icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

La conquête du temps


Des deux côtés de l'Atlantique, on s'excitait fort sur la découverte de Paolo Gribaldi. Ce chercheur suisse avait fabriqué un tube de quelque dix centimètres de diamètre et long d'une centaine de mètres, dont la paroi intérieure était agencée de manière à recevoir des miroirs de taille et d'inclinaison variables à volonté. Une certaine flexibilité de l'ensemble permettait d'obtenir un tube plus ou moins courbé, à la demande.

Gribaldi étudiait l'action de la réfraction sur la propagation de la lumière. Les appareils les plus modernes, les plus sensibles, lui permettaient des mesures d'une précision extrême. Grâce à des fenêtres pratiquées le long de la paroi du tube, il pouvait suivre le cheminement du rayon lumineux qu'il lançait à une extrémité. Il s'était ainsi aperçu que, plus l'angle d'incidence avec le miroir était grand, plus la vitesse de la lumière était freinée, comme si le fait de rebondir ralentissait sa course. Par contre, chose curieuse, il lui semblait qu'en réduisant cet angle, à partir d'un certain degré qui restait à déterminer, au lieu d'être ralentie, la lumière était accélérée, un peu comme quelqu'un qui dérape sur la glace. Oh, c'était infime, mais quand même...

Des tubes « gribaldiens » virent le jour un peu partout. Arriver à varier la vitesse de la lumière faisait rêver tous les savants. Grâce à des techniques de fabrication, puis de manipulation, de plus en plus raffinées, on put effectivement voir jaillir d'un tube américain un rayon lumineux un rien pressé.

Mais ce fut Paolo, encore, qui eut l'idée de génie : il courba son tube jusqu'à en faire un tore, une espèce d'énorme bague creuse. Ainsi, le rayon lumineux qu'il lançait, repassait à son point de départ. En jouant sur l'inclinaison de ses miroirs, de glissades en dérapages, il réussit à le voir revenir à une vitesse supérieure à celle de son lancement. Et, un beau jour, il relança un deuxième rayon au moment exact où le premier revenait ; cela donna une impulsion supplémentaire à son éjection ; la vitesse initiale de ce deuxième rayon étant plus grande, il boucla son tour de tube encore plus vite. Imaginez les prodiges de virtuosité, de précision, qu'une telle entreprise demandait. Paolo releva le défi et entreprit d'établir record sur record. De temps en temps, une maladresse, un manque de coordination, brisait l'élan de son rayon. Qu'importe, il recommençait : « Plus vite ! Encore plus vite ! ».

Ce soir-là, hypnotisé par son appareil, il eut tout à coup une vision curieuse. « C'était, raconta-t-il plus tard, comme si je voyais un film à l'envers ». Le tube se démontait élément par élément. Affolé, Paolo coupa vite toute source d'énergie. Tout reprit sa place.

Et il se mit à rêver. Parbleu, il avait inventé la machine à remonter le temps puisque, d'accélération en accélération, le rayon lumineux arrivait avant d'être parti.

Là encore, ce fut la fièvre dans tous les laboratoires du monde.

Bien entendu, les Américains, investissant des sommes et consentant des efforts énormes, parvinrent les premiers à concrétiser le rêve gribaldien. Un tube gros comme un camion, long de plusieurs kilomètres, abrita un jour une cabine où prit place le premier « temponaute » de l'histoire. Ce ne fut qu'un saut de puce dans l'éternité. Pourtant, Tim Spencer avait pu assister à la conférence de presse qu'il avait tenue lui-même l'avant-veille de son départ en présentant son projet et son appareil.

Les expériences se multiplièrent. Très dépendants, les premières fois, des manipulateurs extérieurs, les « temponautes » purent bientôt prendre en main leur propre aventure. Ils prospectaient de plus en plus loin. Grâce à des techniques extrêmement imaginatives, on arriva à stabiliser la cabine intemporelle en un moment précis. Les « temponautes » purent en sortir et vivre le moment présent, au milieu des « autochtones de l'instant » – formule due à Michel Engrange, le premier Français à avoir tenté l'aventure. Des incidents, quelques drames, marquèrent cette conquête du temps. Ainsi, embarqués à bord d'Extempis IX à l'initiative d'historiens qui ergotaient sur les positions réciproques des armées allemandes et françaises à la bataille de Verdun, Walter Braun et Jules Guidon ne revinrent pas du bombardement sous lequel ils débarquèrent. Ainsi, Patrick Bryan put découvrir, au cours d'un reportage sur la Guerre des Deux Roses, qu'il n'était pas le descendant qu'il croyait être du premier magistrat de York ; un soudard gallois était passé par là.

Après les historiens, ce furent les préhistoriens qui demandèrent des expéditions. Eux aussi voulaient en savoir plus sur la guerre du feu, et sur Lucy. Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Les questions fondamentales pouvaient peut-être enfin connaître des réponses.

Et puis vinrent les géologues…

Les expéditions étaient de plus en plus lointaines, de plus en plus hasardeuses, mais de plus en plus passionnantes.

Un beau jour, Serguei Kristof, Lee Hong-Wu, Stephan Ramsen, accompagnés des vœux du monde entier, embarquèrent à bord d'Extempis XV : destination, le plus près possible du Big Bang. Ils étaient déterminés mais fort inquiets à la fois car ils étaient inaptes à situer la limite de leur expédition : « savoir jusqu'où on peut aller trop loin », selon la formule fameuse.

