icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Une vie de Lapertin


Monsieur Lapertin est un bibliophile accompli, doublé d'un amateur féru de bons ouvrages de sciences occultes et de sorcellerie. Dire qu'il n'en croit pas un mot serait peut-être exagéré, mais cela l'amuse fort et, de plus, lui permet de briller en société grâce à quelques petits trucs appris dans ces livres, tels que déchiffrer les lignes de la main ou faire quelques réussites. Néanmoins Monsieur Lapertin se garde catégoriquement d'ajouter foi aux bruits qui courent sur son éventuelle pratique du petit Albert. Monsieur Lapertin est un homme intègre de soixante-deux ans, retraité et célibataire. Enfin, rien dans sa petite vie tranquille ne tend à l'identifier à un adepte des forces infernales, ni à un mage descendu sur terre dans le dessein de fomenter quelque machiavélique complot.

Donc ce jour là, Monsieur Lapertin avait décidé d'aller fouiller dans la boutique d'un marchand de bouquins d'occasion, tout à l'est de la rue Sainte-Catherine, dans le vieux Montréal. Comme s'il se rendait à une importante cérémonie, il avait consacré un soin tout particulier à sa toilette et aucun faux pli ne rayait sa redingote lorsqu'il se saisit de sa canne et son chapeau mou. Inconsciemment, il sentait que cette visite à un antiquaire longtemps négligé pourrait être très féconde. Et pour ces choses là, Monsieur Lapertin pouvait s'enorgueillir d'avoir le flair... C'est pourquoi il avait soigné son aspect extérieur si tant est que sa tenue ne devait pas avoir pour but de charmer ces monceaux de paperasses à l'odeur douteuse.

Accroupi au fond du magasin, Monsieur Lapertin avait du mal à apercevoir les murs qui l'entouraient tellement les carreaux de la vitrine étaient sales et laissaient mal filtrer le jour incertain. Peu lui importait d'ailleurs, puisqu’il avait sous la main de quoi remplir son après-midi, à savoir une ribambelle de vieux ouvrages jaunis et racornis. Ce n'était que profusion de grimoires aux couvertures épaisses, tomes égarés et cornés. Cependant Monsieur Lapertin ne marquait aucune répugnance, tout au contraire, à manipuler chaque livre minutieusement, à en regarder le titre non seulement sur la couverture mais aussi sur la page de garde. L'habit ne fait pas le moine ! Et il ne voulait pas prendre le risque de laisser passer une aubaine par une élémentaire négligence. Aussi s'ingéniait-il à un inventaire complet de chaque volume au mépris des araignées velues dont il troublait involontairement la quiétude.

Monsieur Lapertin se releva et ses reins douloureux lui arrachèrent un gémissement. Décidément, cet antiquaire faisait montre d'une discrétion inaccoutumée tout à son honneur. C'est à peine s'il avait levé le nez de son livre de comptes quand son client était entré. D'ordinaire, ce genre de boutique n'a rien de comparable avec un libre service. Au contraire, la plupart du temps, le commerçant vient s'enquérir aussitôt du désir de l'acheteur éventuel. La mémoire de ce type de vendeur est quand même plus rapide qu'une recherche bien organisée, mais lente par la même occasion. Monsieur Lapertin qui appréciait cette discrétion, se remit en quête avec une ardeur décuplée.

Il avait déjà choisi deux petits opuscules imprimés en gothique quand il mit la main sur un gros in-quarto, repu de poussière et relié pleine peau. En l'extrayant, il remua un peu d'air et éternua par deux fois si violemment que ses lorgnons lui échappèrent malencontreusement. Or Monsieur Lapertin souffrait d'une presbytie rare et c'est ce qui noua l'écharpe du drame autour de son cou Dès ce moment, il lui sembla qu'il n'était plus maître de son destin.
Une voix de crécelle éclata tout près de son oreille sans qu'aucun bruit furtif ne l'eût averti de l'approche de quiconque. Il fit volte-face et perdit irrémédiablement les deux opuscules. Mais dès lors, ils avaient cédé toute leur importance du moment que ses doigts continuaient à s'agripper à la couverture de l'in-quarto comme à une planche de salut. Soudainement, la perte des lorgnons, la voix aux intonations bizarres, tout cela passait au second plan. Monsieur Lapertin n'avait qu'une hâte : s'éloigner de ce lieu de malheur avec son trésor dont le cuir était aussi doux sur sa paume que la peau d'une femme.

– Combien pour ce livre ?, balbutia-t-il.

La voix cascada en un rire qui roula et mit un temps infini à s'éteindre On aurait dit une pièce qui virevolte dans une assiette de faïence. Enfin, le silence revint, épais comme la glu. Monsieur Lapertin, quasi aveugle, ne se souciait plus de ses bésicles ; une seule chose comptait désormais pour lui : fuir et fuir vite... Sortir de cette boutique mal éclairée avec le volume. Une fois dehors, il verrait assez pour rentrer chez lui.

– Combien ? répéta-t-il angoissé.

La réponse vint tranchante comme un couperet :
– Je te le donne !

