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INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

L'expérience

Hervé sort perplexe de la grande serre, tenant dans sa main rugueuse quelques fanes de radis. Dommage que le père ait été emporté à l'automne dernier par une méchante attaque fatale, sinon, sûr qu'il l'aurait lui, la réponse. Mais maintenant, à quoi elle sert son expérience de vieux maraîcher bressan... là-haut ? Cultive-t-on des primeurs au paradis ?

En tout cas pas celles qu'il tient présentement, foi de Her­vé, car celles-ci n'ont rien de catholique. De sa vie de quadragénaire vouée à la culture légumière – une sinécure, croyez-le – il n'a jamais rien vu de pareil. Faudra faire attention à la saison et serrer les bottes si on ne veut pas avoir d'ennuis avec les consommateurs. Qu'iraient-ils bien penser en remarquant par mégarde, à l'autre bout du bouquet de belles racines en tubercules bicolores, encore attachées, ces feuilles incongrues qui ressemblent à s'y méprendre... à du persil !

Hervé met tout cela sur le compte de semences avariées et il aurait vite oublié l'incident si, le même jour, au cours d'une visite au fin fond du champ, il n'était tombé en arrêt devant deux acacias côte à côte. Sur l'un, les folioles se font bien face, par paires ; sur l'autre, elles sont décalées, sans vis-à-vis.

« Bizarre », pense-t-il en cassant un rameau de chaque ; et, le soir, quand la soupe fume dans son bol et que la Marie-Jeanne a cessé son va-et-vient pour tremper ses lèvres gourmandes dans le liquide brûlant, il sort de sa poche ses échantillons de verdure fanée.

– Regarde ce que j'ai trouvé, laisse-t-il tomber en même temps qu'une goutte de soupe sur son chandail.

Sa femme, qui a pas mal papoté la veille en ville, l'oriente vers le nouveau pharmacien, lequel vient de s’installer à Saint-Marcel et dont on dit qu’il en connaît un rayon en botanique.

Le lendemain, à l’ouverture, Hervé est là et présente au spécialiste ce qui l’a tenu en éveil toute la nuit. Pour s’entendre répondre que l’homme est très intéressé, mais aussi très occupé. D’autres clients attendent avec des ordonnances longues comme des recettes de cuisine. Mais, « donnez-moi vos nom et adresse, je vais étudier cela de près et je vous écrirai… ».

Les semaines passent.

Enfin une lettre. Hervé lit : « Ce que vous m'avez apporté l'autre jour est important. C'est une anomalie rare de la nature. Voulez-vous en savoir plus ? Venez samedi prochain à Dijon ». Suivent les coordonnées du laboratoire X.

Hervé, intrigué, sort la 205 et va au rendez-vous. Dans la salle où il est reçu, une bonne dizaine de personnes attendent. Elles bavardent. Chacun a trouvé quelque chose de pas naturel : un lierre qui s'enroule à contresens, une tige de tulipe avec des épines acérées, un bleuet... jaune, un liseron qui se dresse tout seul, une coulemelle à chapeaux verticaux... Hervé note aussi que tous les gens ici ont quelque tare physique. Et il ne peut s'empêcher de passer sa langue sur son bec-de-lièvre parfaitement opéré.

Soudain, un individu leur intime le silence et une voix sort d'un poste TV grand écran qu'on vient d'allumer.

– Je ne peux me montrer à vous, Mesdames, Messieurs, entendent-ils, sidérés. Vous avez bien fait de répondre à mon appel. Les anomalies génétiques dont vous vous êtes aperçu sont voulues... voulues par moi, le plus grand savant généticien de ma génération. Vous êtes les seuls à les avoir signalées. Vous serez récompensés en m'aidant à accomplir mon grand projet. Si vous me suivez, nous serons bientôt les maîtres du monde.

Frémissement dans l'auditoire. « Que ceux qui veulent renoncer se lèvent ! »

Personne. Et tous se retrouvent, plus tard, dans un minicar dont la destination est gardée secrète.

Le conducteur se dévoile. « Je suis le professeur Ber­mond, à l'origine de ce grand projet. Je vous emmène dans une grotte du Jura qui me sert de Q.G. et de salle d'expérimentation pour mes manipulations. C’est de là, d’abord, que je vais transformer, sous vos yeux, le Président de la République en…

Mais à trop parler, on ne fait pas assez attention à la route. Un stop grillé et c’est l’accident : un camion de 20 tonnes réduit le véhicule en charpie. Aucun survivant.

Ainsi ne saura-t-on jamais en quoi consistait au juste l’expérience du professeur Bermond.

Michel GRANGER & Louis DIONNET

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 20 novembre 1988.
Dernière mise à jour : 18 mars 2011
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