était écroué, mais dans ses yeux d'idiot dansaient mille lueurs d'incompréhension…

Deux mois plus tard, le procès passait à la cour de justice de Vichy ; Maître Lucène avait offert ses services à la veuve Guillon. L'avocat de la défense, un jeune blanc-bec sans passé, ne nourrissait aucune ambition dans cette affaire sinon celle d'en finir au plus vite.

Dans l'esprit de tout le monde, le cas de Raphaël était clair comme le jour. En invoquant l'irresponsabilité, peut-être parviendrait-on à épargner quelques années de prison. C'est donc sans conviction que le jeune avocat de la défense fit son plaidoyer. Maître Lucène eut un sourire condescendant. Son réquisitoire à lui, emphatique à souhait, fit une très grosse impression. Il proposa des circonstances atténuantes, avouant même qu'elles lui avaient été inspirées par Madame Guillon, l'épouse de la victime. Raphaël était un demeuré incapable de préciser où il avait vécu la semaine précédant le drame. D'ailleurs, depuis son incarcération, il s'était enfermé dans un mutisme total, ne sachant qu'ouvrir et serrer ses grosses mains, à la limite de l'hébétement.

Le juge fit retentir son maillet... L'homme arriva dans l’allée, tout essoufflé et rajustant son épingle de cravate, se passa la main dans les cheveux ; la tenue parfaite du nouveau venu dans ce tribunal de province surprit le juge qui lui demanda poliment :

– Que voulez-vous, Monsieur... ?

– Fort Benjamin, journaliste au Clairon, agrégé en lettres et philosophie.

Un murmure fusa de la foule et près d'une centaine de visages le fixaient sans comprendre. Que venait faire cet étranger au beau milieu de ce procès ? La réponse vint calme et solennelle.

Je viens témoigner dans l'affaire qui vous occupe !

– Témoigner ?, s'étonna le juge, manifestement dépassé par le nouveau tour pris par les événements.

– Oui, le 14 mai au soir, je prenais le train pour Genève. C'est la raison pour laquelle je n'ai pu me manifester plus tôt. Au retour dans mon bureau, aujourd'hui, j'ai lu dans le journal que l'on accusait Raphaël, ici présent, de meurtre ; ce meurtre se serait perpétré entre le 10 et le 13 mai, n'est-ce pas ?

– Effectivement !

– Je peux me porter garant que Raphaël n'a rien commis de répréhensible durant ces trois jours. Je les ai passés entièrement en sa compagnie dans la montagne. Je fais un livre sur les déséquilibrés…

Cette affaire fut le prélude à une série de meurtres sans coupables, où chaque victime avait malencontreusement perdu la tête. Le fiasco des déductions de Maître Lucène en ce qui concerne la tragédie Guillon avait fait le tour du pays, au grand dam de ses admirateurs. On se remit à penser que le mystère pouvait encore exister puisque quelqu'un avait tué impunément. La crainte du prochain s'installa dans la montagne. Les visages se firent méfiants, soupçonneux.

L'hécatombe alla bon train. On trouva des cadavres au bord des chemins, dans les forêts, les greniers. L'énigme devenait plus touffue à chaque macabre découverte car la disparité des décapités interdisait toute filiation, tout rapprochement.

Maître Lucène mit longtemps à remonter la pente. Il s'enferma pendant plusieurs semaines dans son château, ce qui fit craindre à certains que les créatures maléfiques avaient eu le dessus. Des esprits plus ouverts conclurent qu'il devait entretenir une cure de solitude afin de mieux se remettre en selle. Et, devant l'ampleur de la plaie, on se remit à espérer en lui. Lui qui avait gagné sa réputation au fil des jours, qui avait élucidé une centaine de cas avec succès, ne pouvait abandonner sur un échec. Un seul ! La récidive de l'assassin prouvait qu'il était d'une trempe peu commune. A partir de là, Maître Lucène bénéficia d'une campagne de presse fort bien orchestrée. Se heurtant à forte partie, son revers se minimisa de lui-même. Maître Lucène était le seul qui puisse désormais tenter de confondre le tueur.

