icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Fatalité

Aux obsèques d'Evain, il y avait foule. C'est du moins à ce genre de réflexions que se livrait François, au rythme des semelles compatissantes raclant le gravier du chemin qui mène au cimetière.

A dire vrai, manquait la veuve éplorée pleurnichant sous la voilette. La remplaçait la sœur cadette du défunt, Georgette, dont le costume étriqué moulait des formes plantureuses. Une belle fille ! La quarantaine parfaitement préservée des flétrissures des années...

Sûr qu'on allait jaser après la cérémonie et que les mauvaises langues iraient bon train. Le bruit ne courait-il pas au village qu'elle exerçait dans la capitale un métier ancestral où le gain journalier est directement proportionnel au nombre de partenaires...? Bref, passons !

François esquissa un sourire qu'il dissimula dans un mouchoir à carreaux.

Quatre costaux véhiculaient le lourd cercueil. Le murmure du curé passait totalement inaperçu.

François fit mine d'avoir un col de chemise trop empesé, ce qui lui permit discrètement d'apprécier la popularité d'Evain dans toute sa valeur. N'avait-il point été un vindicatif conseiller municipal, allant même jusqu'à contester les prérogatives d'un maire autoritaire...? Un héros !

Après l'inhumation, François retrouva sa sœur Georgette. D'un seul regard, elle l'assura qu'ils étaient toujours très près l'un de l'autre.

– Robert n'est pas là ? s'enquit-elle.

– Il n'a pas pu venir, il est trop occupé.

– J'ai bien laissé le boulot, moi ! S'insurgea la jeune femme en cambrant ostensiblement les reins...

François s'abstint de répondre.

– C'était notre frère quand même... Et une maladie de cœur, cela forme bien souvent des vieillards... Enfin il aura la consolation posthume d'avoir survécu dix ans à sa jolie Catherine... Tu m'écoutes, dis ?

François émergea de ses pensées, prit congé de sa sœur, ne s'attarda pas en beuveries post-mortem et serra la main de Roger dont la concupiscence transparut en ces mots :

– Et l'héritage, c'est nous... ?

François l'interrompit d'un ton sec :

– Je t'en prie ! Pas aujourd'hui s'il te plaît !

A la campagne, on ne fait pas grand cas de la vie. C'est la dureté de celle-ci qui lui vaut la réputation singulière selon laquelle ce sont ceux qui la quittent les bienheureux...

En ce sens, François n'était plus du tout d'accord.


Quand une voiture renversa Georgette dans la rue des Archers à Lyon, personne ne songea à crier au scandale. Pourtant il s'agissait bel et bien d'un accident de travail dans toute l'acception du terme.

On la ramena au pays, histoire de faire croire que sa mort fut meilleure que sa vie.

Le curé, dont le rôle oblige parfois à quelques mensonges, s'étendit à loisir sur sa jeunesse, alléguant que sa santé avait fait la fierté du pays.

Ces mots suscitèrent quelques ricanements vite réprimés. Le saint homme, sentant son incapacité à racheter l'âme de la fille aux yeux de gens trop avertis, abrégea son oraison en un final pessimiste à souhait.

Robert était présent cet après-midi-là. François se souvint des paroles de Georgette à l'enterrement d'Evain. Et quand la pauvre eut vu ses derniers amants s'appesantir une dernière fois sur elle – à savoir la terre et l'oubli –, avant de sacrifier aux remerciements d'usage, Robert glissa tout près de François :

– Une mort toute bête, hein... !

– Toutes les morts sont bêtes...


Plus tard, François se remémora souvent la scène. C'est Roger, le cultivateur qui attaqua :

– Dites donc, deux en pas un an…

Avec un bel ensemble, ils écarquillèrent les yeux. L'autre poursuivit :

– Oui, Evain il y a neuf mois et Georgette aujourd'hui...

– Et bien quoi ? demanda François.

L'agriculteur parut désarçonné, puis il tempéra :

– Excusez, mais j'peux pas m'empêcher de penser...

Robert prit la parole :

– Ecoute Roger, tu sais bien que ça te fatigue et nous avec ; épargne-nous tes insinuations ridicules, veux-tu !

Roger courba l'échine comme il l'avait toujours fait étant gosse. Et maintenant que Robert était professeur licencié à la ville... Il se sentit dominé, grommela... Et se tut.


Qui eût dit que, quatre mois plus tard, Robert se suiciderait ?

Sa femme l'avait découvert au bout d'une corde qui se balançait nonchalamment dans le courant d'air. Il était froid.

On ne trouva pas l'habituelle confession des dépressifs. Cela fut mis sur le compte d'un courage vite né... Pourtant, maints furent les sourcils qui se froncèrent à l'annonce de cette mort. Au village, on alla jusqu'à imputer cette fatalité aux mésententes qui avaient agité la famille au temps du père Lazare. D'aucuns prétendirent effrontément qu'une nuit sans lune, le vieux avait jeté un sort à sa descendance trop velléitaire...

François frissonna quand on mit son frère en bière. Une inquiétude naissait en lui comme un petit geyser. Il en était venu à faire volte-face au moindre bruit et ses nuits devenaient un tissu d'insomnies. Roger n'y alla pas par quatre chemins dans la chambre de veillée funèbre :

– Tu as pris un coup de vieux, dis donc, depuis...

