icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

L'inadapté

Le Professeur Tum, médecin psychiatre de l'hôpital d'Anevere, fait de l'autosatis­fac­tion. Pensez donc : il a ressuscité un de ses malades. Le mot n'est pas trop fort en effet : il a ranimé un être dont la vie semblait s'écouler inexorablement, il a fait revivre Alan.

Ce dernier avait été trouvé par un paysan de la banlieue d'Anevere assis au beau milieu de sa cour de ferme, absent, hébété, complètement vide de tout passé ; son regard semblait ouvert sur le néant. L'homme s'était approché, et malgré toutes les précautions oratoires et autres qu'il avait déployées, Alan était resté immobile, imperméable, indifférent. Inquiet, le fermier avait prévenu la police ; c'est ainsi qu'Alan s'était retrouvé à l'asile d'Anevere.

Dans cet établissement, le Professeur Tum, frais émoulu et frais diplômé de sur­croît, lui avait voué une attention toute particulière vu qu'on ne savait absolument rien de cet être abandonné, personne n'étant venu le reconnaître. On l'avait fi­na­lement prénommé Alan.

Et Tum était résolu à tout faire pour le guérir ; les examens avaient montré qu'il n'était pas fou, ni dérangé mentalement ; il avait seulement oublié sa vie passée ; mais son amnésie était toute singulière puisqu'il paraissait ne rien comprendre non plus au présent. C’étaient ces curieuses réactions psychiques qui incitèrent le Pro­fesseur Tum à tout entreprendre pour redonner un sens à la vie d'Alan.

Et le résultat était là ! Le Professeur y était parvenu de brillante manière : Alan sait maintenant qu'il existe, pas uniquement lui mais les autres, et que les jours sont systématiquement précédés d'hiers et suivis de lendemains : le b.a. ba pour vivre.

Cependant, le succès du traitement n'est pas total : Alan n'a pas recouvré le sou­venir de son passé ; il ne le pourra jamais, pense le docteur. Mais cela a-t-il une grande importance pour voir l'avenir ?

Un beau matin d'automne, Alan quitte l'hôpital. Dans sa poche il y a les papiers que l'on vient d'établir à son nouveau nom, comme si vraiment il venait de naître ! On lui a aussi indiqué une adresse où il va habiter, dans une chambre de la rue Cosmos. Il cherchera du travail. Peut-être se mariera-t-il un jour. A présent, il est redevenu un homme. Bien sûr, il devra encore se rendre une fois par semaine à la con­sul­tation du Professeur Tum mais ce ne sera là qu'un aléa temporaire qui, à terme, ne sera plus nécessaire.

Alan marche dans les rues de la ville ; autour de lui, le vent pousse des feuilles mortes qui courent au ras du sol comme des oiseaux aux ailes coupées. C'est drôle ! Il n'a aucune souvenance concernant ces feuilles jaunes. A vrai dire, il ne se rappelle pas de grand chose à part son séjour à l'asile. Une exception pourtant : il se souvient très bien des hommes. Il est certain d'en avoir connus avant sa maladie. Quoi de plus normal d'ailleurs puisqu'il en est un ? Pourtant le fait qu'il s'étonne de pareille chose le turlupine.

Alan pense, il pense trop ! Il s'assied sur un banc dans un square, un banc vert comme il n'en a encore jamais vu. Décidément, tout lui paraît nouveau, irréel ; c'est seulement dans ses rêves que tout redevient familier. Ses rêves, ce sont plutôt des cauchemars. Un seul d'ailleurs, car c'est sans cesse le même qu'il fait toutes les nuits : une sensation incoercible de mouvement de rotation, tourbillonnant à une vitesse vertigineuse. Il se débat, il tente d'arrêter cette ronde infernale. En vain ! Puis il se retrouve brusquement dans une sorte de cabine dont les parois sont tapissées de mille boutons ; à quoi servent ceux-ci ? Que commandent-ils ? Alan l'ignore ; ils semblent être suspendus dans l'air. Et tout recommence à tournoyer. Sa tête lui fait mal. Il appuie sur ces boutons un à un. Et il tourne, tourne. Enfin un bruit assourdissant enfle, enfle... Alan se réveille, la gorge sèche.

