icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

La Chose

Au fil des jours, la Chose éprouvait mille sensations nouvelles. En premier lieu, il s'était agi d'un sentiment complexe d'existence. La vie était entrée en elle d'une manière inéluctable. Progressivement, elle avait appris à être, sans transition ni intention d'ailleurs. L'essence même de tout un monde l'avait choisie pour jouer un rôle.
Au terme d'un lent processus, l'inconscience l'avait quittée. Puis, soudain, elle avait eu l'impression d'être à l'étroit. Sans savoir pourquoi, elle avait la conviction qu'aucune lumière ne lui parvenait. Le milieu dans lequel elle baignait, était confiné, tiède, irréel. Impossible de se manifester de quelque manière que ce soit. Impossible de créer un pseudopode... Rien que la faculté dérisoire d'émettre une pulsation dont elle ignorait la portée du moment qu'elle demeurait sans réponse.

Le temps passait. Du moins, par une brumeuse conscience de durée, la Chose se savait le centre d'une lente mais profonde évolution. Ce n'était pas à proprement parler une métamorphose ; à mesure que la perception se précisait, elle devenait son bien. La Chose s'enrichissait constamment d'éléments qui devaient lui appartenir depuis le commencement mais dont elle ne devenait réceptrice que par intermittence. Chaque partie de son être semblait vouloir se révéler à elle et tout ceci se faisait suivant une loi naturelle impossible à transgresser où la complexité se révélait graduellement par un phénomène d'accoutumance.

Bientôt un sentiment de douleur vint troubler la quiétude lénifiante dans laquelle la Chose stagnait tout entière. Douleur égale sensibilité existentielle dans son acception propre. La Chose était puisqu'elle souffrait. Elle connaissait le plaisir du moment que le mal cessait et aussi le découragement lorsque ce dernier persistait, lancinant. Certaine de ne plus être un objet, elle découvrit l'incertitude d'ignorer ce qu'elle était. Cette opposition de deux concepts si proches et pourtant si différents troublait sa conscience au point qu'elle en avait oublié où elle était, d'où elle venait et ce qu'elle faisait.
Dans les moments d'apaisement, elle jouissait d'un ineffable bonheur dont elle n'aurait jamais voulu s'extraire. Cependant, un spasme mettait fin, à la minute où elle s'y attendait le moins, aux mille félicités qui l'imprégnaient, effaçant du même coup la satisfaction de vivre cette vie si mal définie.

Les jours se succédaient sans que la Chose ne connût la mélancolie. En fait, elle ressentait confusément la certitude d'être le siège d'une gestation sans qu'elle n’en appréhendât ni le but ni l'échéance. Elle était encore trop neuve pour analyser à la fois son sort et sa fonction. Ses facultés se bornaient à une connaissance animale, à un besoin de survivre, à une nécessité d'attendre ce qui ne se précisait pas.
Enfin, vint l'éclosion, un mélange de souffrance et de béatitude dans lesquelles elle sombra, inapte à résister.

Hélène sentit que l'instant était arrivé.
Henri l'emmena à la maternité. Deux heures après, la Chose était parmi les hommes.

Michel GRANGER

Inédit.
Dernière mise à jour : 24 décembre 2010.


© Michel Moutet, 2017
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