Ils étaient décidés à ramener le maximum d'informations en faisant diverses étapes dans leur course vers le point zéro. Mais ils s'aperçurent bien vite que les arrêts, au moment des grands bouleversements géologiques, présentaient des dangers effroyables. Ils décidèrent donc de ne plus s'arrêter avant ce qu'ils estimeraient être le point zéro + 1 ou 2.

Les trois hommes étaient de véritables aventuriers. Ils se laissèrent entraîner par leur fougue. Peut-être aussi, y eut-il une erreur de calcul ? Quand ils voulurent stopper, il était trop tard : ils dépassèrent le Big Bang.

La déflagration les enveloppa mais ne leur fit aucun mal car ils n'étaient déjà plus dans le moment présent. Ils étaient au-delà. Et au-delà, c'était quoi ?

Ils stoppèrent leur machine et en sortirent...


Ils se retrouvèrent flottant dans une atmosphère moite ; la lumière était douce et avait une couleur rosâtre. Ils essayèrent de se parler mais aucun son ne sortit de leur bouche.

Ils se regardèrent figés dans leurs combinaisons blanches, étonnés de ce qu'ils découvraient au delà du temps zéro.

Autour d'eux, tout était rose et silencieux. Tout à coup, Serguei Kristof fit des grands signes : il montrait quelque chose au-dessus d'eux. Ils levèrent la tête et découvrirent une forme noire...

Elle était immobile, et il émanait d'elle un rayonnement étrange. Sans même se concerter, les trois hommes répondirent à son appel et se laissèrent dériver vers elle. Une force invisible les entraînait.

Stephan Ramsen avait d'abord cru que c'était une sphère, mais c'était plutôt un œuf. Il était immense, au moins deux fois la taille d'Extempis XV, sa couleur noire semblait vouloir absorber toute la lumière ambiante.

Ils étaient tous les trois très proches maintenant. Stephan ne pouvait quitter l'œuf des yeux, il était comme hypnotisé. Une seule chose comptait pour lui : arriver vers cet œuf sombre pour satisfaire l'appel de plus en plus puissant qui résonnait dans sa tête : Viens ! Viens te fondre en moi !

Ses deux compagnons, légèrement en retrait, semblaient subir le même attrait. Stephan essaya d'accélérer son déplacement mais ses gesticulations ne changèrent rien à sa vitesse. Il continua à dériver au ralenti porté par un véritable courant.

Encore quelques centimètres et ça y est, il va la toucher. Sa main s'approche, mais elle ne rencontre que le vide ; il s'enfonce à l'intérieur de l'œuf, son avant-bras suit puis tout son corps, et c'est l'extase. Une extase telle qu'il n'en a jamais connu, et il comprit...

Il comprit qu'il était le nouveau Temps, le nouvel Univers. Dans une immense explosion, l'œuf commença à se scinder d'abord en deux, puis en 4, 8, 16...


Louis-Armand DIONNET, Michel GRANGER, et Richard MAIRE *

Publié dans Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 17 juin 1990 jusqu'au .
Dernière mise à jour : 13 mai 2013.

* A cette époque, avec l’aval du journal, j’avais publié un certain nombre de textes dits « ouverts » en ce sens que leur chute, soit ne me satisfaisait pas, soit n’existait même pas, comme pour celui-ci.

Avec un appel aux lecteurs intéressés de me soumettre une fin originale. Parmi ceux-ci, l’un serait récompensé qui écrirait le meilleur épilogue, à mon sens.

J’avais pour ce texte reçu 2 réponses dont celle de Richard Maire, de Montceau-les-Mines, qui s’était vu recevoir un exemplaire du recueil de nouvelles :
Après dissipation des brumes matinales, rassemblées par Le Manège du Cochon Seul, de Nevers (Editions Aleï, Dijon), où figurait ma nouvelle : "Le Sosie".

L’autre fin de texte m’avait été proposée par Jean-Michel Millereau, de Chagny. La voici ci-dessous.

Michel GRANGER


Ils stoppèrent leur machine et sortirent cherchant désespérément où ils pouvaient se trouver. Mais, trop émerveillés, leur esprit scientifique prit le dessus et ils découvrirent que le Big Bang était une théorie exacte, tout se déroulant comme prévu.

Eblouis par cet univers naissant, ils se laissèrent aller à la contemplation. Succinctement, ils prirent conscience qu’ils ne voyaient pas seulement le Big Bang mais toute la suite de cette cosmogénèse qui se déroulait devant eux comme un film accéléré. Chose étrange, leur machine à voyager dans le temps était arrêtée.

De l’explosion primordiale à la gestation des systèmes solaires, des planètes bombardées de météores, vint ensuite l’atmosphère et les pluies diluviennes. La vie apparut, depuis les mammifères marins aux dinosaures jusqu’à leur étrange disparition maintenant évidente, sortie du génie de Jacques Bergier. Et enfin, la vie intelligente fit son apparition. Les temponautes eurent une pensée bienveillante en entendant le petit ronronnement des caméras qui filmaient ces spectacles d’un temps révolu.

Et l’idée qui s’insinuait en eux explosa. De toutes ces images qui défilaient, une seule pouvait les conduire à une telle moisson de connaissance, une chose tellement petite et grande à la fois car elle contenait même le temps.

Le mot jaillit de la bouche des explorateurs temporels : « ALEPH ».


© Michel Moutet, 2014
INTRODUCTION
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