icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Destination inconnue

Un minuscule écureuil gris grimpa dans l'arbre en face de la bâtisse et se mit à sauter de branche en branche au risque de se rompre le cou. Accoudé au rebord du châssis du salon du premier plancher, Mac Gregor laissa errer un sourire satisfait sur ses lèvres minces de canadien français heureux de sa condition. De longues machines, aux bumpers éclatants mais grosses mangeuses de gaz, glissaient sans bruit sur Westmount Street, la rue adjacente. Le soleil était de la partie et ses rayons venaient caresser doucement les joues pâles de Mac Gregor.

On était le premier juin et il faisait une belle température. Le printemps avait été pourri. Par un phénomène normal de compensation, le début de l'été s'annonçait correct. Bien sûr, il ne pouvait rivaliser avec les saisons d'antan ! C'est pas la faute à Jésus-Christ ! Enfin, en ce premier jour de juin, le soleil était là et Mac Gregor avait choisi cette date pour prendre quelques vacances. En bas, sous le balcon, le char était parqué, paré à partir pour une longue randonnée, le moteur bien checké, l'ignition bien tîmée, les roues bien balancées et la carrosserie soigneusement astiquée et reluisante comme il se doit dans un monde où chacun possède une auto aux dimensions, à l'échelle de son standing. Les valises remplissaient le coffre et tous les agrès de pêche étaient rangés à l'arrière.

Le tank était full et la route l'attendait avec son infini de milles. C'était smart de s'en aller de même.

L'écureuil disparut à sa vue et Mac Gregor remarqua, non sans une certaine fierté, que déjà une multitude de citadins en mal de soleil tentaient de se dorer la peau sur les solariums environnants. L'homme rêva un instant d'un petit coin en Floride. Hélas le salaire attribué à son job ne lui donnait pas les moyens de satisfaire ses désirs d'évasion. Instinctivement, il porta la main à son carnet de chèques et une moue de désappointement ternit quelques secondes son beau sourire. Tout s'estompa très vite. Il était prêt à partir. Au diable la destination... Il ne savait pas si bien dire...

Mac Gregor ne comptait pas aller loin. Cent cinquante milles tout au plus le séparaient du petit village de Subury où il possédait une maison de campagne, obtenue par héritage. Mais rien ne l’empêchait de prendre le chemin des écoliers pour s'y rendre. Il avait plusieurs heures à disposer.

Il vérifia une dernière fois qu'il n'avait rien oublié et referma la porte de son living. Bientôt son aire de stationnement fut vacante et Mac, par un lacis de routes étroites, fila vers la grande artère en direction du Nord. La circulation se raréfia et l'autoroute longea des champs aux bordures rectilignes. Mac Gregor donna du gaz et la convertible, obéissante, se mit à dévorer les milles.

Mac Gregor était slack car il connaissait la route à suivre par cœur; aussi prit-il machinalement la sortie 26 non loin de Sainte-Agathe-des-Monts. La voie à deux sens le mit tout de même en état de vigilance et il ralentit quelque peu son allure. Malgré tout, il revoyait avec plaisir chacun des petits villages si pittoresques du Québec, chacun des lacs entraperçus dans les trouées de la forêt. L'un d'eux évoquait dans son esprit une journée passée à racler le fond de l'eau sans résultat. Un autre faisait surgir l'image d'un touladi de dix-sept livres qui lui avait donné bien du trouble avant de rejoindre l'épuisette, la gorge toute frémissante de la Tee Spoon qui s'y était plantée. Là, c'était une friture de truites arc-en-ciel dont les acrobaties lui avaient procuré bien des sensations. L'homme avait du fun de rider de même en machine.

L'esprit barcé par l'engin, Mac Gregor sursauta sans qu'il ne sache au juste pourquoi. Il avait en tête tout le trajet aussi précisément que sur un film et voici qu'avec stupeur, à quelques milles de Ramdom, il découvrait une bifurcation qui, à son dernier voyage, n'existait pas. Il bréka â fond en proie à une vive surprise. En effet, à quelques dizaines de pieds, la route numéro 12 se divisait en deux pour donner naissance à une chaussée parfaitement dessinée qui se perdait au loin dans l'épaisseur des bois...

