icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Ceska

Armand trouvait son appartement bien grand, bien vide, depuis la disparition de Claire, son épouse. Et pourtant, l'avait-il souhaitée cette mort pour la malheureuse com­me une délivrance de ce mal inéluctable qui la rongeait et la faisait hurler de dou­leur et de désespoir quand il n'était pas sensé être là pour l'entendre...

Parfois, il se prenait même à s'accuser de ce grand malheur trouvant toujours de bonnes raisons de croire qu'une maternité aurait peut-être permis à Claire d'échap­per à ce cancer du sein.

Il en était là de ses sombres réflexions, dans la pénombre du jour finissant, lorsque Ceska, d'un bond, sauta sur ses genoux en un mouvement souple, se lova en rond le nez enfoui dans la fourrure sombre de sa queue ébouriffée. Il porta la main sur la chatte et reçut en plein visage l'expression indéfinissable de ses grands yeux verts lumineux tels deux émeraudes posées sur un écrin de velours.

L'animal poussa un petit cri et se mit à ronronner tandis qu'Armand la caressait ; en même temps, il sentit en lui un agréable calme le gagner, son angoisse refluer, son moral remonter d'un cran, le vide de sa solitude se combler inexplicablement. L'âme ainsi apaisée, il somnola tranquillement et revécut, en songe, sa rencontre avec... Ceska.

C'est au retour de l'enterrement de Claire, au moment tant redouté de se retrouver seul face à son drame, qu'il l'avait découverte, assise tout contre l'encoignure de la porte, comme si elle n'attendait que lui pour pénétrer dans l'appartement. Fourbu par les fatigues de la journée, assommé par les condoléances, il avait ouvert ; elle n'avait esquissé aucun mouvement de recul, au contraire ; la queue dressée et ondulante, elle s'était glissée par la fente puis était allé renifler le paillasson sur lequel, chaque matin maintenant, elle se faisait consciencieusement les griffes.

Armand, encore abasourdi par son épreuve, s'était effondré dans un fauteuil sans prêter importance à cette discrète intrusion. Et il s'était servi un petit remontant afin de ne pas flancher maintenant que tout était presque fini. Ce fut quand l'alcool lui eut apporté un peu de réconfort dans la poitrine et dans le cœur qu'il remarqua le curieux comportement de l'animal. Contrairement à l'habitude d'un chat visitant pour la première fois un endroit méconnu, la bête n'avait pas fait l'état des lieux mais s'était comportée comme si tout lui était familier, depuis les pédales du piano jus­qu'à la porte de la chambre où Armand l'avait vue disparaître subrepticement. Et ce n'est qu'au moment de se mettre au lit, ayant presque oublié cette présence insolite, qu'il avait retrouvé le petit félin endormi sur la couverture, juste à la place de Claire. Il s'était glissé dans les draps sans la déranger et avait vite trouvé le som­meil en un repos réparateur et étrangement serein.

Depuis, la chatte n'avait plus quitté l'appartement et Armand avait pris cette cohabitation plutôt comme un soulagement, surtout du jour où il s'aperçut de l'effet antistress que semblait exercer à son endroit le petit animal.

L'adoption s'était faite tout naturellement. Renouant avec une pratique enfantine, il avait découpé des lettres dans le journal et les avait mélangées dans un chapeau. Puis, il en avait tiré cinq, l'une après l'autre : E, C, A, K, S. Réarrangé, cela avait donné Ceska, le nom de sa nouvelle compagne... Il n'en avait parlé à personne de peur que quelque maléfice vienne rompre le sortilège.

Et la vie avait repris, plutôt ambiguë, mais en tout cas tout aussi routinière, osmotique, les vrais problèmes restant toujours inabordés, l'homme et la bête vivant côte à côte comme le vieux couple qu'avait bien vite constitué Armand et Claire. Il lui arrivait même parfois de lui parler et là il n'avait naturellement pas à attendre de réponse, laquelle lui importait d'ailleurs si peu.

Quand il rentrait du travail, elle avait pris l'habitude de le fixer de ses beaux yeux verts. Armand comprenait de suite : il ouvrait le frigo et lui versait un peu de lait. Quand la chatte s'éloignait de son assiette, une goutte de liquide blanc perlait à son menton... Vite, elle récupérait cet ultime joyau avec sa langue râpeuse.

Armand émergea de ses cogitations. La nuit était tombée et il actionna l'interrupteur de la lampe. Ceska fit entendre un léger grondement et lui enfonça les griffes dans les cuisses en un mouvement qui voulait dire : « Reste comme ça, je suis bien. ».

L'homme pensa à Claire et fit un rapprochement : encore fillette, elle s'était coupé le dessus de l'oreille et jamais les deux parties disjointes ne s'étaient vraiment res­soudées. Or, Armand venait de découvrir que l'animal parachuté dans son exis­tence avait un stigmate similaire, certainement infligé par une bagarre avec un ma­tou...

Il n'osa aller plus loin dans ses supputations car il sentait sa raison tout doucement vaciller... comme une flamme dans un courant d'air.

Michel GRANGER


Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 6 novembre 1987.
Dernière mise à jour : 26 janvier 2011.


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