Il hésita, s'emmêla et ne sortit d'entre ses dents cariées qu'un borborygme. François tressaillit, souleva ses paupières lourdes...

– Ce n'est pas pour te vexer, mais je te retourne le compliment !

Ils s'affrontaient, tous les deux manifestement les nerfs à vif. Le fermier baissa pavillon mais lâcha malgré tout :

– Il y a quand même de quoi s'inquiéter, non ? A qui le tour maintenant ? Toi ou moi ?

– Ne sois pas grotesque, Roger !

– Grotesque, vous me faites marrer avec vos mots en esque. Moi je te dis que j'ai la pétoche, la frousse quoi. Et toi aussi François tu crèves de peur. Seulement tu as ta fierté. Moi, la mienne, je m'assois dessus. J'ai peur pour ma peau, je m'en fous qu'on jase...

Son teint virait au rouge brique. François lui prit l'épaule.

– Calme-toi, tu vas prendre un coup de sang !

– Tu en serais heureux, hein, crachota l'autre. Tu te rappelles ce qu'avait dit le père : « Vous y passerez tous avant l'heure ». Même qu'on avait bien rigolé de l'entendre. Seulement il y en a trois qui ne peuvent plus rigoler aujourd'hui et les deux autres n'en ont pas envie... T'es d'accord, oui ?

– Bien sûr, concéda François. Mais il ne faut pas se laisser aller. C'est une coïncidence, voilà tout.

Le paysan cligna les paupières pour permettre au terme de se frayer un passage parmi les rouages embrumés de son cerveau. Puis il comprit. Comme lui-même n'aurait pu accoucher d'une telle pensée, il s'y raccrocha comme à une bouée.

– Une co... in... cidence ! T'as dit. Oui, ça se peut. C'est même certain ! Bien sûr ; sous c't'angle, c'est moins effrayant. Dis, toi qu'habites la ville, t'en vois souvent des coïncidences de c't'espèce ?

Il mangeait la moitié des mots dans sa fébrilité. François du convenir:

– Peut-être pas mais...

– Mais quoi ?

– Ça arrive. Que veux-tu, on commence à faire partie des morts probables à nos âges. Il n'y a pas lieu de s'affoler. Tu peux bien finir centenaire.

Roger s'enferra avec l'engouement d'un poisson : Vrai ? Moi, tu vois, quatre-vingt ans ça me suffirait...


Hélas, le hasard voulut que la tête de Roger éclatât sur un rocher le jour où il chuta du tracteur dans le champ de terre. Il ne souffrit point. Tel fut le diagnostic du médecin de campagne. Il laissait trois gosses et une femme qui saurait rendre agréable son veuvage prématuré. N'avait-elle pas pris de l'avance ?

François apprit le décès en rentrant d'un voyage qu'il avait fait aux confins du département. Quand il lut le télégramme, une sueur froide humidifia son dos. Et il sentit souffler sur lui le vent de la panique. Depuis des mois, il ne devait le sommeil qu'à des somnifères et il se sentait bien las.

En bon cadet de la famille, il reprit tout de même le chemin du village. Des rideaux retombèrent, des portes grincèrent lorsqu'il gara son automobile sur la place. N'allait-on pas le fuir comme un pestiféré ? Il s'installa à la terrasse du café et derechef apostropha l'aubergiste :

– Une drôle de guigne qu'on tient dans la famille, n'est-ce pas père Geoffroy ?

Le gros homme qu'il avait connu même avant son départ du pays laissa ballotter ses joues sans trop savoir quoi dire.

– Il faut pas dramatiser mais... Ces quelques mots décidèrent le cafetier :

– Dame non, il faut toujours qu'on y passe un jour ou l'autre...

Étrange. François se sentit merveilleusement apaisé tout à coup. Il eut même envie de plaisanter, se retint, et opta pour un bavardage qui l'emporta loin du sort funeste que lui suggérait la situation présente. Quand Geoffroy le vit s'éloigner, il se dit en lui-même que celui-là ne se laisserait embarquer comme les autres...

En cela il eut absolument raison...

Durant l'enterrement, François se retourna souvent et ce, sans souci de se faire remarquer. Il semblait qu'un petit homme coiffé d'un chapeau gris, tout au fond, était la cause de son inquiétude.

Rentré chez lui, il revit le personnage aux abords de son logis et comme il était célibataire, il se barricada dans sa villa, imaginant tout un système de signaux chargés de l'informer si quiconque tentait de s'introduire chez lui.

Il finit par ne plus oser aller se ravitailler et bientôt dut effriter et concasser le pain qui lui restait pour se le fourrer dans le gosier. Mais rien n'y fit pour le faire descendre, pas même l'eau du robinet.

En permanence aux aguets, il en oublia même de se raser.

Finalement un jour d'orage, il jaillit de son domicile avec la promptitude et l'aspect d'un diable, martela le pavé d'une foulée saccadée, atteignit le commissariat, s'y engouffra et, tout essoufflé, quémanda une protection salvatrice.

La police accéda si bien à ses désirs qu'elle le garda en ses locaux dix-huit ans, jusqu'au jour où un infarctus l'emporta dans un monde meilleur.

Ladite police a la sage habitude de ne jamais refuser refuge à un assassin coupable de quatre meurtres avec préméditation...

Michel GRANGER

Inédit.
Dernière mise à jour : 17 janvier 2011.


© Michel Moutet, 2013
INTRODUCTION
I
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