icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le téléphone antérieur

- Allo, c’est toi Edith ?

- Bien sûr, qui veux-tu que ce soit ?, répond-elle sans douceur.

Assis sur le lit de sa chambre d’hôtel où il vient de débarquer en soirée, Hervé sourit dans sa barbe qu’il a drue et courte. Il aime ainsi taquiner sa jeune épouse dont il sait pertinemment qu’elle n’apprécie guère ces séparations de quelques jours que leur imposent deux à trois fois l’an ses déplacements professionnels. Il occupe un poste de cadre technique dans une petite entreprise de province qui fabrique du matériel de manutention. Et si son travail est généralement sédentaire, il doit cependant parfois céder à la bougeotte généralisée, ne serait-ce que pour ne pas donner à sa hiérarchie l’occasion facile de le bloquer dans son avancement. Eh oui, au jour d’aujourd’hui, les belles carrières se font surtout à coup de billets de train et d’avion…

Ce soir, il revient de Toulouse où il a assisté à une démonstration de robots transporteurs à commandes numériques : des petites merveilles d’ingéniosité, comme seuls savent seulement les concevoir… les Japonais !

- Allo Edith, tu m’entends ?, insiste-t-il histoire de l’agacer un peu plus ; n’est-elle jamais plus séduisante et adorable que lorsqu’elle est en furie ?

- Oui, je n’entends que toi !

- Et tu ne me demandes même pas si j’ai fait bon voyage ?

- Parce que tu n’es pas toujours à Toulouse… Avec un avion en retard ?

- Mais qu’est-ce que tu chantes, je suis à Lyon, à l’hôtel…

- Ah bon, je croyais que tu devais arriver à 20 h 30 à Satolas…

- Eh bien oui…

- Mais il n’est que 20 h 10…

Brusquement, Hervé sent la fatigue s’abattre sur ses épaules. Nerveusement, il consulte sa montre : elle indique 21 h 10. Et la navette a été particulièrement rapide aujourd’hui. Du coup, son humeur badine en prend un coup et c’est d’un ton beaucoup moins enjoué qu’il lance dans l’écouteur :

- Ecoute Edith, je t’en prie…, prends pitié d’un pauvre homme fourbu qui s’est levé à 5 heures du matin, a fait 100 km en voiture et subi quatre fois le stress du décollage et de l’atterrissage. Et ne l’accable pas, veux-tu. Il est à ma montre 21 h 12 et je téléphone à ma petite femme chérie pour la rassurer sur mon sort. Non l’avion n’a pas eu de retard, ni de bombe dans la soute. Je suis sain et sauf, rendu à l’hôtel Massena et je vais passer une bonne nuit réparatrice avant ma visite de demain, à Villeurbanne, chez un client important qui requiert la venue d’un technicien. Je veux simplement savoir si tout va bien, si Julien n’a pas été trop terrible durant la journée et te dire à demain puisque…

- Qu’est-ce qui te prend, Hervé, l’interrompt-elle ? Tu as bu ou quoi ? Je te dis qu’il est à peine huit heures et quart, que tu devrais encore être dans l’avion et que je trouve ta farce plutôt stupide. Quant à Julien, je viens de le coucher et je crains que tu ne l’aies réveillé dans son premier sommeil. Bonne soirée, repose-toi bien et à demain.

Le bip-bip dans l’écouteur indique qu’elle a raccroché. Hervé reste planté là, embarrassé. Il est rare qu’Edith se fâche de la sorte et il n’a pas le sentiment de l’avoir titillée outre mesure.

C’est cette histoire d’heure qui l’a irritée. Calmement, il reconsulte sa montre : il est bien 21 h 25 et cela tout à fait conformément à son planning de la journée. Peut-être la pile de la pendule familiale donne-t-elle des signes de faiblesse ? Pourtant Edith n’est pas femme à se laisser ainsi surprendre par 60 minutes qui semblent durer 2 heures ! Aussi faut-il qu’elle ne soit pas dans son état normal.

