Le père Kernavec était assis sur un vieux billot de bois fiché en terre devant sa bicoque, à quelques pas du rivage. Il fumait sa vieille pipe en écume bourrée de tabac rude et grossier, le préféré des pêcheurs de Gaspésie. Chaque bouffée aspirée faisait un long voyage avant de repartir en suivant les rides de son visage. Les vagues battaient les rochers au large avec frénésie, mais il y avait bon nombre d’années que les tympans du père Kernavec n’entendaient plus la mer.
Il ravaudait adroitement son filet de ses gros doigts noueux et laissait errer son regard fatigué au-delà de la baie. Il éprouvait un singulier respect à l’égard de cet océan bleuté qui lui avait fourni, pendant un demi-siècle, de quoi subvenir à ses maigres besoins.
Un crachin cotonneux voilait l’horizon et le père Kernavec humait la brise marine. L’expérience lui disait que la pêche serait bonne.
Son âge lui pesait mais il était résigné et heureux. Sa vie s’était déroulée lentement, sans histoire, comme celle de tous les petits pêcheurs qui vivent de la mer. Une existence faite de joies un peu particulières, de difficultés surtout. La nature et les éléments n’ont pas coutume d’épargner les hommes qui les exploitent. Les paquets d’eau salée et les multiples grains avaient buriné son visage, le taillant comme à coups de serpe. Au terme d’une longue vie de labeur, il avait acquis la noblesse et le cœur des anciens.
Le père Kernavec se leva et alors, il entendit... La vague l’appela et il répondit à son appel. Il partit avec le reflux, serein et ravi.
Son fils prit sa place au filet et regarda le père s’enfoncer dans les flots. C’était ainsi que tous les Kernavec finissaient.
Les mouettes, invisibles dans la brume, faisaient entendre leur cri rauque et lancinant, émergeant parfois des nuages pour y retourner aussitôt comme pour se perdre, elles aussi, dans le néant...