Les municipalités de la périphérie de Vichy rédigèrent une requête au bas de laquelle ils apposèrent les signatures des maires. Il y était dit en substance que la contrée entière remettait son destin aux mains de l'avocat.

L'angoisse se manifesta sous toutes ses formes. On déterra de vieux mythes, de vieilles croyances, que la découverte de ces corps sans tête favorisait. Au onzième siècle, n'avait-on pas décapité, sur la place centrale de Vichy, un sorcier nommé Vulcain à cause de son pied bot ? La légende racontait que, lorsque le bourreau avait achevé son œuvre, la tête grimaçante avait roulé au pied de l'échafaud où elle avait prononcé avec force la phrase suivante : « Oyez, colons et manants, ce n’est pas en me coupant le cou que vous ferez taire la voix de la Vérité ! ».

Alors les imaginations fermentèrent. On ne retrouva aucune tête des victimes, malgré les recherches minutieuses entreprises par les forces de l'ordre. On avait cru déceler un mobile dans l'affaire Guillon ; à présent, les motifs de ces actes odieux demeuraient incompréhensibles et l'épouvante sous-jacente, qui se tenait tapie au fond de chaque cœur, ne cessait de croître. On recommença à trembler quand le vent sifflait dans les arbres, quand un vieux parquet de chêne semblait prendre plaisir à craquer. A la nuit tombante, tout le monde se barricadait chez soi et, à la lueur d'une mauvaise chandelle, on lisait d'anciens contes maudits.

Tout le monde, sauf Benjamin Fort…

Le journaliste avait eu les honneurs de la une locale, le lendemain de son témoignage dans l'affaire Guillon. En fait, ce rôle singulier qu'il avait dû assumer, l'avait surpris lui-même bien plus qu'il ne l'avait laissé paraître. En une semaine, les relations de Lucène avaient étouffé le scandale mais Benjamin Fort ne pouvait oublier. Oublier que, sans lui, Lucène condamnait un innocent, réglait un nouveau procès avec brio. Il avait relu avec soin les articles des journaux concurrents et de fil en aiguille, une idée folle s'était imposée à son esprit, lancinante comme une obsession.

C'est pourquoi, en cette nuit de grand vent, il arpentait sans hâte la lande qui entourait la forteresse de Maître Lucène. Les nuages galopaient, pareils à des troupeaux sauvages, masquant la lune par moments. Bientôt, les murailles sombres et hostiles le surplombèrent et cherchèrent à l'écraser. Benjamin rejeta sur le côté une longue mèche de cheveux poivre et sel en un geste coutumier. Le silence l'enveloppait, silence entrecoupé de bruits furtifs et inquiétants…

Un oiseau nocturne passa en piaillant et ses yeux phosphorescents lançaient des éclairs. Benjamin resserra le col de son veston. Il se trouvait en proie à une grande indécision. Les raisons qui l'avaient amené là étaient bien peu fondées et relevaient de suspicion insensée. Ne se montait-il pas la tête tout simplement ? Son enquête sur les déséquilibrés n'était-elle pas en voie de lui déranger le cerveau ?

Soudain, il entendit... et sentit ses cheveux se dresser et son cœur manqua d'éclater. La clameur était indescriptible ; elle provenait des entrailles du château, messagère d'un fléau horrifiant, contenant la gamme toute entière des intonations de la souffrance. C'était le cri de l'enfant affamé, les lamentations des blessés sur le champ de bataille, les plaintes de tout un monde livré à l'enfer. Le cri monta, monta... Et à mesure qu'il s'amplifiait, d'autres venaient le rejoindre en un effet de cauchemar. Toute la peine de l'univers s'exhalait en une modulation de terreur et d'affolement.

