icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

La guerre des ondes

Autant qu'il s'en souvienne, c'est vers 18 heures, le lundi, qu'il l'avait perçu pour la première fois : un bruit de crécelle étrangement modulé, fluctuant "phoniquement", changeant, comme surimposé au grondement sourd de l'agglomération à l'heure de fermeture des bureaux.

Michel, l'esprit encore embrumé par la fièvre, n'y prêta d'ailleurs pas, au début, une attention particulière tant peuvent être nombreuses, même dans une petite ville de province, les sources sonores diverses génératrices de bourdonnements, claquements, roulements, chuintements, grincements, sifflements, tintements, éclatements, déflagrations, détonations et autres phénomènes acoustiques variés. Pourtant, il l'enregistra parce que cela lui rappelait vaguement quelque chose...

Le lendemain, il demeura au lit aux prises à un état fébrile qui ne lui laissa guère de répit. En fin de journée, les analgésiques ayant fait effet, il put enfiler sa robe de chambre et ses pantoufles et faire quelques pas dans sa chambre puis dans le couloir et le salon. Atteint par un violent vertige, il n'eut bientôt plus que la ressource de se laisser tomber dans un des profonds fauteuils face à la grande baie, vis-à-vis du parc Nouelle.

Il tentait péniblement de récupérer quand, tout à coup, il l'entendit une nouvelle fois : on aurait dit une armada de cigales modulant ensemble leurs stridulations mais en plus métallique. Des cigales métalliques... une image fugitive lui traversa l'esprit.

Pendant quelques minutes, ses tympans vibrèrent à la même fréquence que cette étrange sonorité issue, semblait-il, de nulle part et, aussi bien, en provenance de partout. Puis comme si la source s'était déplacée, le bruit s'éloigna, diminua d'intensité mais persista ainsi un temps. Ensuite, un autre changement le rapprocha...

Tourmenté par un sentiment déprimant d'impuissance quant à sa capacité d'identifier la source de son souci, Michel contempla le faîte des arbres du parc. Une nuée de petits oiseaux s'en échappa et fila à tire d'ailes en direction de la Saône.

Michel ferma les yeux et s'assoupit. Le soir tombait et lorsqu'il émergea de sa courte inconscience, ce fut pour constater que la stridence qui avait tant exacerbé ses nerfs s'était tue.

A pas comptés, il regagna sa chambre et son lit. Il dormit d'un sommeil profond, réparateur.

Quand il s'éveilla, le lendemain, la matinée touchait à sa fin. Il prit sa température et constata qu'elle avait baissé. De fait, il se sentait déjà beaucoup mieux et il déjeuna copieusement. Il abordait d'un bon pied la phase de convalescence. Le médecin lui avait accordé cinq jours d'arrêt de travail, si bien qu'il lui en restait trois pour tirer profit de cet intermède gracieusement fourni par quelque virus grippal à ses activités professionnelles fort prenantes au demeurant.

Le soir, vers 17 heures, il était réinstallé dans son fauteuil, l'esprit aux aguets en l'attente du grelottement intempestif. Des flots d'étudiants déferlaient depuis les grilles du lycée. Soudain le motif sonore inonda le quartier ; et nul n’en semblait incommodé... sauf Michel qui commençait à se souvenir où il avait entendu un bruit similaire...

Cela lui revint d'un coup : c'est le bruit des Martiens quand ils attaquent la Terre dans le célèbre film La Guerre des Mondes tiré de l'œuvre de H.G. Wells ! En toute hâte, il chercha la cassette dans sa vidéothèque et l'inséra dans le magnétoscope. La nuit tombait et les oiseaux filaient dans le ciel comme des flèches. Grâce à la vitesse de défilement rapide de la bande, il arriva tout de suite aux scènes fameuses où les engins dévastateurs martiens détruisent systématiquement tout ce qui se présente sur leur passage.

Brusquement, le bruit fut dans le salon. Il était peut-être plus net, plus synthétique mais la ressemblance auditive était frappante. Qui diffusait ainsi pendant plus d'une heure chaque soir le cri de guerre des Martiens de Wells sur le quartier ?

Tout aussi spontanément, une évidence se fit jour en lui : et si le film n'était pas de la fiction mais une vision prophétique de ce que lui, Michel, allait vivre ici, bientôt ? Si le metteur en scène, si H.G. Wells lui-même, avaient bien décrit ce qui n'était pour eux que la réalité de demain et en pleine connaissance de cause ? En pareil cas, une seule hypothèse était valable et elle était bigrement fantastique : il fallait en effet admettre que Wells et G. Pal étaient eux-mêmes des Martiens dissidents descendus sur Terre pour prévenir les humains et leur donner le temps de se préparer, de s'organiser pour mettre en œuvre quelque plan de défense.

Et la foule aveugle – ou plutôt, sourde – vaquait tranquillement à ses futiles occupations tandis que, peut-être, le destin de l'humanité se jouait actuellement. Et lui, Michel, était le seul à en être conscient ; de ce grand danger qui menaçait la Terre entière et ses habitants en particulier.

Il jeta un œil au dehors et, à son plus grand effroi, aperçut un véhicule blanc avec gyrophare stationné à un angle du parc. Le bruit tant redouté s'échappait manifestement de l'engin.

– Mon Dieu, pensa Michel en déglutissant avec difficulté, ils sont déjà là !

Une envolée de petits oiseaux quitta le vaisseau. Ainsi, ils hantaient notre monde depuis des millénaires, camouflés sous La forme d'inoffensifs volatiles.

Michel se jeta en arrière lorsqu'un de ces affreux Martiens ailés vint frapper le carreau de la baie du salon, à quelques centimètres de son visage. Il manqua tomber et à peine avait-il repris ses esprits que la sonnerie du téléphone le faisait sursauter.

C'était Yves, un vieux copain de longue date qui lui annonçait qu'enfin il n'était plus au chômage et avait été embauché quelques jours plus tôt par le service municipal chargé de débarrasser la ville des...

– … des Martiens, s'exclama Michel complètement déboussolé.

Mais non vieux farceur... des étourneaux. Tu sais bien qu'ils font des dégâts considérables à cause de leur multitude. Le seul moyen de les chasser sans les détruire est de diffuser, près des endroits où ils se posent, le cri de la chouette mouchetée, leur pire ennemi. C'est ce que je fais depuis lundi à l'aide d'un haut parleur monté sur le toit d'une estafette communale. Tu n'as pas entendu ? Tiens, je viens de terminer mon boulot. Je monte te voir...

Michel réalisa qu'effectivement le bruit avait cessé.

Il raccrocha le combiné et gagna le vestibule le corps plié en deux par un énorme fou rire duquel il eut beaucoup de mal à émerger…

Michel GRANGER

Initialement intitulé "Le bruit", 1983
Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 20 mars 1988
Dernière révision : 13 novembre 2010
 


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