icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le greffé

Depuis une dizaine d'années, la greffe du cerveau humain était devenue monnaie courante. Cette étape décisive de la chirurgie classique avait été franchie pru­dem­ment, sans grand renfort de publicité. Les polémiques soulevées par les premières greffes cardiaques étaient encore présentes aux mémoires. Désormais le salut de l'espèce humaine passait avant toute considération éthique. Le cancer faisant de plus en plus de victimes et la cause du mal étant toujours inconnue, il était pri­mor­dial de pouvoir faire l'ablation de la partie malade et de la faire suivre d'une greffe immédiate à partir d'organes sains prélevés sur les accidentés de la route qui, eux aussi, ne cessaient d'être plus nombreux.

L'art de la chirurgie se concrétisait enfin. Pour prévenir tout risque de déséquilibre affectif de la part du greffé cortical, il avait été convenu (le Vatican avait lui-même ratifié l'ordonnance) que l'identité des donneurs serait parfaitement tenue secrète et, même si un malade ayant recouvré la santé, ressentait le désir de faire sa petite enquête sur la vie de celui "dont on lui avait rempli la tête", il se heurtait à un in­co­gnito capable de décourager les plus obstinés. D'autre part, il avait été depuis long­temps établi que le siège de la mémoire et de l'intelligence, contrairement aux idées reçues, ne se situait pas dans les hémisphères ou les lobes cérébraux, mais occupait toutes les fibres de l'individu, la lymphe et le liquide céphalorachidien, en assurant la circulation dans tout le corps. A cause de cette découverte, le problème des souvenirs étrangers des greffés du cerveau ne pouvait se manifester qu'au stade de réminiscences passagères et fugaces vite submergées par la personnalité subsistante du receveur.

Isaac Fiskin fut reconduit à son domicile par un beau matin de printemps. A travers les vitres de l'ambulance, il put constater que la nature avait amorcé son réveil. Et comme cette atmosphère de renouveau seyait à sa situation !

Victime d'une tumeur maligne en octobre, l'opération avait été menée avec succès le 17 novembre. La longue convalescence avait suivi et elle devait se poursuivre de longs mois encore. Pourtant l'esprit du greffé bouillonnait comme celui d'un ressuscité lorsqu'il franchit le lourd portail de la villa.

Le sable crissa sous les pneus de l'ambulance et Isaac porta la main à son cuir chevelu là où... C'était la deuxième fois qu'il éprouvait cette sensation de dé­li­vran­ce, cette inextinguible envie de crier : Je vis !

L'infirmier au volant tourna la tête et Isaac lui sourit. Oui il était toujours lui-même plein de souvenirs inoubliables. La nouvelle de la capitulation des Allemands, tout d'abord colportée de bouche à oreille. On n'osait y croire. Certains étaient morts d'espérer. Des milliers avaient succombé de désespoir. Il fallait attendre et se pré­parer à la déception. Déception d'apprendre que l'enfer continuait, que la mort ré­clamait tous les jours son dû. Et puis ce fut l'ouverture des grilles des camps, l'agonie de ceux qui n'avaient plus la force de survivre à une telle réalité. Isaac franchit la frontière le 6 mars 1945, un beau jour de printemps...

Tout comme aujourd'hui, les yeux d'Angèle étaient aussi rieurs que jadis mais com­bien plus ridés. Isaac eut honte d'avoir hérité d'un cerveau peut-être beaucoup plus jeune que son corps. Il posa le pied sur le gravier et marcha au devant d'Angèle. Elle posa sa tête sur son épaule et, les yeux embués, lui demanda :

– Ça va ?

Isaac fit oui des paupières et l'infirmier déposa sa valise à ses pieds. L'homme leur serra la main, à l'un et à l'autre, et s'en fut.

Les premiers symptômes se manifestèrent environ deux mois plus tard. Bien qu'il retournât encore fréquemment à l'hôpital pour y subir des tests, Isaac avait repris une vie normale faite de farniente sur la pelouse entre un bon livre et un verre de lait glacé. Et aussi subitement qu'un orage d'octobre obscurcit le ciel, Isaac eut une alerte. C'était le soir après le souper ; Isaac conversait avec Armand, son fils ainé. Angèle et Catherine regardaient la télévision dans le salon.

