icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le cobaye

Je ne suis pas particulièrement pleurnicheur de nature. Au contraire, on m'attribue même souvent une dose de courage non négligeable. Pourtant, dans la cir­cons­tance présente, j'ai du mal à me montrer optimiste.

Et pour cause.... je suis en prison !

D'aucuns penseront de cet état de chose, que je l'ai mérité. On n'incarcère pas un être sans raison. Il est parfois prudent ou même indispensable de retirer de la circulation un élément perturbateur, d'enfermer un délinquant, d'écrouer un criminel. Je n'ai rien à voir avec tous ceux-là. Je ne suis pas mis au ban de la société ; à vrai dire je suis même considéré comme un héros. Je suis là pour servir la science, je suis là pour le progrès de l'homme....

Ma cellule n'est certes pas un in-pace ; c'est une pièce aseptisée, l'air y est con­ditionné, climatisé et soigneusement renouvelé à heures fixes. Incorporés dans la cloison, des instruments d'aspect très complexe montent la garde. Ils ont pour mission de vérifier à tout moment qu'aucun microbe et autre agent pathogène ne pénètre dans ce sanctuaire. De nombreux appareils me cernent ; comme les do­mestiques mitonnent le maître généreux, ils ont de multiples fonctions, mais qu'un seul but: m'éviter le moindre effort. Afin d'épargner toute fatigue à mes muscles, on me maintient dans une espèce de léthargie corporelle. Seul mon cerveau est libre, libre de fonctionner sans entrave et... il fonctionne trop.

J'en arrive à considérer ma condition avec aigreur. J'abhorre cette époque où le progrès scientifique piétine les libertés de conscience. Où les fusées polluent l'air de notre précieuse atmosphère avec une désinvolture toute inconsidérée. Où les hom­mes, non contents de vivre et de tuer, tentent de pénétrer au cœur même de leur essence.

Pauvre de moi ! Dans quelle galère la création m'a-t-elle embarqué ?

Un train d'ultrasons est venu mettre un terme à mon sommeil. J'ai ouvert un œil en personnage qui sait ce qui l'attend. Mon regard est allé buter sur le mur d'en face pareil à une mouche qui se heurte à un carreau. Un tuyau plastifié est apparu tel un rat qui sort de son trou. La nourriture m'est livrée sous forme de pâte grumeleuse, directement assimilable par mon organisme afin de ne point mettre à l'épreuve mon système digestif. Ces aliments sont insipides mais je les absorbe malgré tout, car, tapi au fond de moi, se terre l'impossible espoir de vivre à nouveau libre...

Deux fois par jour, c'est la même chose. Le tube se dandine avec une grâce rep­ti­lienne, puis vient se placer à hauteur de ma tête. Je n'ai plus qu'à aspirer la bouillie nutritive.

Le moindre exercice physique m'est absolument interdit, aucune toxine musculaire ne doit obliger mon organisme à réagir, à perdre une once d'énergie ; que je le veuil­le ou non, je suis comme un coq en pâte.

Et dans ce cocon, on espère qu'en m'évitant ainsi toute peine, je dois prolonger ma vie au delà de tout ce qu'un gérontologue peut rêver. Je suis chargé d'une mission : celle de vivre et surtout de survivre.

Je sais que pour l'heure, je bénéficie d'un assez long répit. Jusqu'au repas de midi. Mais la relâche, n'est-ce pas le pire? J'ai fermé les yeux et des pensées ont pénétré mon cerveau de robot conditionné. Oui, ils ont fait de moi un robot à la mécanique si bien lubrifiée, aux connexions si précisément jointes, que même le temps ne peut m'atteindre. Ils ont oublié que pour s'adapter complètement il faudrait ne jamais avoir vécu ailleurs.

Ailleurs ! Le mot évoque pour moi mille féeries. Ailleurs, c'est le doux murmure d'un filet d'eau qui serpente entre les cailloux, c'est la lénifiante chaleur du soleil qui glisse en vous comme un fluide exquis. Ailleurs, c'est surtout un chapelet de nuages qui jouent à pousse-pousse devant l'azur sans fin, les monts qui, dans la brume, se confondent avec l'orage qui vient.

Ces évocations réveillent en moi la nostalgie du temps passé. Je me remets à penser à ce qui, naguère, me faisait vivre. Avant, j'étais allant, fougueux, j'ap­pré­ciais la vie à sa juste valeur, j'avais un but. Je voulais fonder une famille heureuse.

J'aimais un être charmant avec de beaux yeux noirs, vifs, intelligents. Elle était ra­cée, fine, elle seule savait me comprendre, me transmettre une douce sérénité et être tendre avec moi. J'éprouvais un amour fou pour elle et je ne croyais jamais devoir la quitter.

Hélas ce bonheur infini est perdu à tout jamais. Je sombre petit à petit dans une torpeur maladive. Mes yeux sont constamment voilés d'une mince pellicule de mé­lancolie qui déforme même mes rêves.

Tout d'un coup, je suis dans une grande forêt où des arbres centenaires m'abritent de leur abondant ombrage. Une odeur de résine flotte, une odeur indescriptible, enfin... exactement celle qui baigne les bois quand les gouttes de rosée scintillent comme des perles.

Mon cœur s'est mis à bondir à la manière d'un oiseau qu'on tient entre deux mains en coquille. Mes nerfs se tendent, je cours, je cours... Elle aussi folâtre joyeusement en une course sinueuse et délectable à mes côtés.

Au tréfonds de ma gorge sourd une plainte contenue qui enfle, monte, déborde en un cri de détresse.

Multiples fois, mille rayons m'ont transpercé, cherchant à localiser les raisons phy­siques de cette apathie qui s'est abattue sur moi. Mille prélèvements, mille analyses ont été effectuées. En vain ! Tous leurs appareils ne pourront jamais déceler le mal qui me mine, moi seul en suis conscient, moi seul sais que mon chagrin m'emporte irrésistiblement vers la fin de mes souffrances et que chaque minute que je respire n'est qu'un long sanglot.

Tout se mêle en une inéluctable monotonie, en un spleen permanent, sans espoir, sans lueur. Je suis enterré vivant.

La lumière synthétique qu'on distille à mes yeux larmoyants a brûlé mes cellules, ou alors mes yeux se sont retournés en dedans de moi, car je ne vois plus désormais qu'un fourmillement d'épingles qui s'enfoncent dans tous les azimuts.

Je laisse mon cœur gonflé par le malheur et l'impuissance attendre impatiemment la délivrance du dernier spasme.

Mon repas coule, s'infiltre entre mes dents, mais je le rejette. Le liquide nourricier, blanc, pulpeux, écœurant, s'accumule sur ma face. Il commence à me clore les yeux que je ne rouvrirai sûrement jamais. Mais je perçois toujours sa fragrance, mon odorat restera mon dernier sens valide. Il est tellement lié à mon instinct qu'il ne veut partir qu'avec lui et non le précéder.

L'attente ne sera pas longue. D'ailleurs je sens,... je sens... je...

Une main métallique et articulée a saisi le cadavre à bras le corps et d'un mou­ve­ment lent, elle l'a tiré à elle. Un volet s'est fermé sur les griffes qui s'enfoncent dans le fin pelage du cocker mort.

Michel GRANGER & Jacques CARLES

Publié intialement in Atlanta, février 1967.
Republié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 15 mai 1988.
Dernière mise à jour : 16 décembre 2010.


© Michel Moutet, 2017
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