Hervé recompose le numéro de son domicile. Quand elle décroche, il lui explique que la pendule doit retarder, qu’elle veuille bien vérifier sinon… Et voilà ce qu’il entend :

- Allons Hervé, ça suffit. Ne crois-tu pas que la plaisanterie a assez duré ? Je te dis qu’il est 20 h 30. La preuve : le film sur la cinq vient de commencer. Allons, laisse-moi regarder. Je t’embrasse.

Et elle raccroche une nouvelle fois. Hervé n’insiste pas mais il aura du mal à trouver du sommeil.


Le lendemain, il a pris un train tôt dans la soirée pour le ramener à son domicile. A peine a-t-il refermé la porte de l’appartement qu’Edith se porte à sa rencontre en lui tendant ses lèvres. Apparemment, l’incident est oublié. Il est vrai qu’une lettre arrivée du matin, de sa belle-mère, semble complètement monopoliser l’attention de son épouse : selon cette belle page d’écriture, ils ne pourront sûrement pas louer le pavillon pour août prochain au Lavandou, comme prévu. Hervé sait déjà tout avant d’avoir même pu embrasser son fils Julien de 18 mois qui joue dans son parc.

En passant devant la pendule, il a jeté un coup d’œil furtif : elle est à l’heure. Mais Edith ne lui laisse aucun répit et continue ses vitupérations à l’encontre des malappris qui promettent mais ne tiennent pas…

- Je parie qu’ils ont trouvé à louer plus cher, lance-t-elle, le regard flamboyant. Dieu qu’elle est belle ainsi, pense Hervé que ces deux jours de voyage ont mis en appétit. Il écoute passer l’orage, proférant seulement quelques onomatopées pour montrer qu’il suit. Puis quand il la sent au bord des larmes, il dit :

- Si on téléphonait à ta mère pour savoir le pourquoi du comment ?

Aussitôt, elle se précipite sur le combiné et bientôt s’engage une conversation dont on n’entend qu’une partie, mais ça suffit amplement pour comprendre : les Montel ne louent plus tout simplement parce qu’ils ont vendu la villa afin de constituer une dot à leur dernière fille. Les abjects ! Les ignobles ! Vendre quand le marché immobilier est au plus bas ! Il devrait y avoir une loi contre une telle insanité…

Hervé décompresse. Il s’est assis dans son fauteuil, s’est emparé de son journal. C’est le changement de ton d’Edith au téléphone qui le fait émerger.

- Oui, oui, il est là ! Non, il vient d’arriver au train de…

Elle le regarde avec l’interrogation dans les yeux.

- … de 18 h 30, lâche Hervé distraitement.

- Mais Maman, puisque je te dis… Qu’est-ce que tu racontes. Mais il doit y avoir un raté dans ton horloge. Non, non. Oui. Nous vous embrassons fort tous les deux…

Edith a posé le combiné et se tourne vers Hervé :
- Il n’y a pas que nous qui avons des problèmes d’heure, déclare-t-elle. Voilà que l’horloge du salon de maman retarde d’une heure… Bizarre, hein ? Mais c’est pas tout, il va falloir aviser pour les vacances…

- Ne t’inquiètes pas, chérie, nous allons bien trouver une solution…

- Et si on en profitait pour faire notre voyage en Amérique ?

- Et le petit ?...

C’est reparti…


Plus tard, Hervé, ne trouvant pas le sommeil, s’est levé et gagne la cuisine silencieusement. Cette histoire de décalage horaire le turlupine et il veut en avoir le cœur net. Aussi, compose-t-il le numéro de son collègue et ami Bernard…

Et qu’apprend-il ? Qu’il est là-bas une heure de moins que chez lui ! Il n’y a plus de doute : son téléphone est ensorcelé. Du moment qu’il le décroche pour appeler, il touche quelqu’un dans le passé et inversement pour cette personne, il est, lui, dans le futur…


Hervé, perplexe, retourne se coucher. Bien entendu, il ne parvient pas à fermer l’œil. Cette anomalie téléphonique, dont il vient de vérifier la réalité, ne l’incite pas, pourtant, à appeler les réclamations pour se plaindre de cet écart de conduite concernant son appareil de communication. D’une manière plus subtile, il ressent comme une chance inouïe le privilège de posséder une telle machine à remonter le temps. Et ne doit-il pas plutôt la saisir au vol cette opportunité unique afin d’en tirer parti, ne serait-ce qu’une fois, car qui lui dit que, demain matin, tout ne sera pas redevenu normal ?