Mac Gregor sortit une carte de la région du fond de la boîte à gants et, de son gros doigt boudiné, il traça le chemin qu'il était sensé avoir suivi. Arrivé au point névralgique qu'il occupait alors, il chercha en vain l'embranchement. Cette route était donc bien nouvelle. Pourtant son œil ne le trompait pas ; l'asphalte n'avait pas la couleur d'un revêtement fraîchement coulé. Mac Gregor eut un drôle de feeling dès ce moment là ; ce fut tout d'abord comme de la curiosité.

Et aussitôt une foule de questions affluèrent dans sa tête. Où menait ce chemin mystérieux ? Dans un site merveilleux qui justifiait son tracé tout nouveau ? La forêt alentour ne recélait-elle pas quelque panorama grandiose ? Mac Gregor consulta sa montre et jugea qu'il avait suffisamment de temps devant lui avec une provision de gazoline convenable sous le capot pour tenter d'élucider cette énigme. Il était en vacances et pouvait se permettre le détour.

Il speeda sur une vingtaine de milles, le moteur tournant au coton sans rencontrer la moindre bourgade. Le paysage lui-même devenait de plus en plus achalant. La dense végétation semblait vouloir reprendre sa revanche et mordait crûment sur la chaussée et puisque la route était droite comme un « i », cette monotonie sauvage flanquait le cafard.

Mac Gregor était retourné à ses rêveries de conducteur et faisait de son best pour surmonter les indices d'inquiétude qui le gagnaient. Brusquement, au sortir d'une courbe assez raide, tout se transforma d'une manière extraordinaire : le terrain paraissait avoir été le théâtre d'un cataclysme de première grandeur tant il semblait brutalement tourmenté. Mac Gregor retint son souffle.

Les arbres si fièrement hauts non loin de là étaient tous enchevêtrés, abattus par une sorte de tornade gigantesque. Quelques troncs tendaient leurs moignons déplumés vers un ciel atone, pareils aux bras des affamés qui quémandent un bol de riz. Le sol, boursoufflé, faisait penser à une peau grêlée et pustuleuse. Certains rochers, malmenés par une espèce de force colossale se recroquevillaient, vaincus.

Mac Gregor éprouva le besoin d'emplir ses poumons d'air de pinède. Il n'inspira qu'une atmosphère fétide et sulfureuse dont encore jamais il n'avait connu les remugles. Il eut tout de suite le cœur au bord des lèvres.

Ses yeux s'écarquillèrent et sa bouche se ferma sporadiquement à la manière de celle d'un poisson qu'on vient de sortir de l'élément liquide. De loin en loin lui parvenait une rumeur sourde et menaçante. Une grosse goutte de sueur glissa le long de son échine, le faisant frissonner.

Il fallait coûte que coûte se prendre à brasse corps pour ne pas céder à la panique. Tout cela devait avoir une explication fort simple... mais l'angoisse qui l'étreignait lui prouvait qu'il se disait à lui-même des formules d'apaisement dont il ne croyait pas un traître mot. Tout au contraire c'était toutes les fibres de son instinct qui lui conseillaient de fuir au plus vite sinon...

