icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Disparition

Au début, ce fut presque imperceptible : un très léger bruissement.

« Tiens, pensa Joseph, j’ai pris un mauvais courant d’air dans l’oreille ». Il lui vint aussi l’idée qu’une maudite blatte aurait pu s’introduire dans son conduit auditif et créer ce trouble acoustique. La presse n’avait-elle pas parlé de curieux incidents de ce genre ? Mais cela arrivait aux personnes âgées. Et Joseph n’avait que 50 ans. Quant aux cafards, ils fréquentent plutôt les immeubles collectifs que les maisons mitoyennes.

Deux jours après, le symptôme persistait : il avait même évolué vers une sorte de murmure intérieur, lancinant, revenant irrégulièrement toutes les heures environ.
La sensation, toujours auriculaire, avait une résonance particulière : en fin mélo­ma­ne qu’il était, Joseph la situait entre le soupir de la lyre et la plainte du violon. Preu­ve qu’il gardait encore toute sa lucidité. Pour peu de temps, hélas...

Malgré un certain nombre de cachets d’aspirine, le bruit, au lieu de s’estomper, de­vint de plus en plus fréquent et plus net aussi. Mais n’était-ce pas Joseph lui-même qui, inquiet, forçait son attention à cette écoute interne ? A ce stade, il fut envahi par la crainte d’être en proie à une hallucination auditive. Cela ne dura pas puisque, le quatrième jour, il crut discerner les accents d’une voix humaine très, très affaiblie.

Pour ne plus la confondre avec les accords languissants d’un instrument à cordes, dont souvent son cerveau s’emplissait comme d’une ritournelle, il imposa le silence en lui et les gémissements lui parvinrent plus identifiables encore. Dès lors, il sut inconsciemment qu’il recevait une sorte de message par un chemin sensoriel qu’on dit non reconnu.

C’était une femme qui pleurait, sanglotait, se lamentait et s’il en jugeait aux accents de détresse, la pauvre devait endurer quelque cruel martyre. Pourquoi donc s’adressait-elle à lui par ce moyen détourné ? Se sentant mystérieusement inter­pel­lé au plus creux de son être, les cris féminins devinrent pour Joseph une véritable obsession, intervenant à tu et à toi, lui coupant la parole, s’immisçant dans ses moments de travail, de détente, d’intimité, ne le lâchant pas plus d’une heure d’af­filée, même la nuit, ce qui posa problème notamment pour son repos...

Et la voix ne prononçait encore aucun mot discernable susceptible de le renseigner sur sa propriétaire. Pour l’heure, elle se contentait de geindre en courtes plaintes inarticulées.

Par on ne sait quelle retenue, Joseph opta pour garder le secret de son mal. Lui qui, d’habitude, avait toujours la vérité aux lèvres, même quand il aurait mieux fait de se taire, n’en pipa mot à personne, pas même à sa femme...
D’ailleurs, Josette avait bien d’autres girafes à peigner que de s’occuper d’un mari cinglé : avec toutes ses occupations professionnelles et autres...

Au bout d’une semaine de tourments, Joseph était au seuil de l’épuisement. Car l’appel le taraudait, exacerbait ses nerfs, lui mettait l’âme à vif d’autant qu’il croyait entendre maintenant la malheureuse prononcer son prénom : Joseph, Joseph, Joosephh...

Curieusement, il n’avait pas songé une seconde à aller voir un médecin. Pour lui expliquer quoi ? Que quelqu’un communiquait dans sa tête ? Et qu’il y croyait. Que le fait de se boucher les oreilles n’affectait en rien son audition ! Non son cas ne relevait pas d’une thérapie classique. Il lui aurait fallu sortir de lui-même pour échap­per au maléfice, et c’est plus facile à dire qu’à faire...

