icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Mortel fideicommis

C'est ce à quoi il pense, le Joseph, actuellement, personnage haï, voire honni s'il en est, dans cette communauté rurale du centre de la France. Ce legs, il s'en serait bien passé, mais la foule hurlante qui vocifère devant sa porte lui rappelle une myriade de souvenirs...

Tout a commencé en 1963, durant l'hiver, quand la neige eut recouvert tout le pays sous son blanc manteau et que l'on fut forcé de rester à la maison puisque le travail de la terre était ainsi rendu impossible.Un soir, alors qu'il s'apprêtait à se coucher, le vanteau de sa porte avait résonné de plusieurs coups frappés violemment et Petit Joseph, sans méfiance,  avait ouvert. Pour se trouver face à face avec un être étrange, tout de noir vêtu, qui lui avait demandé d'une voix autoritaire :

– Es-tu Papier Joseph, fils légitime de Papier Justin et Hoceros Honorine ?

– Oui, pourquoi ? avait balbutié Petit Joseph.

– Entrons, veux-tu. Il fait froid dehors et je vais t'expliquer.

L'homme en noir pénétra chez Joseph sans autre forme de présentation et ce fut le point de départ d'une tranche de sa vie pour le moins mystérieuse, à ce qu'on en a dit. L'intrus demeura ­avec lui une année entière et Joseph ne sut jamais qui il était, ni d'où il venait, mais les secrets qu'il lui confia transformèrent son existence et lui valurent un temps fortune et gloire.

Peu à peu, Joseph fut l'objet d'une évidente transformation; lui, d'ordinaire valétu­di­naire, ce qui lui avait valu d'ailleurs le surnom de « Petit Joseph », avait re­cou­vré la santé et la forme physique grâce à de mystérieux exercices exécutés au fond de la grange. Cette métamorphose physique lui attira les faveurs de Camille, un parti que tous les galants du village auraient bien aimé s'octroyer en mettant la belle enfant dans leur couche. Il faut avouer qu'elle avait fière allure, la fille, avec son regard de braise et sa taille de guêpe et elle captait l'attention de toute la gent masculine de la région. Joseph n'avait eu aucune peine pour se faire accorder des faveurs qui ne pouvaient déboucher que sur le mariage et, ma foi, il n'avait pas eu à le regretter car, en plus de sa beauté, elle manifestait une appréciable ardeur au travail. De plus, ce ­qui n'était pas négligeable en la circonstance, elle avait apporté, dans sa corbeille de mariage, une bonne partie des dessus, ces terres magnifiquement placées qui permirent à Joseph de se lancer dans la polyculture.

En tout cas, on avait beaucoup jasé sur les raisons de ce conjungo. Puis, grâce aux révélations de l'homme en noir, Joseph avait bouleversé une bonne partie de ses traditions de culture. L'innovation la plus marquante concernait le travail de la vigne et du vin. Il avait, sans problème, su se débarrasser du plasmopara au moyen d'un traitement à base de sulfate de cuivre mélangé à de la chaux. Ceci n'avait rien de remarquable en soi mais, ajouté à l'apport de levure pour activer la fermentation des moûts dans les années froides, on y dénotait déjà une technologie de pointe. Quand, en plus, il provoqua la seconde fermentation pour éviter que le vin ne travaille en bouteille, tout le monde cria « au fou ! ».

Le temps passa et Joseph et Camille coulèrent des jours heureux, amassant un beau pécule et remplissant un bas de laine qui faisait des envieux.

Joseph a su s'affranchir des rigueurs de l'hiver en brûlant le méthane émanant de la décomposition des matières organiques contenues dans le fumier et, ça, le phlo­gis­tique n'y est pour rien. Une chaleur bienfaisante baigne leur demeure. Ce gaz leur per­met aussi d'économiser le bois du poêle car ils font cuire les aliments sur un brûleur à gaz que le forgeron du village lui a fabriqué selon ses plans.

Joseph a aussi modernisé ses écuries, en un agencement plutôt inhabituel ; ces dis­positions anticonformistes l'ont fait passer pour un illuminé aux yeux de ceux qui, encore, ne le considéraient pas comme tel.

Il est aussi réputé comme chercheur d'eau et même comme guérisseur. En par­ti­cu­lier, il dispose d'une décoction de staphisaigre qui fait merveille contre les poux et une liqueur de chatons de saule qui soulage bien des maux, les céphalées par­ti­cu­liè­re­ment. Mais son pouvoir le plus extraordinaire est de délivrer les porcs du poil en leur frottant la gorge au moyen d'une pièce d'argent.

Comme tout le monde, il a suspendu des aulx au dessus de sa porte pour éloigner les mauvais esprits et surtout les vampires. Mais lui, il sait que c'est la substance con­te­nue dans ces potagères, une sorte d'anticoagulant, qui éloigne les vampires, lesquels sont bien entendu hémophiles !

Mais tout ça n'est pas très catholique, il faut bien en convenir et les langues vont bon train dans la communauté contre celui qu'on a cessé d'appeler du sobriquet de « Pe­tit Joseph » pour l'affubler du patronyme de « sorcier ». Désormais, chaque ennui, cha­que orage, chaque giboulée de grêle, lui est imputée méchamment. Quant aux nouvelles maladies des animaux, elles ne peuvent que s'être développées à la suite des expériences de cet être maléfique, qu'il ne peut manquer de mener en cachette pour arriver à ses fins obscures. Au début, Joseph a pris les menaces à la rigolade mais, depuis peu, il s'inquiète... Et il y a de quoi.

La foule est là, bruyante, prête à tenter quelque action. Joseph pressent ce qui va se passer mais il ne sait pas quelle attitude adopter. Tout bien pesé, il vaut mieux affron­ter que se dérober, ce qui ne manquerait de laisser le problème entier. A peine a-t-il déverrouillé la porte qu'on s'empare de lui et qu'il est trainé de force jusqu'à la salle commune. Tout le monde l'y rejoint, le curé en tête, et un long réquisitoire com­mence... A chaque question qui lui est posée, Joseph ne peut répondre et son silence est considéré comme un aveu de sa duplicité. Il attend la sentence avec résignation. Elle sera la suivante :

« Le 14 juin de l'an de grâce 1489, sera brûlé sur la place publique Joseph Papier, convaincu de sorcellerie. Tous ses biens seront confisqués et iront par moitié au clergé et à la communauté villageoise. ».


Michel GRANGER & Michel PIERRE

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 4 juin 1989.
Dernière mise à jour : 12 avril 2011.


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