icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Les cris

Au début, ce ne fut qu'un tout petit bruit, un léger bourdonnement. Joseph n'y prit pas garde et crut à quelque mauvais courant d'air dans l'oreille. Au bout de deux jours, certes le bourdonnement avait cessé, mais à la place, il y avait une tonalité lancinante qui lui parvenait tous les quarts d'heure. Le son semblait issu d'une autre dimension tant ses modulations étaient bizarres, à mi-chemin entre le soupir de la lyre et la plainte du violon. Mettant le tout sur le compte d'une migraine, Joseph avala quelques cachets d'aspirine.

Contre toute attente, le mal, au lieu de s'atténuer, au contraire devenait de plus en plus régulier et de plus en plus net. Dès le quatrième jour, Joseph comprit qu'il était la proie d'une hallucination auditive. Ce qu'il percevait avait gagné en intensité et c'était des lamentations d'une voix humaine qu'il croyait entendre maintenant. Au début, il les avait confondues avec les accords d'un instrument de musique, car les appels étaient étouffés, comme séparés de lui par une très grande distance. A pré­sent, soit la source émettrice s'était rapprochée, soit le volume s'était amplifié, et, dans un cas comme dans l'autre, cela l'effrayait. En effet, Joseph avait beau pren­dre sa voiture et rouler pendant une centaine de kilomètres, le son ne le quittait pas, accroché à ses tympans et toujours aussi proche. On aurait dit que ces voix fai­saient partie intégrante de son être parce que personne d'autre ne semblait les percevoir. Il était le seul auquel parvenaient ces cris et comme bientôt il eut la certitude qu'il s'agissait de signaux de détresse, cet état de fait commença à l'é­pou­vanter.

Bien vite les cris devinrent insupportables, déchirants et ils montèrent d'octave en octave. Parfois ils duraient jusqu'à trois bonnes minutes. Si c'était vraiment une personne humaine qui exhalait ces plaintes, celle-ci devait, sans aucun doute, être en grand péril.

Joseph luttait pour ne pas sombrer dans la folie. Sa tête devenait lourde et le repos toujours plus difficile à trouver tant il redoutait les gémissements. Quand, après une période d'accalmie, ils l'atteignaient à nouveau, il devenait sourd à tout ce qui l'entourait. Une personne en conversation avec lui mangeait subitement chaque syllabe. La ville en activité passait à l'arrière plan et il risquait constamment son existence dans les dangers de la circulation devenus désormais encore plus traîtres et perfides. Sa vie ne pouvait plus garder son cours régulier et paisible. Les échel­les de valeur étaient faussées, plus rien ne revêtait d'importance, sinon que le son plaintif n'allait pas tarder à arriver et il le redoutait à tout moment du jour et de la nuit.

Après une semaine, l'état de Joseph était proche de l'épuisement. Le sommeil ne le visitait plus que rarement. A part dans quelques assoupissements épisodiques, l'obsession ne le lâchait pas. Et les appels l'émouvaient au plus profond de son âme. Ils avaient atteint leur paroxysme en intensité et le transperçaient de part en part. Quand ils débutaient et si Joseph se trouvait au dehors, il courait se réfugier entre quatre murs ; mais en vain, les cris le poursuivaient. Ils étaient dans sa tête.

Peu à peu l'infortunée qui clamait ainsi sa détresse se fit mieux connaître. C'était une femme et elle demandait l'aide d'un homme, l'aide de Joseph.

Pour échapper à cette emprise diabolique, il décida donc de partir à sa recherche et de la secourir. De plus, en localisant l'origine de son trouble, il pourrait peut-être en guérir. Sa décision fut prise à la manière du naufragé qui opte pour la planche la plus large en vue d'un problématique salut. Et l'exploration commença.

Hélas, de quelque côté qu'il allât, les cris ne se modifiaient aucunement Pendant plusieurs jours, Joseph erra sans résultat lorsque finalement le miracle survint.

Il se trouvait dans un champ tout près d'un chêne centenaire quand les appels retentirent avec une netteté bouleversante. Joseph détourna la tête, le bruit s'es­tom­pa quelque peu. Une bouffée d'espoir l'envahit : pour la première fois, il savait de quelle direction on lui envoyait ce message d'angoisse. Tout recouvrait un habit commun puisque le phénomène se mettait à obéir aux lois classiques de la physique. Joseph fit un pas dans le sens approprié. Et à son grand bonheur, il sut qu'il s'était rapproché du lieu où, depuis des jours, quelqu'un l'attendait. Dès ce moment, les appels furent continuels. La malheureuse sentait que Joseph pro­gres­sait. La déclivité du terrain lui cacha bientôt toute la ville. Parfois, il devait con­tourner un obstacle et, celui-ci passé, il renouait avec les vibrations sonores comme un chien retrouve une piste. Joseph oubliait sa douleur car, à mesure qu'il avançait, une inexplicable surexcitation le malmenait. La tragédie le prenait à la gorge. Il était maintenant plein de pitié pour celle qui l'appelait et il volait à son secours sentant que lui seul au monde pouvait la sauver.

Joseph arriva devant une grotte à l'entrée camouflée par un taillis d'arbustes. Mani­fes­tement, personne n'avait encore osé l'explorer et, tout d'un coup, les cris se tu­rent. Un silence pesant s'ensuivit. L'homme eut peur d'être en retard et, oubliant tou­te prudence, s'engouffra dans les ténèbres vers celle qui depuis des jours l'at­tirait.

Il la trouva au cœur de la grotte, belle et inondée de lumière, son corps gracile enveloppé d'une longue robe transparente. Ses cheveux étaient ramenés sur la nu­que en un savant chignon et elle souriait, souriait. Joseph s'apprêta à lui prendre la main. Elle était froide comme le marbre.

La jeune femme était morte et le sourire figé qui illuminait ses traits témoignait du fait qu'elle avait quitté ce monde heureuse et satisfaite. Joseph voulut la prendre dans ses bras pour la sortir de ce lieu de souffrance. Mais d'où émanait cette lu­miè­re irréelle ? Il se retourna...

Lorsqu'il vit, sa raison chancela.

La terreur le submergea littéralement, jamais humain n'avait posé son regard sur une chose pareille. Cela dépassait tout ce que l'on pouvait imaginer. Hideur et ré­pugnance se mariaient en un tout démoniaque. Il était difficile de fixer la mons­truo­sité sans éprouver un irrésistible désir de hurler. Et elle approchait, approchait...

La bouche de Joseph s'ouvrit, laissant échapper une folle vague de terreur mêlée d'un pathétique appel au secours.

Il n'avait plus que l'espoir d'être entendu à son tour et d'être délivré comme il l'avait fait pour la belle inconnue.

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 11 octobre 1987
sous le titre Disparition (pour les puristes).
Dernière mise à jour : 30 janvier 2011.


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