Tous ses rêves gravitent autour de ce même thème. Il n'en a pourtant jamais parlé au Professeur Tum. Il n'a jamais osé l'alerter par ces visions incohérentes, brutales, incompréhensibles. Car celles-ci reflètent pour lui la réalité tandis que cette vie humaine rapportée, à laquelle il participe malgré lui, il la ressent comme un songe. Non Alan ne parlera jamais de cela. Sinon on l'internera de nouveau. Mais ne l'est-il pas en quelque sorte, enfermé en lui même avec ses fantasmes ?

Pour échapper à toutes ces tortures mentales qui grouillent dans son cerveau, Alan se lève et reprend sa route. Des gamins courent autour de lui, le vent fait siffler les fils électriques et les feuilles d'automne dansent éperdument. Alan, indifférent à la beauté de cette douce journée d'octobre, marche comme un automate vers sa nouvelle vie…

Le printemps est arrivé. Un timide rayon de soleil se glisse dans la chambre d'Alan. Accoudé à sa fenêtre, il regarde la nature renaître. Il se sent profondément heureux ! Dans une heure, il ira passer sa dernière visite hebdomadaire. Son équilibre semble à jamais retrouvé. Il a repris une vie normale. Jamais plus, il le sait désormais, il ne se rappellera de ses premières années d'existence, mais déjà, au cours de ces quelques mois, il s'est forgé un passé constitué d'un assortiment de sou­venirs qu'il revit, quand bon lui semble, avec plaisir et qui lui donnent le sen­timent d'exister vraiment, d'être bien dans sa peau.

Les terreurs tourbillonnantes ne troublent plus que rarement ses nuits ; il se sent mieux intégré au monde environnant. Surtout depuis le jour où il a rencontré Elsa.

Elsa est une autre patiente du Professeur Tum qu'Alan a croisée lors de plusieurs de ses retours à l'hôpital. Son comportement étrange l'a aussitôt attiré irré­sis­ti­blement.

La première fois qu'il l'a aperçue, elle semblait perdue dans la vaste salle d'attente. Son regard terne, indifférent, sans vie, fixait un de ses gants qu'elle torturait dis­trai­tement. Son visage fermé reflétait la déprime et la jeune femme paraissait au bout du rouleau, comme isolée du monde extérieur. Quand Alan lui adressa la parole, elle n'eut pas plus de réaction qu'une sourde. Ce n'est que lorsque le Professeur était venu la chercher qu'elle avait paru émerger de cette espèce de somnolence mentale dans laquelle elle était enlisée. Le regard qu’elle leva vers le médecin, et qu’Alan surprit bien malgré lui, était une supplique muette mêlée à une confiance infinie enrobée d’une douloureuse détresse.
La seconde fois, dans les mêmes circonstances, c'est Elsa qui engagea le dialogue en une quête ardente d'épanchements. Elle était dans ses propos tellement em­preinte de candeur et quasiment naïve qu'il en était tout chaviré. A mesure qu'elle se dévoilait à lui, son visage, ses yeux, s'animaient d'un feu intérieur imprévu qui la faisait rire aux éclats et parfois battre des mains comme un jouet mécanique. Tout ce dont il voulait bien l'entretenir à son sujet la remplissait d’une véritable extase de laquelle elle n'aurait, semble-t-il, jamais voulu sortir.

Sa soif de confidences était insatiable et le ton sur lequel elle les suscitait était si innocent qu'Alan s'était immédiatement pris de "sympathie" pour la jeune névrosée. Tout de suite, en retour, il s'était ouvert à elle sans aucune retenue, ne songeant au terme de leur premier échange, qu'à renouveler l'expérience.