Benjamin ne sut combien de temps dura sa panique car elle se prolongea bien au-delà des cris. La pose qui succéda fut plus atroce encore parce que le journaliste chercha dans son esprit la source de cette monstruosité. Il savait d'une façon certaine que Maître Lucène était seul au château, seul en compagnie de ce valet équivoque à qui les clabaudeurs prêtaient des activités maléfiques. Alors, comment deux personnes seules pouvaient-elles provoquer ce chorus diabolique ? L'exploitation ingénieuse d'un écho ne pouvait justifier cet effet. A n'en point douter, les cris étaient humains. Les animaux à l'agonie eux-mêmes ne peuvent hurler leur douleur sur un tel tempo. Dans ce cas, d'où venaient donc ces clameurs ?

Prenant son courage à deux mains, Benjamin marcha en direction de la lourde porte sombre garnie de ferrures larges et luisantes. La lune avait disparu, cachant sa face de clown enfariné. Pas encore remis de sa frayeur, le journaliste frappa de ses deux poings fermés contre le portail. Les charnières jouèrent en grinçant et il se jeta dans l'antre de Satan.

Il régnait à l'intérieur une obscurité quasi complète bien que l'immense galerie soit flanquée de loin en loin de torches accrochées à la paroi. Une odeur de moisi sautait à la figure comme un crapaud malodorant. Tout était vide et silencieux. Benjamin fit quelques pas et brusquement il eut l'impression qu'une main invisible avait refermé le vantail derrière lui. Sans se retourner, il progressa vers une tenture rouge où il avait cru percevoir un souffle. Le sol était dallé et humide. Il parvint tout contre le rideau de brocart et, sans hésiter, il l'entrouvrit, parfaitement conscient que le diable en personne pouvait fort bien l'attendre derrière.

De l'autre côté, il n'y avait rien ! Rien sinon un immense couloir qui se poursuivait en pente douce et s'enfonçait dans le sol. Il s'y engagea et à mesure qu'il descendait, la clarté se faisait plus vive. Un détour, et il pénétra dans une grande salle aux murs garnis de tentures noires. Une table d'au moins dix mètres occupait la majeure partie du local et sur la table... Benjamin crut que sa raison allait chavirer…

Maître Lucène était là affairé à une tâche hallucinante. Vêtu d'une longue cape ample, il portait sur la tête un étrange turban orné sur le devant d'une pierre scintillante. Ses yeux brillaient d'une fièvre démoniaque tandis qu'il se livrait à un rite éhonté. La table était en fait une vaste cuvette remplie d'un liquide gluant et, régulièrement, trempant dans ce liquide brunâtre, s'alignaient les têtes. Il y en avait dix, vingt, trente, toutes la face tournée vers Benjamin, faisant penser à des enterrés vivants. Les visages étaient d'une fraîcheur naturelle et sur aucun front ne pouvait se lire la pâleur de la mort. Les têtes grimaçaient et c'était certainement de leurs bouches qu'était sortie la clameur. Ce fut seulement dans leurs yeux qui le fixaient qu'il devina leur détresse. Cette rangée de morts vivants imploraient, suppliaient...

Maître Lucène, comme si de rien n'était, poursuivait son cérémonial sinistre. Au dessus de ces crânes sans corps, une bouteille opaque munie d'un robinet était suspendue. De la région temporale de chaque tête partait un tuyau en plastique qui aboutissait à la bouteille. Et Benjamin voyait, à travers les tubes, un liquide se déplacer dans le sens ascendant, c'est à dire en direction du réservoir supérieur.

Maître Lucène soutira un peu de la liqueur du récipient dans une coupe dorée et un mystérieux rictus retroussant ses lèvres, il but. Au moment où Benjamin comprenait enfin d'où l'avocat tenait son infaillibilité, celui-ci se tourna vers lui tout sourire et lui fit signe d'approcher...

Michel GRANGER

Inédit, 1972
Dernière mise à jour : 8 novembre 2010

 


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