Subrepticement, il gagne la salle de séjour où se trouve le téléphone sur une petite table. Fébrilement, il compose le numéro de l’horloge parlante et là il obtient confirmation du décalage temporel que permet son téléphone : un laps d’une heure ouvert vers le futur… Est-ce possible ?

L’esprit bouillonnant de tout ce que cela implique et de ce qu’il pourrait faire pour profiter de la situation, il s’apprête à regagner son lit quand la sonnerie grelottante le fait sursauter. Aussitôt, il décroche et, machinalement, fait : Allo ! Mais aucune voix ne répond à sa sollicitation. Intrigué, il écoute : pas un bruit sur la ligne et, à l’autre bout, pas même le souffle d’une respiration. On dirait qu’il est directement branché sur le Néant… Et puis, soudain, le contact décroche et ça sonne occupé... Est-ce un plaisantin ? Un problème technique ? Ou bien autre chose…

Hervé se laisse tomber dans le sofa. Un sentiment curieux le pénètre. Comme sous le charme d’un sortilège, il sent que quelque chose d’inédit vient de lui arriver. Mais quoi ?

Un moment, il songe à tous les avantages qu’il pourrait tirer de ce moyen qu’il a d’interroger le passé. Ne pourrait-il pas ainsi changer le présent ? Mais ce qui le fascine plus encore, c’est qu’il peut se faire appeler depuis le futur avec toutes les conséquences que cela implique : connaître une heure à l’avance le résultat du tiercé, le tirage exact du loto. Quiconque, autre que lui, exulterait de joie mais, tout au contraire, il se sent atrocement accablé. Car une idée folle vient de germer dans son cerveau enfiévré, un soupçon qui se rapporte au coup de fil anonyme qu’il a reçu tout à l’heure. Il commence d’avoir une incroyable présomption sur l’identité du fâcheux qui l’a dérangé ainsi, en pleine nuit…

Et, tout à coup, c’est l’éblouissement. Si vraiment son téléphone opère une jonction avec une réalité différée dans le temps, c’est qu’il doit être le seul appareil téléphonique au monde à ne pas sonner occupé lorsqu’est composé sur son cadran son propre numéro ! Certes, l’idée est machiavélique, mais Hervé sait qu’il ne pourra pas s’empêcher d’effectuer la manœuvre. D’ailleurs le processus n’est-il pas déjà inéluctablement enclenché depuis… 50 minutes. Et le fait de ne pas s’y conformer pourrait bien lui faire courir un danger, pas à lui – peu importe – mais aux siens. A Edith qui dort paisiblement, à Julien…

Non. Il se lève. Une sévère injonction intérieure lui ordonne de composer le numéro fatal. Il s’exécute donc et voilà qu’effectivement ça sonne. On décroche. Allo !, fait une voix qui n’est autre que la sienne…

Abasourdi, pétrifié, submergé par l’angoisse, Hervé ne peut prononcer un seul mot. Et pour cause… Il vient de succomber à une fatale rupture d’anévrisme.

Moralité : si jamais un jour votre téléphone se détraque et fait du saute-mouton avec les heures, n’hésitez pas : appelez un dépanneur. Ainsi, vous échapperez à un grand danger : il ne fait pas bon jouer avec les paradoxes temporels ; surtout en tant qu’acteur…

Michel GRANGER
Texte inédit. Ecrit autour de 1986-87
Dernière mise à jour : 2 mars 2013

 


© Michel Moutet, 2013
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