Plusieurs fois, ils s'étaient revus ensuite sans qu'Elsa ne change rien à son attitude communicative. Elle avait ri si gaiement en apprenant les particularités de son amnésie qu'il s'en était trouvé réconforté ; elle l'avait taquiné, plaisanté pour lui faire avouer que tout cela n'était qu'un subterfuge pour oublier sa vie antérieure... Et au lieu de lui en vouloir pour ces soupçons maladroits, il se sentait ineffablement heureux de la voir ainsi s'amuser à ses dépens.

Tout naturellement, il l'avait invitée à dîner. C'était un mercredi soir qu'Alan n'oublierait jamais. Il faisait froid mais le soleil éclairait les arbres dénudés et les toits encore blancs de neige. Ils étaient entrés dans un petit restaurant dont le confort sobre et les murs égayés de peintures agréables les avaient tout de suite séduits. Ils avaient beaucoup mangé, beaucoup bu, beaucoup ri. Tout lui paraissait merveilleux et surtout le sourire triste d'Elsa.

Le repas terminé, une promenade dans les rues abandonnées de la ville les avait encore gardés ensemble : la nuit était noire, glaciale mais enchanteresse. Alan avait parlé de lui, de son travail, de ses espoirs en l'avenir jusqu'au moment où il avait réalisé qu'elle s'était tue, qu'elle ne lui répondait plus et qu'elle ne riait plus...
Un coup d'œil à la lueur d'un réverbère avait suffi à le renseigner : son regard était celui qu'il lui avait vu le jour de leur première rencontre et, cette fois, il était en plus brouillé de larmes. Alan, qui n'avait jamais vu quelqu'un pleurer, avait été consterné par cette découverte. Par de douces paroles, il s'était renseigné pour savoir si ses propres propos avaient pu de quelque façon non volontaire la froisser. Soulagé de s'entendre répondre que non, il avait tenté de consoler la jeune femme, mais celle-ci ne semblait plus sensible à ses paroles comme une huître qui se ferme quand la marée basse la découvre.

Embarrassé et perplexe, Alan avait reconduit Elsa chez elle. Une fois au lit, il avait beaucoup pensé à elle, à son attitude bizarre et déroutante et au grand désarroi qu'il avait pu lire dans ses yeux verts.

Le lendemain, il était allé trouver le Professeur Tum, lequel lui avait expliqué que le comportement d'Elsa, oscillant entre deux états mentaux opposés, était dû à une anomalie dont le nom exact était la cyclothymie.

Un tel déséquilibre psychique avait frappé Alan parce qu'il reconnaissait dans cette double personnalité quelques aspects de son propre mal. Il en avait acquis la certitude que lui seul était susceptible de guérir Elsa. Désormais, ce serait son but ultime : restaurer le bonheur d'Elsa et en profiter, lui aussi, pour oublier son mal.

Pendant plusieurs mois, il avait ainsi subi sans s'inquiéter outre mesure les sautes d'humeur inopinées de la jeune femme. Il avait ri avec elle lorsqu'elle était joyeuse et s'était tu quand son front soucieux reflétait le doute et l'incertitude. En s'efforçant de ne pas la gêner par une présence trop importune, il avait voulu lui faire com­prendre qu'il était son ami, son soutien. Et sa patiente action altruiste avait fina­le­ment porté ses fruits....

Alan et Elsa sont mariés depuis un an. Elle, est complètement rétablie ; choyée par son mari, elle a progressivement vaincu sa dépression. Ils forment maintenant un couple pareil aux autres avec des soucis et des joies. Ils ont tout pour être heu­reux : un coquet appartement, suffisamment d'argent et surtout, ils s'aiment.

