icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Les éphémères

– Venez voir, je vais vous montrer un document étonnant !

Christian guide tout son monde vers la cave aménagée, dans ce qu'on appelle « le repaire de grand-père » : une pièce qu'il avait mis 20 ans à creuser, étancher, ma­çonner, isoler et où, présentement à l'abri du temps, trônent au beau milieu un écran de cinéaste amateur avec autour, sur les étagères, tout le matériel adéquat : caméras, cellules photo-électriques, colleuse, visionneuse, bobines vides, bobines pleines répertoriées, etc. Quelques chaises. Christian a tout préparé pour une séance de projection.

François, le grand-père, avait été un grand amoureux des images – fixes ou ani­mées. C'était son père qui l'avait initié au début du siècle. Les inventions de Niepce et des Frères Lumière en étaient à leurs balbutiements. Les appareils étaient ru­di­mentaires et les réalisations souvent maladroites. Mais elles faisaient rêver. Puis, les techniques évoluèrent de plus en plus vite surtout dans l'immédiat après-guerre (celle de 14-18).

François aimait à narrer le grand choc qui avait déterminé sa passion. Son père l'avait emmené à une séance de cinématographe. En ce temps-là, le grand film était précédé des actualités et d'un court-métrage, souvent documentaire. Ce jour-là, il était question de plantes, de cultures, de fleurs. Et François qui avait à peine une dizaine d'années, avait vu, émerveillé, un bouton de rose, se former, éclore, s'épanouir sur l'écran, en quelques secondes. Le prodige l'éblouissait. Il harcela son père de questions.

– Vous verrez, c'est vraiment très étonnant, répétait Christian en faisant installer son auditoire.

Son grand-père se piquait de connaissances dans ce septième art adolescent. Il fourmillait aussi d'idées qu'il disait personnelles quant à l'éducation des enfants : tout leur expliquer, le plus tôt possible, dès que leur intérêt est éveillé. Il se mit donc à démontrer devant François le mécanisme du trucage qui l'avait tant ému.

Vois-tu François, notre œil est incapable de séparer – dans le temps – deux ima­ges qui se succèdent trop vite. Deux, visualisées en moins d’un dixième de secon­de, n'en donnent qu'une avec une illusion de mouvement à cause du décalage. C'est le principe même du cinéma. Un film est une succession d'images qui défilent à raison de 16, 18 ou 24 images par seconde, ou plus, ça dépend des appareils. Et ces images consécutives restituent l'illusion du mouvement synchronisé entre la prise de vue et la vitesse de projection ; ainsi, voyons-nous la scène telle qu'elle a été filmée. Mais si, par exemple, on supprime une image sur deux pour n'en garder que 9 dans une seconde et si le projecteur, lui, continue de tourner à la même vitesse, en un laps de temps, tu assistes à ce qui s'est passé en deux. La fleur, qui t'a tant marqué, a peut-être mis 15 heures pour s'ouvrir – soit 900 minutes. Puisque ce laps a été compacté en une minute, il a suffi de ne fixer sur la pellicule qu'une image sur 900. Or, en réalité, on ne supprime rien mais on filme image par image, par exemple une toutes les 30 secondes. En une minute, on a de la sorte 2 images, en une heure 120 et en 15 heures 1800. Ces 1800 photos projetées à la vitesse de 18 images par seconde donneront 100 secondes de spectacle, une minute et 40 secondes. C'est le temps qu'il te faudra pour voir se dérouler ce qui a pris 15 heures en réalité... D'où l'effet accéléré.

Que François ait tout compris du premier coup c'est beaucoup dire. Mais dès cette époque germa dans son esprit un projet insensé... Un projet qui lui prit une se­conde chaque jour de sa vie sans exception.

– Attention. C'est parti ! Christian éteint et lance la projection.

Sur l'écran apparaît un visage de garçonnet de 12 ans. Dès les premières secon­des, on voit la juvénile frimousse se transformer, se modifier, mûrir ; les traits s'ac­centuent, les joues se couvrent d'un duvet qui devient vite barbe. Sous les yeux effarés de tous, une vie entière traverse l'écran par l'entremise de ce seul visage immobile. On le voit s'émacier, se gonfler, souffrir, guérir, être gai, heureux, triste, optimiste, désenchanté. On le sent vieillir, prendre des rides, des cheveux blancs... La dernière image est celle d'un masque de vieillard attendant la délivrance...

Lorsque Christian rallume, les spectateurs restent sans voix, hébétés, bouleversés. Christian attend quelques instants avant de déclarer :

– C'était mon grand père. Il est mort il y a un mois à 85 ans. Tous les jours, sans exception, il a pris la pose... ici sur cette chaise.

Et avec la tendresse d'un enfant, il explique que grâce au hobby d'un excentrique amoureux de la même caméra, pas à pas, une vie a été résumée à 30 minutes de projection...

Le hasard fit que cette cave d'Auvergne échappa miraculeusement au cataclysme nucléaire qui balaya toute vie de la surface de la Terre. Longtemps, longtemps après, des Êtres venus du cosmos vinrent constater l'étendue des dégâts avec l'idée de sauvegarder les derniers rescapés.

Une autre providence joua lorsqu'ils retrouvèrent la pièce souterraine du grand-père à Christian. Avec leur démodulateur de fréquence et leur intelligence supé­rieure, ils purent visionner le bout de film montrant, en raccourci, la vie du pépé.

Mais cela ne les incita pas à s'attarder sur la Terre et relancer le repeuplement. Aussi repartirent-ils en pensant que ce n'était pas bien grave que les Terriens se soient autodétruits puisqu'ils n'avaient pu, en somme, prolonger leur longévité au delà de celle d'un éphémère...

Michel GRANGER & Louis DIONNET

Publié in Dimanche Saône & Loire du 16 décembre 1990.
Dernière mise à jour : 28 décembre 2010.


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