– La participation de l'étudiant doit être effective et non pas végétative, énonçait Armand, avec son visage sérieux d'adolescent à peine pubère. Dans les conseils de classe, notamment, plus ou moins bidons. La jeunesse actuelle n'a plus besoin qu'on la consulte, elle veut elle-même proposer, gérer, améliorer....

Isaac sourit, débonnaire. Armand avait atteint l'âge de la contestation aigüe, là où tout être humain veut remettre en cause jusqu'au sens de rotation de la Terre.

- Il ne faut pas te formaliser, Armand, commença-t-il. Mon fils, le temps... Isaac fit une grimace, avala sa salive... ne doit pas te monter à la tête. Ce serait l'anarchie si on vous donnait la liberté de vous exprimer. Vous n'êtes pas mûrs pour décider de l'avenir d'un monde qui, en fait, ne vous appartient pas encore. Vous avez la jeunesse mais pas la raison. Et en gagnant la seconde vous perdrez la première. Il ne sert à rien de brusquer un cheval rétif. Il faut le maintenir à l'impuissance et le temps se chargera du reste. Car inconsciemment mon fils, tu es un esclave. Un esc­lave inconscient qui, parce qu'il peut crier, manifester, se croit affranchi. Ne prends pas les adultes pour des caves. Ils ont l'argent, le pouvoir, le savoir. Ils ne feraient qu'une bouchée de cette jeunesse braillante et dégingandée. Prends conscience de votre incapacité, de votre inutilité. Moi qui te parle, il suffit que je te coupe les vivres et tu auras d'autres soucis que ceux de la contestation.

La voix d'Isaac se fit plus âpre et saccadée.

– Abrutis de confort, vous cherchez une raison pour vivre. L'avenir vous est assuré en naissant. On paye pour que vous obteniez vos diplômes. Vous n'êtes que des pantins impuissants et rampants. Gardez-vous de jouer avec nos nerfs. Nous avons atteint la raison mais pas forcément la sagesse. Et il nous serait si facile de vous écraser comme de la vermine que vous êtes...

Armand regardait son père avec de grands yeux étonnés. Il l'avait entendu si souvent dire que ses votes allaient au parti au pouvoir... Jamais de telles invectives dirigées contre la jeunesse actuelle n'avaient franchi le seuil de ces lèvres. Et, ce soir, il lui servait cette leçon d'humiliation parfaitement fortuite. Mais ce n'étaient pas tant les formules somme toute usées de cette attaque verbale qui l'effrayaient. Il y avait autre chose que les phrases, le ton ! La voix avait une intonation rauque, insoutenable. Quand son père se fut calmé, ce qui ne tarda pas, Armand s'enfuit en claquant la porte. Pour la première fois de sa courte vie, il avait peur...

On oublia vite l'algarade sauf qu'Armand se mit à éviter le tête-à-tête avec son père comme si ce dernier était devenu subitement contagieux. Isaac reprit sa person­nalité débonnaire pendant plusieurs semaines... Jusqu'au 25 août. Ce jour-là, toute la famille avait décidé de partir faire de l'équitation à Santa Menta, un village qui avait misé sur une publicité de style western. Isaac connaissait le propriétaire du ranch et celui-ci leur faisait des prix d'ami.

La monture d'Isaac était un bel alezan aux narines frémissantes et au jarret ner­veux. Il piaffait d'impatience et l'homme n'eut qu'à chatouiller le mors pour qu'il parte comme une flèche. Ils disparurent derrière un bosquet et le bruit des sabots décrut rapidement.

Armand démarra à son tour. Une envie inexplicable de suivre les traces de son père lui traversa l'esprit. Il avait remarqué juste avant que celui-ci n'enfourche sa monture une étrange lueur dans son regard. Et le pressentiment d'un malheur im­mi­nent, l'imprégnait tout entier.

Non, décidément, son père n'était plus le même depuis l'opération. Armand l'ob­servait avec acuité depuis leur altercation et il décelait en lui des changements subtils qui ne laissaient de l'inquiéter. Contrairement à toute logique, deux per­son­nalités semblaient s'opposer sous les traits de ce quinquagénaire tantôt bonhomme et tolérant et brusquement agressif, imbu d'une fierté quasi usurpée. Armand savait pertinemment que ces troubles étaient les séquelles de la greffe. Mais alors qu'ils auraient dû aller en s'amenuisant, le rejet, inhibé par les calmants, ne se faisant pas, c’était le contraire.