La nuit tomba subitement, sans transition, pareille à un grand rideau qu'on baisse. Mac Gregor sut derechef qu'il avait manqué sa dernière chance de revenir en arrière. Aussitôt, il remarqua la pâle phosphorescence qui s'était levée sur les environs. Simultanément, un immense sentiment d'apaisement l'envahit tout entier mais il se mit en devoir de chercher les raisons qui le poussaient ainsi à abdiquer, tant ses propres émotions se dissociaient de sa personnalité. Était-il plausible que cet endroit de cauchemar ait été ravagé récemment par un incendie dévastateur ? Tout se justifiait à l'aide de cette hypothèse pas si fantastique après tout : les miasmes qui encombraient encore l'air et suscitaient cette manière de suffocation, ce silence épais comme de la poix et cette luminescence issue probablement d'emplacement où la cendre couvait encore quelques pierres surchauffées. Par quel miracle, cependant, la route avait-elle été préservée du feu ? Aucune branche n'en encombrait le tablier. Pas le moindre brandon n'avait été poussé sur cette voie à sens unique ...
A sens unique ! Les cheveux de Mac Gregor devinrent douloureux à la racine et cette fois-ci., il se sentit dominé par des événements prédéterminés, ce qui accrut encore cette propension à se laisser envahir par une confusion affreuse mais combien sereine. Il n'était pas d'habitude placoteux et ce n'était que rarement que les questions qu'il se posait émargeaient des banales préoccupations du journalier. Et ici, la résignation le pénétrait au plus profond de son être tout en lui dictant d'aller jusqu'au boutte sans en savoir plus, sans en connaître davantage.

L'obscurité était maintenant totale, mais il persistait une clarté blême qui s'échappait du sol, du ciel, de partout, nimbant toutes les choses d'un halo singulier fait d'hostilité et d'horreur rentrée.

C'est ainsi qu'il décela le château, présence maléfique plantée là dans la brume. Une attirance inexplicable le poussait à avancer dans ce paysage insolite. En un état second, il conduisait son véhicule, sa raison chavirant désormais semblable à une girouette folle par grand vent.

Il crut discerner à travers la vitre des tours pointues et quelques yeux plus clairs figurant des lucarnes. Mais ce tableau de cauchemar n'était-il pas surimposé dans sa tête plutôt que créé par quelque réalité saugrenue ? De son regard d'aveugle, il fouillait sans relâche les ténèbres claires. Et le château qui restait dans son champ de vision malgré les virages serrés qu'il se voyait contraint de négocier.

Mac Gregor appuya encore un peu plus sur l'accélérateur, pressé d'arriver à destination quelle qu'en soit l'échéance. Mais un phénomène étrange se produisit: la Chevrolet, au lieu de bondir en avant, ainsi qu'il est coutume grâce aux huit cylindres, ralentit. Il enfonça son pied plus fort au point de toucher le plancher. En vain. La Polara, mue par une force autonome et inconnue, n'obéissait plus à ses injonctions. Le découragement submergea l'homme. Il lâcha la pédale et s'écria : Je suis fret !, ce qui pour un québecquois signifie qu'il n'y a plus rien à espérer. Il se laissa donc conduire...

Un sentiment de malaise morbide l'étreignait. Des cris d'oiseaux nocturnes s'infiltraient dans la carrosserie malgré la climatisation qui soufflait doucement. En même temps, des bruits d'ailes griffues égratignaient le métal. Le château était là et Mac Gregor se fit la réflexion que c'était lui qui semblait le suivre. Les beffrois étaient vides et, cependant, chaque ouverture laissait entrevoir un trou de lumière. La route s'était rétrécie au point que les deux roues ne trouvaient plus la place nécessaire qu'en empiétant dangereusement sur les bas-côtés. A ce niveau, il eût été vain de tenter un demi-tour. Cette absurde randonnée allait vers son épilogue. Mac Gregor savait déjà au dedans de lui-même qu'on devait l'attendre non loin de là. D'abord que c'était de même, il n'avait plus qu'à se départir de toute velléité de s'en sortir autrement.

Le char eut quelques hoquets puis s'immobilisa. Son conducteur éprouva une forte impression de paix; il descendit docilement à terre. Le terrain, en forte déclivité, était entaillé par une rivière profonde qui entourait le château. Ce dernier, gigantesque, montait à l'assaut du ciel noir. L'orage grondait et les éclairs créaient une atmosphère d'apocalypse. Des réminiscences affluèrent du fond de la mémoire de Mac Gregor. Il revoyait son livre scolaire d'histoire et les légendes grecques; la rivière avec la fine brume qui s'en dégageait lui rappelait le Styx et il s'attendait presque à voir Charon, le passeur du fleuve des Enfers.

