icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le plus beau des voyages

Quel enchantement !

Martine n’aurait jamais pensé qu'un tel endroit puisse exister. Et pourtant, ce n'est pas faute d'avoir voyagé : les Antilles avec Jet Tours, la Grèce avec le Club et bien d'autres destinations de rêve, elle connaît...

Ici, tout incite à l'émerveillement : le bleu du ciel d'une pureté sans égale, aucun bruit dissonant pour perturber l'ambiance mélodieuse venue de nulle part et de partout à la fois...

Martine se remémore son arrivée : elle fut accueillie comme une reine par des êtres extraordinaires, pétris de bienveillance et auréolés de sérénité. Chacun semble per­sonnifier le bonheur total, la félicité !

En vérité, la raison de sa présence ici lui échappe encore. N'était-ce l'absence de ses enfants... elle se sentirait parfaitement bien.

Le dernier souvenir qu'elle garde en mémoire, c'est la dispute qui l'a opposée à François, son époux, au sujet de ses escapades extraconjugales. Sa dernière maî­tresse, Laurence, a été la cause d'une scène de ménage sans précédent. Martine s'est précipitée dans la voiture, a pris la route en pleine nuit, quittant la ville. Et puis plus rien. Comme si le monde s'était arrêté là.

Soudain, derrière son amnésie, l'image de ses enfants s'inscrit en filigrane. On di­rait qu'ils lui parlent, mais seules leurs lèvres bougent : pas un mot n'en sort.

Martine se décide tout de même à faire quelques pas dans cette allée majestueuse sentant bon le jasmin et d'autres essences rares. Ses premières sensations sont bizarres et agréables à la fois. Ici, tout n'est que charme et poésie. Ses pas ne font qu'effleurer le sol, tant sa marche est légère. Une impression de flottement con­sé­cutive à la joie immense qui l'envahit tout entière...

De nouveau, l'hologramme de ses enfants chéris réapparaît. Elle n’arrive pas à voir où ils se trouvent. Et pourquoi donc ne sont-ils pas là avec elle ? Leur image floue contraste avec la netteté de tout ce qui l’entoure.

Ayant parcouru quelques mètres comme en apesanteur, elle remarque, au détour d'une allée, une personne qu'en temps normal elle a toutes les raisons de fuir. Laurence ! Oui Laurence, la cause voluptueuse de son algarade avec François. Un brusque élan la pousse vers sa rivale et l'invite à l'étreindre sans retenue. Et la conversation s'engage, exempte de toute animosité. C'est ainsi que Martine ap­prend que Laurence est là depuis quelque temps et installée à demeure. Car, plus on reste longtemps ici, lui a-t-elle dit, moins il est facile de faire demi-tour.

Il ne faut pas que je m'attarde, pense Martine, sinon mes enfants vont s'inquiéter. Au même instant, l'image fugace de ses deux fils la traverse à nouveau. Voilà qu'ils pleurent maintenant... Elle croit même les entendre crier : « Maman, maman, ma­man, re­viens ! »

La vision s'estompe pour être remplacée par un paysage idyllique, digne des contes de fées. Tout en devisant avec Laurence, elles ont, en effet, changé de secteur. A cet endroit, l'eau déborde de sources abondantes, le murmure des ruisseaux est un ravissement sonore surimposé à la musique environnante. Tout est fait, manifestement, pour que chacun se sente à l'aise.

A plusieurs reprises, elle a eu la curieuse impression de reconnaître, dans cette foule joyeuse et discrète qui la croise, un lointain sien ami, une relation plus ou moins chère. Et l'un après l'autre lui ont fait un petit signe de connivence, un clin d'œil de complicité. Tous semblent, en ces lieux paradisiaques, au comble du bien-être.

Au coin d'une voie oblique, Martine avise un autre personnage dont la présence l'emplit d'allégresse. Il s'agit de son père, ce père adoré qui lui a fait si souvent défaut. Ainsi, lui aussi est venu oublier les problèmes quotidiens dans cet Eldorado digne d'une terre promise.

Cette deuxième rencontre infiltre en Martine l’idée de ne plus jamais rentrer chez elle. Mais quelle n’est pas sa surprise lorsqu’elle distingue, un peu en retrait de son père, ses deux fils. Comme les autres fois, leur image est vague, incertaine et pâle. Cette vision persistante, faisant irruption par intermittence dans sa réalité, semble la rappeler à son devoir familial.

Puisque son père a toujours été de bon conseil, elle lui demande tendrement quelle conduite tenir. Hélas, il ne peut que confirmer les propos de Laurence : quand on de­meure un temps ici, rien ni personne ne peut vous en faire repartir.

Cette constatation de non-retour consterne Martine, mais la joie d'avoir retrouvé ce père adoré, adulé même, reprend vite le dessus. Celui qui, naguère, a su lui re­donner courage et confiance lors de ses premiers déboires sentimentaux. Il faut qu'elle le rejoigne juste après sa rupture avec François…, ce confident de son en­fance.

Elle n'ose pas le questionner sur les raisons de son départ, qui, à l'époque, l'avaient bien tracassée, parfois jusqu'au remord. Elle se souvient lui en avoir voulu longtemps quand le besoin d'une épaule réconfortante s'est fait inévitablement sen­tir...

Toute à sa retrouvaille, Martine quitte Laurence pour cheminer avec l'être qu'elle a aimé le plus au monde... Hormis ses propres enfants. Ses enfants... La vie est merveilleuse. Ses enfants... Enfin plus de soucis. Ses enfants... La haine n'existe plus. Ses enfants... ses enfants. Le mot guerre est inconnu tandis que paix et amour règnent en maîtres. Ses enfants…

Cette fois, un flash visuel plus net permet à Martine d'apercevoir des personnages inquiétants, tout de noir vêtus, auprès de sa progéniture. La scène paraît plus proche et elle entend quelqu'un dire : « Allez ailleurs, les enfants ! ».

Parvenant à remonter le flux de bonheur qui la submerge irréversiblement, Martine décide de faire marche arrière, rassemblant ses dernières forces vives.

Juste au moment où, franchissant la frêle barrière séparant la vie de la mort, elle se réveille à temps pour éviter que l’employé des pompes funèbres ne ferme dé­fi­ni­ti­vement sur elle le cercueil.

Elle vient d'effectuer, malgré elle, une excursion au pays de la mort, lieu méconnu s’il en est. Pas pour elle maintenant. Et l’éventualité d’y retourner ne l’effraie plus…

Michel GRANGER & Michel PIERRE

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 17 décembre 1988.
Dernière mise à jour : 22 mars 2011.


© Michel Moutet, 2018
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