icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le jour d'après

An 2990, le monde a beaucoup changé !

Bob est allongé dans l'herbe courte et jaunie. Le soleil, depuis quelque temps, se fait de plus en plus virulent. La chaleur est torride et Bob a soif ; il rêve d'un verre d'eau comme un chien d'un os.
En soulevant ses paupières, il aperçoit le sol vitrifié qui renforce encore la température par réverbération. Que s'est-il donc passé ? Depuis combien de temps gît-il là ? Bob ne s'en souvient plus.
Soudain, à travers les émanations qui rendent sa vision incertaine, il aperçoit une forme, humanoïde sans aucun doute, dont il ne distingue exactement que les contours en contre-jour. En tentant de se dresser pour mieux discerner, il se griffe la joue dans cette herbe rase et dure.
Se lever : il en est bien incapable pour l'instant. Mais il lui semble que l'intrus s'approche, sans en être vraiment sûr. La brume environnante l'englue. Il parvient toutefois à distinguer le haut du corps... Horreur, la tête est surmontée d'une sorte de cagoule comme en portaient, jadis, les soldats du feu. Une longue cape pend sur les épaules de la créature.

– Que fais-tu là, couché sur le sol ?

Cette question, sortie de nulle part et qui s'adresse à lui, ramène Bob à la réalité. Sans aucun doute, l'ombre l'interroge. En esquissant un geste de défense, il touche de la main quelques fleurs. Malgré leur apparence normale, celles-ci sont com­plè­tement sèches !

– Que fais-tu là, couché sur le sol ? répète l'ombre devant lui.

Bob a un sursaut d'orgueil. Comment peut-il se laisser ainsi apostropher, lui ancien capitaine reconnu de l'aéronautique civile ? Et par cet inconnu.
Il tente d'articuler quelque chose, mais sa bouche pâteuse ne peut émettre aucun son intelligible. En faisant l'effort de se lever, il lui semble que le soleil devient en­core plus intense et qu'il se déplace dans un ciel noir sans nuage. Un ciel d'un noir profond comme il n'en a jamais vu, avant.
Une fois accroupi, agenouillé même, Bob perçoit mieux les traits de l'apparition : ils sont fins, réguliers et lui rappellent quelqu’un ; un drôle de sentiment de déjà vu.

– Que fais-tu là, homme de peu de bien ?

La voix sèche résonne dans la tête de Bob comme sur un gong. Il ne peut que murmurer une réponse inaudible encore tant la soif colle sa langue au palais.
Ses paupières sont lourdes et une douleur lancinante s'installe à demeure sous son front. La créature, devant lui oscille légèrement. Sa silhouette, par instant, devient floue. Sans doute cela est-il dû à l'air chauffé à blanc.

– Que fais-tu dans cette position ?

Bob trouve en lui la ressource pour balbutier :
– Je cherche le repos, laissez-moi et allez-vous en !

– Si tu continues, rétorque l'autre, c'est le repos éternel que tu vas atteindre et per­sonne ne te regrettera.

Le repos éternel, voilà bien une chose à laquelle Bob aspire présentement. Pouvoir reprendre haleine sans avoir à supporter cette canicule aveuglante et boire autant que nécessaire. De l'eau pure comme celle des lacs qu'il a tant de fois survolés aux commandes des aéronefs. De l'eau limpide comme il n'en existe plus guère à part en montagne où il aimait, autrefois, pêcher l'omble chevalier.
Le mot boire maintenant l'obsède. Boire... boire. Et si, en plus, la nature, dans sa grande bonté, voulait bien lui procurer un peu d'ombre et de fraîcheur. Mais le soleil est là, comme descendu du ciel tout exprès pour lui brûler les yeux. Bob se sent littéralement agressé par l'épisode qu'il vit là. Il regrette de ne pouvoir surmonter cette mauvaise passe. Sa raison chancelle. Pas longtemps car le désir violent de se désaltérer se charge de le ramener au réel. Et, en ce moment, c'est l'être devant lui qui en est le maître. Oh, il a ôté son masque ! De longs cheveux hirsutes et poisseux lui pendent maintenant sur les épaules. Il peut même observer ses pieds. Nouvel effroi : ils sont velus et brillants ! Seul le visage n'a pas changé d'aspect, si ce n'est par un petit air narquois qui ne dit rien qui vaille.

– Debout, mécréant, oserais-tu me supplier à genoux ?

– Jamais, parvient-il à hurler ! Jamais je ne me suis agenouillé devant qui que ce soit, sauf Dieu peut-être et tu n’es pas Dieu !

– Eh bien, lève-toi et montre que tu es un homme et non un animal. Là est ton seul salut.

Curieusement, Bob se trouve fustigé. Ah, un animal, jadis n’était-il pas plus heu­reux que lui ? Quand les prairies avaient encore des arbres, les arbres des fleurs et ces fleurs un parfum… Et Bob qui respire ces miasmes nauséeux. En un effort surhumain, il parvient à se dresser sur ses jambes flageolantes. Mais une fois de­bout, le vertige s’empare de lui et il doit à nouveau s’accroupir, vaincu. Un rire sar­donique retentit au-dessus de lui.

– Tu vois bien que tu es une bête !

– Mais qui es-tu donc pour me parler ainsi ? éructe Bob.

– Je suis ton double et je suis ta moitié. Tu es à moi comme je suis à toi. Tu m’ap­par­tiens comme je t’appartiens. Nous ne faisons qu’un toi et moi !

Grand Dieu, pense Bob, ai-je vendu mon âme au diable, comme le fit Faust, il y a bien longtemps. Suis-je devenu moi-même une ombre désincarnée ? Non, car les fantômes n’ont jamais soif, n’est-ce pas ?
Alors, il se met à crier : à boire, de l’eau, par pitié !
C’est alors qu’il entend : ah, tu veux de l’eau, eh bien tu vas en avoir…

Sitôt dit, sitôt fait, et Bob reçoit une cataracte d’eau glacée sur la figure. Il s’ébroue et se retrouve allongé sur le paillasson jaune de son entrée, la tête à proximité d’un sac poubelle éventré. Sa femme, en mules et peignoir de bain, se tient devant lui et dit :

– Elle devait être sévère la soirée chez Gibé, tu as vu dans quel état tu rentres…

Bob se souvient alors que, la veille, il arrosait avec ses amis aviateurs sa mise à la retraite à 35 ans !

Et Elizabeth, son épouse chérie, ajoute :

- Allez, éteins le spot du palier, prends deux aspirines et viens te coucher…

Michel GRANGER & Michel PIERRE

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 4 décembre 1988.
Dernière mise à jour : 21 mars 2011.


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