La pluie redoublait et Mac Gregor pensa que, quant à faire, il devait enfiler son imperméable. Il fouillait dans une grosse valise qui se trouvait dans le coffre quand il entendit un rire sardonique et la voix qui l'adressait :

– Laisse donc ça, Mac. Là où je t'emmène, la pluie n'existe pas.

Mac Gregor fit volte-face comme piqué dans le dos par un serpent. Il avait les nerfs à fleur de peau et se sentait maintenant fin prêt à déclencher un acte de violence. Mais ses intentions belliqueuses furent sciées net. L'homme le regardait avec, dans les yeux, une étrange lueur ironique. L'accoutrement suranné dont il était affublé semblait sortir d'une époque révolue. Mais il se dégageait de son attitude tant de détermination que Mac Gregor s'en vint bien vite rejoindre le plus total abattement. Le nouveau venu s'approcha d'un pas mécanique et son énorme patte se posa sur le bras de Mac Gregor. Ce dernier, non sans quelque appréhension apprit instinctivement qu'il eût été malvenu de résister à l'invite que lui formulait ce singulier personnage et, docilement, il le suivit. Jusqu'au bord du fossé dans lequel stagnait une eau noire et sirupeuse. Une barque était mouillée là et paraissait attendre.

Mac Gregor sentit la peur le gagner, une peur épidermique et pernicieuse qui l'imbibait littéralement. Ce fossé devint pour lui l'ultime limite à franchir pour passer de la vie dans l'ailleurs et tout son être se crispa en proie à un désir désespéré d'échapper à un destin mortel tout tracé.

Sans effort apparent, l'inconnu le poussa dans l'embarcation et à l'aide d'une perche se mit à touiller le chenal. Des bruits furtifs s'échappaient de dessous la coque, pareils à des frôlements ignobles de monstres aquatiques. La muraille à pic se dressait vers le ciel noir, fermé, sans espoir. La noirceur s’installait tranquillement. Une sensation de calme et de domination baignait tout l'endroit. Le courant glissait silencieux et nauséabond.

La grande bâtisse limitait le champ de vision et écrasait de son ombre Mac Gregor et son convoyeur. Une omniprésence subtile flottait alentour, issue de nulle part.

La coque en bois racla dans la boue et la barque s'immobilisa.

L'énergumène fit passer Mac Gregor devant lui et, par un dédale de couloirs mal éclairés, ils gagnèrent une salle immense où se tenait, semblait-il, une séance. Les murs luisaient ; peut-être sous l'action d'une humidité malsaine ?

Mac Gregor compta les individus qui lui faisaient alors face ; ils étaient douze et avaient tous de vilains visages émaciés. Ils lui firent penser à un jury. Mais pour quel procès ? Mac Gregor eut une dernière pensée pour assimiler toute cette mise en scène à une farce incroyable qu'on lui jouait. Il s'apprêta à parler quand un de ses interlocuteurs se leva, dans son habit de feu:

– Tu es en retard Mac Gregor. Néanmoins nous t'attendions et sommes prêts à te juger.

On retrouva le corps coincé dans la grille à l'entrée de la station d'épuration, au nord-est de Montréal. Quelle sinistre conjonction de circonstances avaient amené ce paisible citadin à venir jeter sa voiture dans l'un des gigantesques bacs à décantation en empruntant l'unique voie d'accès : un sentier étroit et en pente en l'occurrence et, surtout, à se noyer dans le cours du plus gros bras de l'égout principal ?

Interrogé, le gardien de la station, un colosse de plus de six pieds quatre pouces, reconnut ne rien avoir remarqué ce soir-là d'anormal. Il est vrai que parfois il amenait une bande de copains dans la grande salle de pilotage des vannes et certaines mauvaises langues insinuaient qu'alors on consommait une quantité astronomique de bouteilles de bière Molson…

Michel GRANGER

Inédit, 1972
Dernière mise à jour : 12 novembre 2010


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