Monsieur Lapertin, le nez chaussé d'une paire de lunettes aux verres fêlés, regardait fixement son acquisition. Le retour depuis la rue Sainte Catherine avait été mouvementé mais il était parvenu à bon port et, comble de satisfaction, son précieux fardeau serré sur son cœur. L'ouvrage dont il venait d'hériter de si singulière façon faisait piètre figure sur la toile cirée. La surface du cuir était grêlée et sa couleur passée. D'étranges arabesques en tourmentaient la tranche.

Monsieur Lapertin avait recouvré sa sérénité après un repas léger mais consistant. Il jouissait d'un étrange apaisement dans l'attente de feuilleter l'in-quarto. C'est pourquoi il ne se hâtait pas outre mesure. Pourtant il lui fallut bien mettre un terme à sa délectation. Avec des gestes tremblants, il ouvrit le gros volume tapi là comme un animal hostile.

La lecture de son titre le plongea dans une stupéfaction sans nom : Une vie de Lapertin ! Certes la coïncidence était de taille mais, à y bien réfléchir, l'annuaire regorgeait de Lapertin. Il n'y avait rien de sensationnel à ce qu'un auteur inconnu, en mal de titre, ait choisi cette nomination pour son héros. Rasséréné, il regarda le nom de l'auteur : Méphisto. Décidément, tout cela était bien singulier et le pseudonyme pris par cet écrivain montrait qu'il n'était pas dépourvu d'un humour de bon aloi.

Monsieur Lapertin, cependant, resta un temps songeur. La circonstance était de fait amusante mais il ne pouvait s'empêcher de laisser monter en lui quelque inquiétude. La manière peu orthodoxe dont il était entré en possession du volume y était certainement pour quelque chose.

Fort d'une décision sans appel et malgré l'heure tardive, il se mit à lire sans plus attendre.
« Lapertin naquit à Saint-Hubert le 28 avril 1927… ».

L'homme en eut le souffle coupé. Cette date de naissance était la sienne, au jour près. Et il avait bien vu le jour à Saint-Hubert, village de mille habitants, dans les Laurentides. Du fait de cette maigre population, il était peu probable que deux Lapertin y soient nés le même jour !

D'ailleurs, à Saint-Hubert, n'existait qu'une famille de Lapertin : la sienne ! Il restait encore bien sûr la possibilité d'un hasard faramineux : une imagination étrangère avait-elle inventé un héros frère jumeau de Monsieur Lapertin ? Quel prodige ! L'inquiétude se mua en crainte sans qu'il en prît réellement conscience. Il continua toutefois sa lecture avec fébrilité. Tout le fil de sa vie se déroulait, page après page. Rien n'y manquait. Chaque détail était noté scrupuleusement. Des circonstances enfouies au fond de sa mémoire resurgissaient douloureusement. Il est pénible de revivre certaines tranches de sa propre existence, mais de les voir ainsi consignées noir sur blanc par la plume d'un inconnu relevait du plus dur des cauchemars.
L'épouvante s'installa sur la table, près de la lampe à pétrole et le souffle de l'effroi en fit vaciller la flamme. Monsieur Lapertin sentait son front s'emperler de sueur et quelque-chose de glacé descendait le long de son échine. Il se souvint que l'adresse du bouquiniste lui avait été chuchotée par un tiers à l'angle d'une rue. Tout prenait dorénavant une lugubre signification. Monsieur Lapertin déglutit péniblement trois fois avant de poursuivre sa lecture.

Un vent tourbillonnant charriait des vieux papiers autour de la maison tandis que le vieil homme dévorait les chapitres, revivant chaque péripétie la plus intime de son adolescence, s'offusquant de sa veulerie puis se trouvant milles raisons de n'avoir pu agir autrement. Il renouait avec des souvenirs secrets, dont personne d'autre que lui ne pouvait garder connaissance. Le moindre sentiment, fugitivement éprouvé, était stipulé in extenso. Il s'agissait d'une biographie scrupuleuse qui ne pouvait avoir été enfantée que par le maître de son destin. Et pourtant, le vieux papier parcheminé attestait que tout cela avait été imprimé au siècle dernier, notamment bien avant qu'il ne fût né.

La flamme vacillante de la lampe créait des ombres furtives alentour. Bientôt il lui sembla qu'une multitude d'entités faisaient sabbat dans la pièce obscure. Mais son nez ne cessait de pointer en direction des pages jaunies. Les chapitres étaient dévorés à une allure vertigineuse. Le temps accéléré se déroulait en une succession de joies, de peines, le tout agrémenté de tourments et de difficultés.

Enfin, il parvint au jour d'aujourd'hui...

Et il était écrit : « Le 28 avril 1972, Lapertin acheta ce livre… ».

Suivait la description de la soirée qu'il venait précisément de vivre, jusqu'au moment où, épuisé, il avait gagné son lit. Monsieur Lapertin tourna la page, la dernière... Avec beaucoup d'appréhension, il en prit connaissance et la terreur le pénétra lorsqu'il sut que cette nuit là serait sa dernière...

Michel GRANGER & Jacques CARLES

Inédit. Ecrit en 1972
Dernière révision : 2 novembre 2010


© Michel Moutet, 2014
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I
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