Et pourtant Alan n'a pas trouvé le bonheur. Plutôt, il l'a déjà perdu. Certes, il a per­mis à Elsa de vaincre son asthénie, mais, en retour, il a renoué avec la sienne. Ayant réussi son entreprise au delà de ses propres espoirs, il a épuisé de la sorte les motivations de son existence. Pendant une certaine période, il s'était oublié lui-même mais au seuil de la félicité totale, il a buté à nouveau sur ses troubles psychologiques… Ses cauchemars, il avait fini par en négliger le côté inquiétant du fait qu'ils provenaient d'un passé dont il avait perdu la clef d'accès ; et ils avaient cessé de le hanter tout entier occupé qu'il était à lutter contre les fréquentes crises d'apathie d'Elsa.

Voilà qu'un beau jour, tout a recommencé ; tandis qu'Elsa était délivrée grâce à lui, ses angoisses personnelles se manifestent à nouveau avec une virulence aiguë. Des interrogations le minent de plus belle, surtout depuis qu'Elsa, dans un grand éclat de rire lui a jeté : « ... peut être es-tu bigame ? ».

Il lui avait fallu un gros effort pour surmonter la cruelle blessure que cette innocente boutade avait rouvert en lui. Et si elle disait vrai ? Ce deuxième mariage n'avait aucune valeur. Les tortures mentales s'accompagnèrent bien vite de ce familier maelström fantasmagorique qui le projetait vers l'inconnu avec ce choc brutal tant de fois éprouvé. Et il restait là haletant et en sueur et même la main douce et fraîche d'Elsa ne pouvait le soulager. Comme si le temps avait changé quelque chose, une vision supplémentaire était venue s'ajouter à ces sensations mys­té­rieuses. Alan, dans un éclair, entrevoyait un monde dont le seul trait commun avec la Terre était les hommes...

S'ensuivit une période pénible où Alan resta prostré, immobile, presque sans vie. Elle avait bien tenté de lui suggérer de retourner voir le Professeur Tum, mais il s'y était opposé avec une farouche détermination. Des heures durant, il méditait dans une torpeur morbide tournée vers des souvenirs qui ne l'habitaient plus qu'incon­sciemment. Rien n'y fit, même pas la tendresse douce et dévouée d'Elsa. Son amour pour elle ne lui suffisait plus, un autre mal le rongeait. Une attirance irrésistible vers un univers autre...

Une nuit, alors que le sommeil le boude et qu'Elsa repose calme et sereine près de lui, Alan se lève, fait quelques pas dans sa chambre, se penche à la fenêtre, revient près du lit. C'est comme si quelqu'un l'appelle, mais de l'intérieur de lui-même. Il a besoin de partir ; où ? Il ne le sait pas encore mais cela ne saurait tarder...

Une dernière fois, il lutte pour s'accrocher à cette vie étrangère à cause d'Elsa. Son regard la frôle, elle qui dort à poings fermés sans se douter de ce qui l'attend. Une lueur pathétique danse dans les yeux d'Alan. La pulsion est plus forte que tout et déjà il sait qu'il va la quitter sans regrets. Elle fait partie de ses rêves et il va être rendu à sa propre réalité.

L'appel vers l'ailleurs qui l'obsède depuis si longtemps marque la fin d'un véritable calvaire. Quelque chose l'attend là-bas. Quelqu'un ? Il part.

Lorsqu'Elsa s'éveille, Alan n'est plus à ses côtés. Pressentant un malheur et qu'il est trop tard, elle se précipite dans toutes les pièces voisines mais Alan n'y est pas ! Elle revient vers le lit, atterrée. Son œil vide se pose sur leur photo de mariage debout sur la table de nuit : elle est là souriante dans sa longue robe blanche... seule ! Et sur le papier glacé près d'elle, il n'y a plus personne, rien qu'un blanc...

A quelques milliers d’années-lumière de là, sur Wolf, la radio annonçait qu’au cours d’une expédition sur la Terre, une patrouille wolfienne avait récupéré le jeune sa­vant Briw Kylù...

Michel GRANGER & Jacques CARLES

Inédit.
Dernière mise à jour : 5 décembre 2010.


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