icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

La corde du pendu

Philippe sortit du cinéma troublé : le film qu'il venait de voir était bouleversant. Depuis longtemps, sa petite salle de projection de quartier n'avait présenté quelque chose d'aussi valable. Pour une fois, ce n'était pas le western usé, ni le comique archi-connu inapte à faire rire quiconque. Force était de reconnaître que le spectacle d'aujourd'hui était un petit chef d'œuvre dans son genre. Philippe se demanda pourquoi ce long métrage n'avait reçu aucun prix aux divers festivals. A son avis, O'Arbour aurait mérité le Lion d'Or. L'histoire était simple, sobre et inquiétante : les derniers moments d'un condamné à mort n'ignorant rien de ce qui l'attend, l'heure fatidique, l'agonie si ses vertèbres cervicales n'étaient pas brisées sur le coup, la durée maximum de survie... Les sentiments étaient dépouillés avec un réalisme hallucinant et l'analyse psychologique du futur pendu se révélait fascinante, tant le thème de la mort était abordé d'une façon nouvelle et peu orthodoxe.

Il faisait encore beau et chaud en cette fin octobre magnifiée par un automne tardif finissant. Philippe rentra chez lui à pied. Il eut le temps d'apercevoir trois avions aux feux clignotants en passe d'atterrir à Dorval, avant d'atteindre la rue Maréchal. Un petit frisson d'appréhension lui monta dans le dos, tandis qu'il s'engageait entre les immeubles mal éclairés. Les voitures stationnées, aux formes ramassées, évo­quèrent pour lui des monstres tapis. Il accéléra le pas. Décidément, ce film l'avait remué plus qu'il n'osait le laisser paraître. Une fois son appartement réintégré sans encombre, il poussa un soupir de soulagement en allumant la lumière et chassa par là même ses fantasmes.

Après un petit dîner léger, Philippe s'apprêta à aller au lit. Ce soir-là, impossible de fixer son attention sur autre chose que les réminiscences du film. A croire que le sort de ce proscrit condamné était devenu d’une importance vitale pour lui. Il se sentait inexplicablement concerné. Comme si c’était un parent proche…

Philippe prit un livre et se mit à le feuilleter machinalement. Il se surprit à parcourir des yeux plusieurs fois le même paragraphe sans prendre conscience de son contenu. Toujours son esprit revenait au même problème de la destinée écourtée de ce prisonnier regardant la mort en face... Pourtant qu'importait donc ce drama­ti­que récit, traité certes de main de maître, mais manifestement de pure fiction.

Philippe referma son livre et, derechef, se replongea dans ses pensées.

Etait-ce bien une injustice ? L'aboutissement fatal d'une erreur judiciaire ? Tout por­tait à le croire. L'homme avait-il payé pour un autre plus malin qui avait su lui faire coiffer le chapeau ? La cagoule de pendu, en l'occurrence. Dans ce cas, c'était af­freux ! Oh et puis qu'en avait-il à faire vraiment ? Allé au cinéma pour se détendre, voilà que, depuis qu'il en était revenu, son esprit entrait en ébullition. Il s'obnubilait sur un problème qui, à première vue, ne le concernait aucunement et au sujet du­quel il n'avait jamais manifesté un intérêt particulier ; pourtant ces pensées pro­fondes lui étaient maintenant étrangement familières. Non, en fin de compte, le cinéma de quartier aurait mieux fait de programmer quelque insipide remake. Au moins, celui-ci lui aurait laissé l'âme en paix.

Il se cala sur l'oreiller et tâcha de trouver le sommeil. Mais ce dernier fut long à venir et, aussitôt, il sombra dans la phase onirique...

Philippe était à l'étroit dans sa cellule et fatigué de tourner en rond tel un fauve en cage, ou plutôt comme un enfant hyperactif ; las de s'escrimer à déchiffrer les messages cachés dans les graffitis constellant les murs de sa cellule. En plus, il y avait le gardien, prototype même du bourreau tourmenté par le côté morbide de sa tâche, avec sa tête d'enterrement et le besoin perpétuel de compatir au sort fatal de son pensionnaire. Qu’on le laisse donc en paix, attendre l’échéance…

En vérité, perdre le vie ne lui faisait pas peur. La sienne n'avait été pour lui qu'une succession de déboires et de déceptions. Ayant du mal à s'intégrer dans la société actuelle, il avait appris à ne rien recevoir des autres.

Il était le citoyen moyen par excellence, sans histoires, sans ambition, mais aussi sans garanties. Celui dont on pouvait s'attendre à tout. Justement au pire : un crime sans mobile, par exemple. Et puisque le destin l'avait choisi pour assumer le pour­centage de la statistique, ne devait-il pas payer pour tous les impunis ?

Il fallait bien que la société se donne bonne conscience en condamnant des faux coupables afin de décourager les vrais ! Même si, plus tard, quand la vérité trans­pa­raîtrait d'une manière ou d'une autre, on aurait toujours beau jeu de dire dans un réflexe de déculpabilisation : pourquoi donc ne s'était-il pas défendu avec plus de fougue, de passion ? Pourquoi n'avait-il pas clamé plus fort son innocence ? Refrain connu que l'on ressert à chaque fois que la justice humaine est prise en flagrant délit de compensation inavouable face a la rouerie toujours grandissante des cri­mi­nels. De tout cela Philippe était parfaitement conscient. Trop même !

Il prit sa cuillère et se mit à gratter le mur. Ainsi prit forme, dans le plâtre, la silhouette d'un pendu dans ses moindres détails. Quand il eut terminé, il contempla son œuvre et jugea qu'il lui manquait quelque chose. En gravant chaque lettre mi­nu­tieusement, il ajouta son testament : « Je lègue ma corde à mon copain, celui de la cellule 103 au fond du couloir. Dieu fasse qu'elle lui porte bonheur... ».

Il était 5 heures quand on cogna à la porte de son box. Des coups ni trop solennels ni trop discrets mais selon un rituel qui ne prêtait à aucune équivoque. La clef fut enfoncée bruyamment dans la serrure et le gardien entra, regard fuyant, ac­com­pagné de l'aumônier.

Philippe s'éveilla en sursaut et fulmina contre le pochard qui venait troubler son repos à cette heure indue. Il enfila son peignoir, ses pantoufles et alla ouvrir en grom­melant à chaque fois que les importuns croyaient bon d’insister sans mé­na­gement.

Deux hommes tout de noir vêtus et à la mine austère étaient là lui barrant la route en direction de l'escalier. Philippe leur demanda ce qu'ils voulaient.

– Nous venons vous chercher. Vous savez pourquoi, n'est-ce pas ?

Philippe s'excusa de ne pas les avoir reconnus et il les fit patienter une minute. Quand il fut de retour, il était habillé et tenait à la main une valise de cuir.

– Je vous suis, leur dit-il, mais c'est une erreur...

Michel GRANGER

Publié sous le titre "Fatalité"
in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche
du 23 octobre 1988.
Dernière mise à jour : 11 février 2011.


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