icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Voici la deuxième fiction écrite par Michel Granger. Il nous dit qu'il a dû l'écrire à un moment où il avait des problèmes avec son chef !


Le Monstre

En l'an 2090, le carnaval de Chalon-sur-Saône a acquis un renom international ; équivalent à celui de Rio, au Brésil, avec les débordements socio-folkloriques en moins.

Les organisateurs ont gagné cette réputation en privilégiant la technicité de la manifestation, ce qui leur a valu de farouches opposants arguant que l'esprit de cette grande fête n'y est plus.

Mais les résultats sont là : chaque année, on compte un nombre sans cesse croissant de spectateurs venus des limites extrêmes de l'Europe nouvelle.

Myriam et Nicolas sont de ceux-là cette fois, et ils ont bien l'intention légitime d'en profiter au maximum car il est probable qu'ils n'auront pas une autre occasion d'y revenir ; les subventions de voyage pour la jeunesse sont désormais scrupuleu­se­ment contrôlées pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui en bénéficient. Cela est d'autant plus facile que l'identité de chacun est sur ordinateur dès la conception. Et il paraît que la liste d'attente pour de tels divertissements que le carnaval de Chalon au 21ème siècle se chiffre par dizaines de millions de candidats. Depuis l'avènement de l'Ere des Loisirs, il en est ainsi.

Pour l'heure, la main dans la main, assis sur un coussin d'air en gradins qui, lentement, les déplace au gré du spectacle — un système astucieux afin d'éviter que les positions privilégiées soient surpeuplées et donnent l'occasion d'empoignades indésirables —, Myriam et Nicolas voient défiler devant leurs yeux émerveillés les chars holographiques richement bigarrés. Ce subterfuge technique a été trouvé après la catastrophe de l'an 2068 qui fit près d'un millier de morts, quand un magnifique et gigantesque personnage articulé, à la face rubiconde, s'écroula sur le public au sortir d'un virage mal calculé.

Maintenant, avec l'utilisation de la lumière en relief, les risques d'accidents sont nuls et l'illusion est poussée à son extrême, permettant les mouvements les plus naturels à une échelle impensable autrement.

Si la technologie a révolutionné le carnaval, les thèmes de dérision capables de satisfaire une telle foule en délire, sont, eux, toujours les mêmes : caricatures des politiciens, évocations irrespectueuses du passé, recours au ridicule, voire satire salace. A ce niveau, les thèmes de prédilection ont certes évolué mais pour se situer nettement au-dessous de la ceinture. Les rares majorettes qui défilent encore le font dans le plus simple appareil !

Le circuit emprunté par l'hologramme géant et grandiose a été tracé côté Bresse, à la limite de Saint-Marcel, sur une zone de 1.600 hectares conçue à cet effet. Oui, le pittoresque du centre-ville sillonné comme antan a disparu mais on a gagné en harmonie et... surtout en parkings.

Arrive donc tout naturellement le clou du défilé lorsque Cabache doit s'introduire dans le corps cylindrique d'une gigantesque fusée spatiale, réplique des antiquités du programme Viking qui vit cette aberration d'un voyage humain vers Mars d'une durée de plus d'un an ! Maintenant, on y va en 6 heures grâce aux navettes photoniques. Au moment du décollage, Myriam, atteinte par l'émotion, serre très fort les trois doigts soudés et atrophiés de Nicolas.

La fête foraine a dû, elle aussi, se décentrer dans l'espace ludique créé au début du 21ème siècle sur l'ancienne commune de Saint-Rémy. Dans cette perspective, toutes les maisons ont été rasées pour livrer un emplacement libre apte à accueillir les nouvelles attractions modernes. Et là aussi, il y a du changement.

L'imagination est devenue l'étape limitante devant les prodiges du matériel : fosses à apesanteur où s'ébattent librement les obèses, comme soudain affranchis d'années d'excès alimentaires, atmosphères planétaires extrasolaires reconstituées pour les nostalgiques de l'exploration et du cannibalisme, palais des horreurs, de l'épouvante et de l'abomination où les exploitants de la peur ont déployé des trésors de créativité, afin de faire encore hurler à mort cette foule archi-blasée.

Sans compter les « défouloirs » publics, maintenant autorisés, depuis qu'on a démontré leur efficacité de libération vis-à-vis des pulsions contrariées collectives et de la libido exacerbée des masses populeuses ; ainsi, les lubriques invétérés trouvent-ils un soulagement à leurs fantasmes érotico-pornographiques en croyant disposer à leur guise et à leur besoin d'innocentes partenaires alors que ce ne sont que des clones décérébralisés créés tout spécialement.

Quant aux frustrés du travail, aux réfractaires rentrés de la hiérarchie, ils peuvent se payer sur demande un hologramme de leur secrétaire ou une effigie de leur patron, se livrant sur l'une ou sur l'autre à une diversité d'exactions pas racontables. Là, tout est permis puisqu'il s'agit d'un leurre. Mais, croyez-en les amateurs, ça les calme drôlement.

Myriam et Nicolas se sont surtout attardés dans les carrousels aériens. Pour elle, c'est le moyen de renouer avec la liberté de mouvement que lui a toujours interdit la malformation congénitale de son bassin qui la condamne à se déplacer en claudiquant. Pendant un temps très court, elle a oublié son handicap et Nicolas n'a pas osé abréger son plaisir même si, pour lui, ce n'était pas très bon, compte tenu de la dérivation cardiaque installée dans sa poitrine à l'origine.

Enfin ils se retrouvent devant le chapiteau qui clôture cette indigestion de jouissances artificielles. Tous les deux ont gardé un ticket pour pouvoir y accéder. Un haut-parleur tonitruant harangue les visiteurs, leur promettant une émotion à nulle autre pareille. Le comble de la perturbation affective, le paroxysme de la stupéfaction, le summum de la délectation : voilà ce qui est garanti à qui verra le « Monstre ». Car c'est de lui qu'il s'agit, celui dont on frémit rien qu'à penser qu'il peut être là, derrière cette toile opaque.

La queue est interminable. Tout le monde veut finir en beauté en accédant à l'impensable, l'unique, l'inouï, l'extraordinaire. Et comme s'égosille le rabatteur :
« Profitez-en tant qu'il est encore temps ! L'an prochain, ce ne sera peut-être plus possible, si d'aventure, « il » décédait. C'est le dernier, Messieurs et Mesdames, l'ultime, le seul actuellement encore vivant sur cette terre...

« Pas une tare, pas un défaut, une maladie, une déficience... le dernier Homme normal que la nature ait enfanté ! »

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche, 26 mars 1989
Dernière révision : 26 octobre 2010

 


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