D’ailleurs, il y avait une autre solution. Celle-ci s’était imposée à lui petit à petit, inspirée par les intonations de souffrance de l’infortunée qui déversait en lui sa détresse. Elle demandait de l’aide. Ça Joseph en avait maintenant la quasi-certitude. Une aide que lui seul pouvait lui apporter.
Il décida donc de quitter la ville, d’aller au secours de cette voix qui l’implorait et le poussait vers elle. Sans songer à ce qui se passerait après, il partit les mains vides, laissant les lumières allumées à l’étage, la télé en marche...
Et il roula droit devant lui, passant les vitesses machinalement, faisant le plein si nécessaire, tirant des chèques pour un dîner qu’il ne paraissait même pas appré­cier. Devant son visage absent, les autres s’abstenaient de l’interroger. Aurait-il répondu ?

Et puis aujourd’hui, soudain, il sut qu’elle était là, tout près. Il avait stoppé la voiture dans un champ non loin d’un chêne centenaire quand les appels retentirent avec une acuité bouleversante. Joseph détourna la tête, la voix s’estompa quelque peu. Une bouffée d’espoir le submergea : pour la première fois, il savait d’où venait le message... Tout recouvrait un habit commun dès lors que le phénomène se mettait à obéir aux lois usuelles des vibrations sonores.

Joseph fit un pas dans la direction indiquée. Et à son grand bonheur, il sut qu’il s’était rapproché du lieu où, depuis des jours, elle l’attendait. Dès cet instant, les cris s’élevèrent sans discontinuer. La pauvre devait sentir qu’il était tout près.

La déclivité du terrain lui cacha brusquement toute la ville. Il contourna un obstacle naturel et, celui-ci passé, renoua avec les appels comme un chien retrouve une piste. Joseph, dans un état second, à mesure qu’il avançait, sentait monter en lui une inexplicable excitation. L’intensité du drame dont il était l’un des acteurs le prenait à la gorge. Il était désormais tout à celle qui l’implorait de venir et il volait à son aide du plus vite que lui permettaient ses grandes jambes.

L’homme parvint devant une grotte à l’entrée bouchée par un taillis d’arbustes. Manifestement personne n’était passé par là depuis longtemps, à part les lapins et les écureuils. Et soudain, les cris cessèrent. Un silence pesant leur succéda. Jo­seph eut peur d’être en retard et, oubliant toute prudence, s’engouffra dans les ténèbres vers celle...

Il la trouva au centre de la grotte, belle et nimbée de lumière, son corps gracile enveloppé dans une longue robe transparente. Ses cheveux étaient ramenés sur la nuque en un chignon à la forme tarabiscotée et elle souriait, souriait. Joseph s’apprêta à lui prendre la main. Elle était froide comme le marbre...

La jeune femme était morte et son sourire figé tendait à faire penser qu’elle venait de mourir heureuse, comme délivrée d’un grand supplice. Joseph voulut la prendre dans ses bras pour la sortir de ce lieu de souffrance. Mais d’où émanait donc cette lumière irréelle ? Il se retourna...

Sa raison chancela.

L’horreur le submergea littéralement. L’inimaginable était là devant lui. Quelque cho­se que la nature terrestre n’avait pas pu enfanter ou alors le diable y avait mis du sien. Impossible de fixer cette monstruosité sans en avoir les jambes coupées. Et sans aussi qu’une envie irrésistible de hurler vous prenne à la gorge.

Et Joseph hurla du plus fort qu’il put en longues vagues pathétiques...

En ville, Eliane perçut l’appel pour la première fois. Ce fut le début de son propre calvaire...

Quant aux avis de recherches, le lendemain, ils mentionnaient tous un dénommé Joseph P. ; celui-ci n’avait pas reparu au domicile conjugal depuis 48 heures. D’a­près sa femme, il était devenu drôle ces derniers temps, absent, maussade, iras­cible... Un cas typique de fugue, concluait le journal local... Un de plus...

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 11 octobre 1987.
Dernière mise à jour : 30 décembre 2017.


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