Armand aperçut son père qui galopait vers la lisière du bois. Le jeune homme ef­fleu­ra le flanc de la bête avec sa cravache et celle-ci augmenta son allure. L'herbe était épaisse et les sabots rebondissaient comme des balles bien gonflées.

Il atteignit la limite des broussailles et chercha vainement du regard la silhouette de son père. Comment se faisait-il qu'il ne soit plus visible ? Etant donné la pers­pec­tive, il n'y avait qu'une possibilité. Son père devait s'être engagé dans le sous-bois. Mais alors qu'y cherchait-il ? Faire de l'équitation en un lieu aussi accidenté, avec des branches traîtresses à hauteur de tête, ça n'avait pas de sens. Avec pré­cau­tion, le jeune homme conduisit son cheval au milieu du bosquet. Et un bruit étrange l'arrêta net. Que se passait-il donc ici ? Après avoir mis pied à terre, Armand s'a­van­ça dans la direction d'où provenait le bruit. Au sortir d'un épais taillis de brous­sailles, il vit son père penché sur le cheval allongé sur le flanc qui le cravachait comme un forcené. L'homme semblait en proie à une rage folle et Armand sentit un frisson lui parcourir le dos. Son père hurlait dans une langue qu'il ne connaissait pas.

A la suite de cet accident où l'on dut abattre la bête, un de ses membres étant brisé, Isaac fit une forte dépression. On le fit rentrer à l'hôpital, mais tous les exa­mens se révélèrent négatifs. La greffe était un succès physiologique et le conflit psychologique qui se jouait dans le crâne d'Isaac fut confié au département de psy­chiatrie.

Isaac n'était pas le premier greffé cérébral à se comporter bizarrement après une opération de cette importance. Mais généralement, un traitement soutenu de quel­ques mois délivrait le malade qui reprenait le dessus et se réintégrait à la société. Il n'en fut rien pour Isaac. Sujet à des crises d'arrogance déclamatoire et frénétique, il se mettait à haranguer le monde comme s'il voulait s'instituer dictateur et on avait toutes les peines du monde à calmer ses vociférations. Durant ces accès, il était pa­tent qu'il se prenait pour un être supérieur, d'une race sublime aux ambitions dé­me­surées. Ses cheveux blanchirent en l'espace d'un trimestre et son corps devint celui d'un vieillard. L'antagonisme des personnalités qui l'habitaient l'épuisait et, com­ble de désespoir, il en était conscient.

Un jour de visite, il dit à Angèle :

– Je n'en peux plus, il n'y a pas de place pour nous deux là dedans ! Et il se frap­pait le front avec son index recourbé. La situation de cet être déchiré, écartelé psy­chiquement, était pathétique. Angèle en vint à regretter qu'il n'ait pas succombé au cours de l'opération. Mais on ne mourait plus dans ces conditions depuis long­temps. La médecine avait cessé d'être curative. L'homme devenait le prolongement organique de la civilisation supertechnologique et, à ce titre, ne trépassait que lorsque son corps ne pouvait plus être rafistolé. Ainsi, l'enfer s'installait petit à petit sur la Terre. Le droit à mourir avait été proprement escamoté. Isaac était le prototype de ces morts-vivants qui remplissaient les hôpitaux et dont on prolongeait inutilement l'existence sans aucun respect du calvaire enduré.

La garde malade traversa le couloir et prêta l'oreille. Encore le fou de la chambre 305 qui faisait des siennes. Heureusement la salle était bien insonorisée et il fallait une ouïe particulièrement exercée pour percevoir les cris. La fille s'approcha du judas et y plaqua son œil. Isaac, debout sur son lit, levait les bras au ciel, un gros bouton rivé à son orbite gauche. Elle entendit distinctement :

Menschen von der Welt, Ich bin Ihr Führer !

Le judas s'abaissa et la fille s'éloigna. Quel vieux cinglé que ce juif qui se prenait pour un nazi...

Michel GRANGER

Inédit, 1972.
Dernière mise à jour : 18 novembre 2010.


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